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CHAPITRE 2 : LE TETRAGONE DES HOMMES

2.1.4 Younes l’hybride ; un héros tragique

Finalement, parmi les prétendants d’Émilie, il y a Younes, qui porte aussi le prénom de Jonas, le héros tragique par excellence. Il est le narrateur du récit et Émilie est follement amoureuse de lui.

Il a le teint hâlé, ses yeux sont bleus, il est grand et mince. Il est d’une beauté atypique, voire même hybride. En le regardant, on ne sait trop s’il est Arabe ou Français. Pendant toute son enfance, Younes vit à la campagne, mais un jour, les terres de son père sont brûlées et la famille doit aller s’installer dans la ville d’Oran. Le père de Younes n’est plus capable de subvenir aux besoins de ses proches, il confie alors Younes à son oncle, un pharmacien sympathique, un

106 CQJN, p. 142.

107 Lukacs, G., op. cit., p. 40.

homme bien intégré dans l’Algérie coloniale et marié à Germaine, une femme française. Younes grandit alors dans une Algérie européenne et il devient ami avec un groupe de français. Younes tombera amoureux d’Émilie, mais ayant eu une relation de nature intime avec Madame Cazenave, la mère d’Émilie (sans savoir que celle-ci était sa mère), il est contraint de s’éloigner d’Émilie contre son gré. Si nous suivons la réflexion de Lukacs basée sur la notion tragique du personnage de roman, nous pouvons ici établir un lien entre la relation de Younes et Madame Cazenave et le complexe d’Œdipe. Ne sachant pas qu’il passerait à côté d’Émilie, l’amour de sa vie, le personnage de Younes a eu une relation intime avec la mère de celle qui aurait pu être sa femme. Il ne se crèvera pas les yeux comme Œdipe (qui a couché avec sa mère et tué son père sans le savoir), mais il sera seul et malheureux pour le reste de son existence. Il y a cette fatalité qui demeure et que Lukacs exprime ainsi : « Le devoir être tue la vie et si le héros tragique ceint les attributs symboliques de la vie, c’est à seule fin de manifester dans la cérémonie symbolique de sa mort le dévoilement de la transcendance. »108 Émilie est amoureuse de Younes, et lui, ne pouvant lui exprimer son amour, préfère l'éviter. Les autres hommes en profitent pour tenter leur chance. Comme ils disent : « Si elle n'est à personne, elle est à tout le monde ». Cependant, en amour, il n'y a pas de partage possible, tout comme il n'y pas de partage possible pour deux nations qui sont amoureuses d'un même pays sur un même territoire. Le territoire à gagner est Émilie, et les occupants de ce territoire sont les prétendants avec leurs idéaux sur le monde. Et c'est par l’intermédiaire d'Émilie, la pierre angulaire du récit que les discours de chacun deviendront possibles. Émilie est la cause de conflits entre des amis et aussi entre les deux peuples, les prétendants français s’opposant à Younes l'Arabe. Younes change de nom, ce n'est plus Jonas, il devient Younes, c’est maintenant un obstacle pour conquérir le coeur d'Émilie et aussi une barrière. Il n'y a plus d'entente viable, l'amour à cinq ne peut exister, tout comme la cohabitation Français/Arabes dans un même pays est impossible à long terme : « La nécessité de se résigner au partage de l’Algérie au cas où les deux communautés musulmane et européenne ne parviendraient pas à s’entendre a été plusieurs fois envisagée du côté français depuis le début de la rébellion. Cependant la question de savoir si une telle partition est géographiquement et économiquement possible demeure controversée ».109 Il finira par lui avouer son amour bien trop tard, puisque celle-ci sera déjà mariée avec Simon, l’ami de Younes. Parfois Younes, parfois

108 Lukacs, G., op. cit., p. 40.

109 Jacob, A. (1960). Le partage de l’Algérie est-il possible? Le Monde diplomatique, extrait d’archives de mai 1960, p. 6. Repéré à http://www.monde-diplomatique.fr/1960/05/JACOB/23606

Jonas, le personnage principal du roman de Khadra est en constante crise identitaire : « Le dualisme de prénom accordé par l’auteur au personnage principal, alternativement surnommé Younes ou Jonas rappelle sans cesse cette impossibilité d’une égalité véritable entre européens et indigènes. Younes alias Jonas est déchiré par cette double appartenance, générée par ses origines et ses fréquentations européennes. »110 Younes est non seulement témoin d’une Algérie en plein changement, mais il incarne ce changement et cette tension. Le monde comme il le connaissait n’existe plus, et il doit composer avec les déchirements de la guerre où il perdra des amis et ce qui aurait pu être l’amour d’une vie. Il quittera la campagne pour la ville, la pauvreté pour l’aisance, un monde de paix pour un monde de guerre. Ce qui fait de Younes un personnage profondément nostalgique, mélancolique et tragique.

Deuxième partie : Les personnages masculins dans Nedjma et Ce que le jour doit à la nuit; entre tragédie et polyphonie

Dans Nedjma de Kateb Yacine : « La chambre qu’occupent Mourad et Rachid est moins endommagée par la pluie que celle où Mustapha est installé avec Lakhdar; aussi dorment-ils tous ensemble ». 111 Les liens qui unissent les personnages de Kateb Yacine sont encore plus forts que la relation d’amitié qui existe chez les quatre prétendants de Yasmina Khadra. Les filiations tribales et familiales qui unissent Mourad, Lakhdar, Rachid et Mustapha sont ancestrales. Ils sont tous descendants de la tribu de Keblout : « Mourad et Lakhdar sont frères, cousins de Rachid et de Mustapha à un moindre degré. L’amitié vient renforcer les liens tribaux ».112 Les descriptions physiques et psychologiques des personnages de Yasmina Khadra sont beaucoup plus équivoques que celles de son prédécesseur Kateb Yacine. Nous mettrons en lumière les quatre jeunes gens chez Kateb Yacine et verrons les rapprochements que nous pouvons établir avec les personnages de Khadra en prenant soin d’avoir comme assise théorique La théorie du roman de Georg Lukacs pour développer davantage sur nos personnages et Esthétique et théorie du roman de Michaïl Bakhtine pour ce qui est du discours polyphonique émis par nos protagonistes. Michel

110 Bret, S. (2012, 12 octobre). Ce que le jour doit à la nuit Yasmina Khadra [Billet de blogue]. Repéré à http://www.lacauselitteraire.fr/ce-que-le-jour-doit-a-la-nuit-yasmina-khadra

111 Nedjma, p. 28.

112 Arnaud, J., op. cit., p. 285.

Aucouturier, auteur de la préface d’Esthétique et théorie du roman déclare, en parlant de Dostoïevski, que : « […] loin de faire du personnage un « il » enfermé dans un réseau de déterminations (la nature humaine, le type social, le caractère psychologique), il en fait un « tu », une liberté. Au lieu de le déterminer, il l’interroge, le provoque, l’écoute ». 113