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2. PARTIE CONTEXTUELLE 23 !

2.3. Le travailleur étranger en Suisse 57!

2.3.1. Le XX ème siècle, de crise en surchauffe 57!

La Suisse est un pays d’immigration qui s’est toujours ignoré – et qui s’ignore encore (Piguet 2009 [2004]). Pourtant, proportionnellement, elle maintient sur son sol plus d’étrangers que ne le font les États-Unis – pays s’affirmant comme destination d’émigration 43. Depuis le XIXème siècle, la question de l’invasion étrangère en Suisse déteint sur la légitimation de n’appartenant pas aux locaux au sein des universités nationales et sur le marché de l’emploi. Elle s’explique en partie par des raisons structurelles. Après 1848, des artisans qualifiés en provenance de pays limitrophes s’installèrent dans les premières villes industrielles de Suisse pour créer des entreprises. Nestlé – fondée par un Allemand, Henri Nestlé – diffuse une image de swissness autour de la planète et Ludwig Knie – fondateur du cirque national – a été naturalisé au début du XXème siècle (Talerman 2009, Berger 2013).

Au XIXème siècle, les ouvriers sur le sol suisse étaient majoritairement de nationalité italienne. La Convention entre la Suisse et l’Italie, datant du 22 juillet 1868, témoigne de l’extraordinaire libéralisme du moment (Piguet 2009 [2004], p. 13). Elle assurait un traitement égal entre les Italiens et les nationaux : « les citoyens de chacun des deux États, ainsi que leurs familles, pourvu qu’ils se conforment aux lois du pays, pou[vaient] librement entrer, voyager, séjourner et s’établir dans chaque partie du territoire ». Après la Première Guerre mondiale, le taux d’étrangers en Suisse chuta de deux tiers et en 1931, une Loi fédérale sur le séjour et

l’établissement des étrangers (LSEE) fut promulguée, liant pour la première fois permis de

séjour et permis de travail 44. De cette loi résultaient trois statuts régulant le séjour des non- nationaux : le statut de saisonnier, le permis annuel B et le permis d’établissement C. Par un « principe de rotation », elle assurait le caractère réversible des séjours de ceux que l’on appelait les Gastarbeiter, littéralement les travailleurs invités (Bolzman 1996, p. 391).

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« Les pays d’immigration hautement développés peuvent utilement être classés en trois catégories : les importateurs de main-d’œuvre postcoloniaux (la Grande-Bretagne, les Pays-Bas et la France) forment un groupe ; les pays qui ont tenté de s’en tenir à des « modèles de travailleurs migrants » et qui cultivent l’illusion de ne pas être des pays d’immigration (l’Allemagne, la Suisse, la Belgique) forment le deuxième groupe, tandis que les pays qui ont opté pour des politiques d’établissement permanent forment un troisième groupe » (Castle 1994, p. 377).

Au début des années 1960, l’économie suisse battait son plein au point que l’on craignit une

surchauffe (Piguet 2009 [2004], p. 21). Des mesures de plafonnement furent proposées par ceux

qui – prévoyant l’inflation – imputaient aux travailleurs étrangers une trop forte consommation (biens, services, logements). C’est la diffusion d’un premier discours au sujet de l’Ueberfremdung, « la menace de surpopulation étrangère » (op. cit., p. 134) 45. Par un Arrêté

fédéral du 9 janvier 1965, le Conseil Fédéral imposa une réduction du personnel étranger à 5%

dans les entreprises, mesure doublée d’une interdiction de tout accroissement de l’effectif total des travailleurs. En mai 1969, une initiative populaire lancée par le parti Action Nationale contre

la pénétration étrangère, connue sous le nom de son instigateur, James Schwarzenbach, proposa

que :

Dans aucun canton, le nombre d’étrangers ne [soit] supérieur à 10 % (à l’exception de Genève où la limite est de 25%). [Et qu’] aucun citoyen suisse ne [doive] par ailleurs pouvoir être congédié aussi longtemps que des étrangers de la même catégorie professionnelle travaillent pour son employeur (op. cit., pp. 28 – 29).

Rejetée à 54%, cette initiative fut néanmoins « responsable de l’adoption d’une politique de plafonnement global » des étrangers « reposant sur des quotas d’admission annuels » (ibid.).

