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CHAPITRE 1 : L’HENAGONE DES FEMMES

1.2.3 Caractéristiques physiques et psychologiques d’Émilie

Émilie est pour Yasmina Khadra ce qu’est Nedjma pour Kateb Yacine. D’un point de vue romanesque, les deux personnages sont équivalents, les deux histoires tournent autour d’elles.

170 pages sur les 413 du roman sont consacrées à des chapitres intitulés Émilie dans le roman de Khadra. Émilie ne donne pas son nom au roman comme Nedjma, mais elle en représente pour le moins un personnage phare. Tout comme Nedjma, elle est davantage un symbole qu'un personnage à part entière ; nous développerons davantage cette question du symbole plus loin dans ce travail.

Émilie Cazenave n’est pas une métisse : elle est née d’une mère et d’un père français, et elle est très belle. Contrairement à Nedjma, son apparition est dévoilée assez tôt dans le roman, car Younes connaît Émilie depuis l’enfance. Il sera intéressant ici de mettre en parallèle les apparitions des deux femmes de nos deux romans et de commenter les premiers mots qui sont utilisés pour parler d’elles. Voici comment est décrite Émilie lors de sa première apparition dans

62 Hamon, P., op. cit., p. 61.

63Benhaimi, L. (2011). Le mythe de la femme fatale dans Nedjma de Kateb Yacine, p. 129. Repéré à http://gerflint.fr/Base/Algerie13/benhaimi.pdf

64 Nedjma, p.148.

le roman de Khadra :

La fille était d’une beauté à couper le souffle! […] De temps à autre, elle disparaissait derrière les ombres qui se contorsionnaient autour d’elle puis réapparaissait dans toute sa majesté, telle une nymphe sortant du lac.65

Émilie est d’une grande beauté, elle suscite l’admiration de ses prétendants qui tombent sous son charme dès qu’ils l’aperçoivent. À la manière de Nedjma, elle semble sortie de nulle part quand elle arrive comme une enchanteresse dans le village de Rio Salado : « Regarde-moi ces yeux plein de mystère. Je parie qu’ils sont aussi noirs que ses cheveux. Et son nez! Admirez-moi ce nez. On dirait un bout d’éternité.66

La première apparition de Nedjma est beaucoup plus subtile, nuancée, voire presque inexistante, elle passe comme une ombre, une femme inconnue, une silhouette trop lointaine pour pouvoir être bien définie :

Ni lui ni elle ne savent qui ils sont ; cette distante rencontre à la vanité d’un défi.

Mustapha ne se retournera plus, jusqu’au terminus, mais verra encore la villa, encore la terrasse et la femme aux cheveux fauves dominant la pelouse : ce tableau vivant fondra sur lui jusque dans le tramway, à la station finale où il reste seul […] Pays de mendiants et de viveurs, patrie des envahisseurs de tout acabit, pense Mustapha, pays de cagoulardes et de femmes fatales…67

D’un point de vue psychologique, Émilie ne s'exprime pas, elle n'a pas de discours particulier sur la situation politique et sociale de son contexte. Elle inspire néanmoins l'expression d'idéaux autour d'elle. Comme elle n'a pas de discours, on s'exprime à travers elle. Comme chez Nedjma, une série de personnages masculins gravite autour d'elle, Émilie sert de prisme optique, là où convergent toutes les opinions. À la fois belle et désirable et d'un autre côté, séductrice et indifférente, Émilie devient source de convoitises et de conflits entre des amis de longue date, elle réunit ses prétendants pour mieux les séparer : « Inséparables comme les « quatre branches d’une fourche, ils le demeureront jusqu’à l’apparition d’Émilie, une jeune fille aux « yeux noirs

65 CQJN, p. 207.

66 Ibid., p. 208.

67 Nedjma, p. 71-73.

et intenses » qui va semer le trouble et le désordre au sein du petit groupe ».68 Son amour pour Younes sera source de discordes entre les amis. Émilie est follement amoureuse :

Dis oui, Younes. Dis que tu m’aimes autant que je t’aime, que je compte pour toi autant que tu comptes pour moi, prends-moi dans tes bras et garde-moi contre toi jusqu’à la fin des temps…Younes, tu es le destin que j’aimerais vivre, le risque que j’aimerais courir, et je suis prête à te suivre au bout du monde… Je t’aime…Il n’y a rien ni personne d’aussi essentiel à mes yeux que toi…Pour l’amour du ciel, dis oui... ». 69

