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XII RENOIR

Dans le document MISIA par Misia Sert (Page 157-166)

Peu après notre installation rue de Rivoli, Renoir voulut de nouveau faire un grand por-trait de moi dans une robe rose. Le pauvre homme était à ce moment-là déjà presque pa-ralysé par son rhumatisme déformant. Dès huit heures et demie du matin mon concierge aidait Gabrielle, son inséparable bonne, à introduire dans l’ascenseur son fauteuil à roulettes et il arrivait dans mon boudoir où l’attendait son chevalet et tout son attirail de peinture. Ga-brielle fixait son pinceau à l’aide d’un élastique dans sa main toute nouée par le rhumatisme et se mettait à donner son opinion sur le travail du maître. Renoir n’y prêtait pas la moindre

at-tention et commençait à peindre en m’atten-dant.

J’étais prête vers dix heures, généralement, et m’installais sagement, avec ma robe rose et ma frange de cheveux sur le front, pour re-prendre la pose dans le grand fauteuil. La lu-mière était excellente dans cette petite pièce, tendue de soie verte, qui s’éclairait par deux fe-nêtres surplombant le jardin des Tuileries.

Les yeux mi-clos, l’un toujours un peu plus ouvert que l’autre, le beau vieillard à barbiche blanche mélangeait amoureusement les cou-leurs. Seul l’amour pouvait engendrer ces roses d’une qualité de nacre qui naissaient sous son pinceau. Il se tenait tout droit dans son chan-dail gris. Coiffé de l’éternelle et familière petite casquette cycliste qu’il ne quittait jamais.

Tandis que les conseils et les critiques de Gabrielle s’égrenaient inlassablement en sour-dine, Renoir me parlait de la Commune. C’était son thème favori. Pendant des heures il

pou-vait, bout à bout, évoquer ses souvenirs de cette époque qui lui tenait à cœur. Puis, tout à coup, s’arrêtant de peindre, il me suppliait d’ouvrir un peu plus mon décolleté. – « Plus bas, plus bas, je vous en prie, insistait-il – pour-quoi mon Dieu ! ne laissez-vous pas voir vos seins ?… c’est criminel ! »

Je le vis, plusieurs fois, sur le point de pleu-rer à propos de mes refus. Personne mieux que lui ne sut apprécier le grain d’une peau ni lui donner, en peinture, cette transparence de la perle fine. Après sa mort, je me suis sou-vent reprochée de ne l’avoir pas laissé voir tout ce qu’il voulait. Ma pruderie me semble ré-trospectivement bien sotte, s’agissant du tra-vail d’un artiste dont l’œil exceptionnel souf-frait tellement qu’on lui refusât de voir ce qu’il devinait beau.

Pendant nos séances de pose, Renoir ne to-lérait aucune interruption. S’il me fallait abso-lument recevoir quelqu’un au cours d’une de ces matinées qui lui étaient consacrées, il

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sait rageusement rouler son fauteuil dans un coin éloigné de la pièce où il restait à bou-der sans desserrer les lèvres jusqu’au départ de l’intrus.

L’évolution de la jeune peinture l’intéressait chaque année davantage. Bonnard et Vuillard étaient devenus ses amis. Mais le nom seul de Picasso le faisait sauter en l’air. Il refusait d’en-tendre parler de lui et piquait de véritables co-lères contre ceux qui le prenaient au sérieux.

La somme du travail accompli par Renoir pour un portrait était considérable. Les sept ou huit qu’il fit de moi nécessitèrent trois séances par semaine pendant au moins un mois. Et une séance durait, pour lui, la journée entière, car il restait déjeuner à la maison et lorsque je ren-trais à la fin de l’après-midi il était encore là, à profiter du soleil jusqu’au déclin du jour.

À peine avait-il fini un portrait qu’il imagi-nait déjà comment il aimerait en faire un

nou-veau, avec quelle robe et dans quelle pose.