Après le premier choc pétrolier de 1975, la Suisse fit état d’un taux de chômage excessivement bas. Ce taux s’explique par la fonction d’amortissement conjoncturel joué par les travailleurs saisonniers et les frontaliers qui avaient perdu leur travail, mais qui n’apparaissaient pas dans les chiffres (op. cit., p. 38). Lors du ralentissement conjoncturel de 1993, le même phénomène se produisit avec des travailleurs portugais et yougoslaves 46.

A partir des années 1980, les motifs d’immigration se sont diversifiés. Au-delà des personnes venues par le biais du regroupement familial, on observe l’arrivée de rentiers aux revenus suffisants pour vivre en Suisse, d’étudiants étrangers, de réfugiés et de cas humanitaires, de fonctionnaires internationaux et de diplomates (op. cit., p. 50). L’évolution de cette immigration non économique aura pour effet de diminuer l’impact des contingentements et, contrairement aux mouvements de travailleurs, elle continuera en période de basse conjoncture. Beaucoup moins contrôlable puisqu’engendrée par de multiples facteurs pull and push, elle fait craindre à

45

Pour Ueberfremdung, voir note 22.

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La provenance nationale des immigrants se diversifiant dans les années 80, parler une langue nationale est devenu un critère pour l’obtention de la nationalité suisse (Arlettaz 2013).

certains que ses coûts – liés à des difficultés d’intégration – n’effacent les bénéfices économiques que l’on reconnaissait jusque-là à l’immigration de main-d’oeuvre.

2.3.1.1. La Suisse et l’Europe, la crainte de l’isolement

Entre 1985 et 1990, 26 pays européens mettent en place un dispositif de surveillance commun du nom d’Espace Schengen et la Suisse – par sa situation géographique et ses intérêts commerciaux – ne pouvait pas rester à l’écart. Après le rejet de son entrée dans l’Espace économique européen (EEE) en 1992, sept accords bilatéraux se sont conclus avec l’UE en 1997.L’un de ces Accords stipule l’introduction progressive de la libre circulation (ALCP) des ressortissants suisses et de ceux des États membres de la Communauté européenne (CE).

De la proximité culturelle au niveau de qualification

Mandaté par le Conseil suisse de la science pour examiner « le phénomène de la société multiculturelle », le sociologue zurichois Hans-Joachim Hoffmann-Notwotny – l’un des théoriciens de la migration les plus connus du monde germanophone – publia un rapport intitulé : Chancen und Risiken multikultureller Einwanderungsgesellschaften en 1992 47.Dans ce rapport, il évalue les avantages et les désavantages liés à l’immigration pour un pays comme la Suisse (Castle 1994, p. 371). La culture, pour lui, est un important facteur d’intégration. Ainsi, « plus la distance culturelle des immigrants par rapport à la société d’accueil est grande, plus l’assimilation des individus à intégrer est difficile » (Caloz-Tschopp 1996, p. 398). Assimilation et acculturation sont, à son avis, des concepts équivalents – signifiant l’abandon progressif de la culture d’origine pour l’adoption d’une nouvelle identité ethnique. Le maintien de l’identité culturelle d’origine pour un immigrant n’est donc pas désirable, dans la mesure où elle accentuerait sa marginalisation sociale (Bolzman 1996, pp. 385 – 386). L’auteur en conclut que « l’immigration en provenance du Tiers-Monde conduit inévitablement à des sociétés aux

cultures incompatibles » (Castle 1994, p. 372 cite le Rapport de Hoffmann-Notwotny 1992,

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La notion de pays éloigné avait été introduite en 1964. Les pays éloignés étaient ceux dont il ne valait mieux pas recruter des travailleurs (Turquie, Grèce, Yougoslavie, mais pas le Canada ou les USA).

p. 26, nos italiques) 48. Cette thèse a influencé une vision politique qui – matérialisée par la politique des cercles – verra l’apparition de deux catégories d’étrangers en Suisse.