Dans cet extrait, nous voyons clairement toute la force du dévouement amoureux d’Émilie envers Younes. Selon Émilie, la femme aime plus que l’homme, du moins elle aime mieux. Les hommes aiment d’un amour possessif, contrôlé. Les femmes aiment d’un amour pur et sans limites, il y a quelque chose de divin, de sacré quand une femme aime un homme. L’oncle de Younes lui dit d’ailleurs ces quelques mots: « Si une femme t'aimait Younes, si une femme t'aimait profondément, et si tu avais la présence d'esprit de mesurer l'étendue de ce privilège, aucune divinité ne t'arriverait à la cheville ».70 Pour pouvoir vivre pleinement son amour avec Younes, Émilie est prête à l’abandon complet de soi. Elle supplie Younes de l’aimer. Avec lui, elle n’est plus une femme fatale, la seule fatalité qui puisse lui rester c’est le fait que son amour pour Younes est impossible. Il ne pourra jamais lui dire qu’il a été contraint de l’aimer librement et Émilie ne saura jamais pourquoi l’amour de sa vie lui échappe sous ses yeux.

68 Rousseau, C. (2008, 9 septembre). Ce que le jour doit à la nuit, de Yasmina Khadra, l’amour pluriel de l’Algérie.

Le monde des livres. Repéré à http://www.lemonde.fr/livres/article/2008/10/09/ce-que-le-jour-doit-a-la-nuit-de-yasmina-khadra_1104798_3260.html

69 CQJN, p. 277.

70 Ibid., p. 267.

« Toi qui soulèves les tempêtes Qui tourmente le genre humain Être ou chimère inconcevable Abîme de maux et de biens Seras-tu donc toujours la force inépuisable De nos mépris et de nos entretiens » J.J Rousseau

Troisième partie : Le mythe de la femme fatale

Nous entendons par mythe, une personne, un événement ou une chose qui a au fil du temps fait partie de l’imaginaire collectif. Dans la civilisation indo-européenne, les mythes sont compréhensibles par des gens ayant les mêmes référents culturels, par exemple le mythe de Sisyphe, le mythe de Narcisse, la mythologie grecque, et dans notre cas, le mythe de la femme fatale qui surgit au XIXe siècle : « C’est dans un monde entre deux mondes, dans le cadre paradoxal d’une société bourgeoise qui a détruit l’Ancien Régime mais aspire à un ordre stabilisé, dans cet univers où l’honnêteté des femmes honnêtes est sans cesse menacée, que surgit la femme fatale […] ».71 Voici quelques citations éparses qui nous informent sur la question du mythe en général et plus précisément sur le thème du mythe de la femme fatale :

Le mythe selon Gilbert Durand est “un système dynamique de symboles, d’archétypes et de schèmes, système dynamique qui, sous l’impulsion d’un schème, tend à se composer en récit (1992, p. 64)”. Les schèmes dont parle Durand se définissent par des généralisations dynamiques et affectives de l’image. Ce sont de ces schèmes que naissent les archétypes, définis par Jung comme des “images générales”, “potentialités fonctionnelles” qui “façonnent inconsciemment la pensée”.72

Il n’est pas indéniable que la figure de la femme séductrice maléfique soit aussi ancienne que l’humanité, on peut citer Lilith, la première femme d’Adam dans la tradition juive, qui depuis les débuts de l’écriture dans la période sumérienne, représente la féminité démoniaque, ou encore Ève, la femme tentatrice et corruptrice.

On trouve également dans cette catégorie Circé, Dalila, Cléopâtre, Salomé, Hélène de Troie... 73

71 Luisa A., op. cit, p.158. Repéré à http://www.seer.ufrgs.br/cadernosdoil/article/viewFile/31631/pdf

72 Idem.

73 Idem.

[…] La femme dangereuse y prend l’inquiétant visage de la “demi-mondaine”, de celle qui n’appartient ni au monde des prostituées, ni à celui des femmes honnêtes, ni tout à fait au monde des travailleuses, ni tout à fait encore à celui des femmes entretenues. Ni mère, ni épouse, ni prostituée, elle apparaît simplement comme femme ».74

Nous verrons comment Nedjma et Émilie correspondent à ce mythe de la femme fatale et de quelle manière elles unissent et divisent les hommes qui les courtisent.