Gentiment il me réclamait à la campagne :

« Venez, m’écrivait-il(4), et je vous promets que dans le 4eportrait je tâcherai de vous rendre encore plus belle. Moi je vais bien et j’irai encore mieux si vous pouvez venir me voir à Essoyes cet été. En attendant je tra-vaillerai, avec un modèle délicieux que m’a envoyé Vallotton. Donc maintenant pour m’écrire : Essoyes-Aube. Je ferai mon possible pour vous faire voir des choses amusantes et on mangera le mieux possible. »

Je ne pus aller le retrouver à Essoyes, mais, en revanche, je m’arrangeai pour le revoir l’an-née suivante à Nice où il entreprit de nouveau un important portrait. Bonnard qui l’admirait très sincèrement m’écrivit à ce moment :

« Je sais par nos amis que vous êtes dans la région de Nice comme vous l’aviez projeté, et que vous vous êtes rencontrée avec le bon

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grand Renoir devenu votre heureux peintre.

On dit les merveilles de ce qui en est résulté.

Je le crois volontiers. Je pense aussi que cela a dû vous intéresser de l’entendre bavarder. Au moins c’est un homme qui sait ce qu’il aime.

Je ne peux pas encore en dire autant. Ce-pendant il y a du progrès. Je mène cette année une existence beaucoup plus personnelle. Je suis installé chez moi avec déjeuner fait dans mes casseroles et je choisis, de temps en temps, le coin ami où j’irai passer une soirée.

Le travail n’est pas mauvais et c’est le princi-pal ; tous les jours, je crois découvrir la pein-ture. C’est une illusion qui en vaut une autre et me fait, en somme, passer le temps pas trop mal… »

Une des bêtes noires de Renoir était le peintre Degas avec qui il avait d’affreuses dis-putes. La plus violente avait éclaté à propos de Julie Manet dont Degas était le tuteur. Sur les conseils de Renoir et de Mallarmé, elle avait

voulu organiser une exposition des Œuvres de Berthe Morizot. Degas, dont le caractère pou-vait être effrayant, dit les pires horreurs à Re-noir. Quant à Mallarmé, digérant mal les in-jures, il écrivit à l’irascible tuteur une belle missive qui se terminait par : « … et d’ailleurs, cher ami, je vous dis mer- » (en tournant la page on pouvait lire encore « -ci beaucoup »).

Il était enchanté de cette trouvaille !

Lorsque je voulais faire plaisir à Renoir, je l’emmenais aux spectacles de Diaghilew. Il s’était pris de passion pour les ballets russes et d’une grande admiration pour Serge. Je m’ar-rangeais, quand il venait, pour avoir la loge près de l’escalier afin que son transport ne fût pas trop compliqué. Il s’installait là, tout droit avec sa petite casquette et ne perdait pas un instant de la représentation, s’amusant comme un enfant. Karsavina surmontée d’une aigrette pouvait le faire applaudir inlassablement. Tout l’aspect oriental des décorations de Bakst et de Benois l’enchantait. Schéhérazade, par

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exemple, l’avait enthousiasmé. Et Diaghilew était toujours excessivement sensible à son ap-probation.

Ce n’est pas le trait le moins curieux du ca-ractère de Renoir que l’estimation qu’il faisait du prix de sa propre peinture.

Lorsque le portrait à la robe rose avait été achevé, je lui envoyai un chèque en blanc, le priant d’écrire dessus la somme qu’il voudrait, et lui rappelant qu’Edwards était un homme riche. Je fus réellement fâchée en apprenant qu’il n’avait pris que 10.000 francs.

« C’est un très gros prix, Misia, me dit-il gravement. Il n’y a pas un tableau d’un peintre vivant qui vaille plus que cela. »

Apprenant un beau jour que le grand por-trait qu’il avait fait de la famille Charpentier avait été vendu 50.000 francs au Métropolitan Muséum, il entra dans une immense colère.

— À moi ? hurla le pauvre Renoir, trois cents francs plus le déjeuner ! »

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« Et combien vous l’avait-on payé ? lui de-mandai-je.

XIII

Dans le document MISIA par Misia Sert (Page 157-166)

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