Le modèle des trois cercles

A partir de 1992, le recrutement de main-d’œuvre étrangère devait respecter des critères de sélection basés sur la proximité géographique et culturelle. Le cercle intérieur – régulé par l’ALCP – regroupait les membres de la Communauté Européenne et les pays de l’AELE. Le cercle médian comprenait des pays hors CE et AELE où le Conseil Fédéral souhaitait néanmoins pouvoir recruter de la main-d’œuvre dans le cadre d’une politique restrictive: le Canada, les USA et certains pays d’Europe centrale, et de l’Est qui n’étaient pas encore entrés dans l’Union. Le cercle extérieur était constitué de tous les autres pays dont on disait qu’aucun immigrant ne pouvait être accepté, sauf dans le cas exceptionnel d’un spécialiste hautement qualifié. Le modèle des trois cercles était la solution de compromis trouvée en matière de politique migratoire entre les entreprises suisses – recrutant traditionnellement dans le bassin européen – et les branches internationales ayant recours à des spécialistes hautement qualifiés, pour qui l’on ouvrait exceptionnellement la porte du marché du travail extra-européen. Aux partis politiques, dont la lutte contre l’immigration avait traditionnellement été le cheval de bataille, on garantissait ainsi une « migration culturellement invisible » dans « un nouveau contexte international de rapprochement avec la communauté européenne » (Piguet 2009 [2004], p. 59).

Le modèle des deux cercles

Après quelques années de fonctionnement, le modèle des trois cercles est attaqué sur deux fronts. D’une part, les milieux professionnels désirant élargir leur bassin de recrutement à l’international et d’autre-part la Commission fédérale contre le racisme. Pour cette dernière, le critère de proximité / distance culturelle pose problème.

48

Hoffmann-Notwotny, H.-J. (1992). Chancen und Risiken multikultureller Einwande-rungsgesellschaften, Berne, Conseil Suisse de la science, FER-Bericht, n° 119.

Pour être reconnu comme appartenant au deuxième cercle, selon ce critère, un pays devait :

- respecter les Droits de l’homme ;

- présenter un milieu culturel aux conditions de vie proches des nôtres (ayant un caractère européen au sens large) ;

- nourrir des relations commerciales solides avec la Suisse et avoir une tradition de bonnes relations de recrutement de main-d’œuvre (Piguet 2009 [2004], p. 61).

Une nouvelle commission formée de spécialistes des migrations issus des milieux universitaires recommande, dans un rapport publié en 1997, de substituer le modèle des trois cercles par un système de permis à points. Selon ce système, déjà en vigueur en Australie et au Canada, l’immigrant ne serait plus sélectionné en fonction de son origine géographique mais selon ses qualifications individuelles (degré de formation, expérience professionnelle, âge, connaissances linguistiques).

A la fin de l’année 1998, le modèle des trois cercles fut abandonné, mais non pour le système de permis à points, jugé trop complexe. Ce dernier influencera, néanmoins, la nouvelle Loi sur l’immigration (LEtr), destinée à remplacer la LSEE de 1931, visant à privilégier le niveau de qualification comme critère d’admission pour les ressortissants de pays non membres de l’UE (LEtr, articles 23 al. 1 et 2) 49:

Seuls les cadres, les spécialistes ou autres travailleurs qualifiés peuvent obtenir une autorisation de courte durée ou de séjour. [...] La qualification professionnelle de l’étranger, sa capacité d’adaptation professionnelle et sociale, ses connaissances linguistiques et son âge doivent en outre laisser supposer qu’il s’intégrera durablement à l’environnement professionnel et social (op. cit. p. 117).

C’est la naissance du modèle des deux cercles avec un cercle intérieur constitué, comme dans le premier modèle, des membres de l’UE et de l’AELE, et un cercle extérieur comprenant toutes les autres nationalités. Le critère de distinction de la « proximité culturelle » est remplacé par celui du degré de qualification 50. La LEtr démultiplie les statuts de séjour de courte durée (un an au plus), et participe à la formation de « nouvelles circulations migratoires », les Global

Nomaden (Zürcher 2008, p. 14). Ces nouvelles formes de mobilité concernent les cadres de

49 Loi fédérale sur les étrangers (LEtr) de 1998. http://www.admin.ch/opc/fr/classified-compilation/20020232/

index.html ; entrée en vigueur en 2008.

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Le processus de naturalisation, d’ailleurs, est en train d’être modifié par le Conseil national en ce sens. Alors que jusqu’à présent l’on exigeait des candidats de savoir parler une langue nationale, la volonté est aujourd’hui qu’ils sachent l’écrire (Berger 2013).

firmes multinationales, les artistes, les scientifiques ou les étudiants. Malgré des soft factors attrayants comme la qualité de vie, la beauté de la nature, les systèmes de santé et scolaires, ces migrations correspondent à de nouvelles formes d’instabilités rendant impossible la conception de projets à long terme dans le pays d’accueil.