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Le point de vue et la « discrétion » du montage de la performance : DkBK 74

3.   Le geste cinématographique de performance : approche matérielle de la performance

3.3   Esthétique documentaire du film de performance 61

3.4.1   Le point de vue et la « discrétion » du montage de la performance : DkBK 74

La pratique d’Ulay, en tant qu’artiste de performance, a plus souvent été rattachée à la pratique de l’art vidéo qu’à celle du cinéma. Ainsi, malgré le fait que l’essentiel de la performance ait été traité avec support filmique, le Super 8, il semblerait que l’attache du performeur à la Studiogalerie de Mike Steiner à Berlin, spécialisée en art vidéo, ait été suffisante pour l’identifier à cette pratique. Dans le cadre de l’exposition qui était dédiée à cette galerie, présentée en 2011-2012 à la Hamburger Bahnhof de Berlin, le film de l’artiste trouvait ainsi sa place à côté d’autres œuvres qui, bien qu’elles furent toutes produites et diffusées par Steiner, ne partageaient pas le même travail de découpage, de montage, bref de formalisme expressif. Essentiellement, la majorité de ces œuvres ne montraient presque aucun travail de montage et, somme toute, répondaient donc d’un traitement pour le moins classique de la documentation de performance, qui relevait plus de la captation que de tournage. Selon la cinéaste Babette Mangolte, connue pour sa collaboration avec Marina Abramović, « l’artiste de performance est le maître de la structure de la performance originale, à laquelle le réalisateur doit adhérer sans la trahir. Les digressions ne se justifient pas ici ; elles sapent le sens de la performance et de la centralité du corps du performeur » (2015, p. 168). En ce sens, un film « adéquat » semble être, pour la cinéaste, celui qui n’est que la béquille mnésique à la performance, qui répond à une logique classique et représentative plutôt qu’expressive. Conséquemment, c’est la passivité du dispositif enregistrant de la machine55 qui est entretenue. Une intervention juste tiendrait dans un montage invisible ou dans une série d’effets minimes, « la seule réflexion possible […] — un fondu ici, une pause là, une modification du point de vue sonore affectant l’espace » (ibid.) La conception documentaire de la cinéaste ne se limite finalement qu’à l’effacement du dispositif cinématographique : au mieux, les interventions du cinéaste seront absentes ; au pire, elles seront minimales et imperceptibles. Nous avons d’ores et déjà démontré la faiblesse de prétendre à une théorisation universelle de la performance, selon laquelle toute intervention de médiation corromprait la beauté et l’unicité du geste performatif : les idées préconisées par Mangolte ne participent pas à une ouverture des pratiques et contribuent à l’aplanissement d’un travail

55 Voir à ce sujet le prologue « Une fable contrariée », dans La fable cinématographique de Jacques Rancière (2001, p. 7-27).

souvent exhaustif de mise en forme de la performance. Nous l’avons vu, DkBK rompt avec l’idée de la fixité du dispositif d’enregistrement et, dans sa mobilité d’action, engage l’équipe du tournage dans un devenir-actif du film, qui ne saurait se limiter à la performance. Nous allons à l’encontre de l’argument donné par la cinéaste au sujet du montage et nous affirmons au contraire que, tel qu’en donne l’exemple le film d’Ulay, le tournage de l’action et certaines opérations sur les images contribuent au devenir actif de la documentation et en co-constituent l’œuvre.

Effectivement, c’est en partie par le montage qu’est mise en relief l’activité du performeur et de ses collaborateurs dans l’action. Tel que nous l’avions vu dans le point dédié à la documentation de la performance, DkBK consiste essentiellement en une filature du performeur : ainsi filmée à distance, le spectateur conçoit la performance dans son ensemble et non dans son détail tant le point de vue du caméraman est limité. Ce point de vue ne peut être total, ce qui s’explique par le fait que Schmidt-Reitwein suit l’action à distance, dont le champ est souvent visuellement obstrué de voitures, de passants, d’immeubles. Un autre exemple de contrainte du tournage des images peut être relevé alors que le gardien de sécurité de la Neue Nationalgalerie intervient auprès d’Abramović pour lui interdire de filmer davantage — la scène du vol est alors photographiée. Conséquemment, le tournage de la performance est marqué par cette double contrainte technique, qui a pour effet de circonscrire la fluidité narrative par son accès limité à la réalisation. Puisque certains passages de l’intervention brillent par leur faible signifiance, le caractère instructif, informatif et documentaire du montage s’en trouve altéré au profit d’un montage qui relève plutôt de l’expression. Ainsi, il est possible de remarquer, par exemple, un resserrement autour des plans 5 à 26 du film — qui représentent la filature et l’arrivée d’Ulay à la Neue Nationalgalerie. À des fins explicatives, le film montre en alternance, dès le plan 5, un plan d’ensemble sur les portes tournantes d’entrée de l’institution, pour montrer la relation entre les deux lieux, entre le point de départ et le point d’arrivée. Ici, si le montage répond à une finalité narrative et de compréhension, il montre par la suite une série de plans de plus en plus courts qui ont pour effet d’accompagner l’action du performeur, de créer un rythme qui dépasse la simple fonction diégétique mais qui crée une tension, un climax. Cette représentation et ce montage fragmenté de l’action n’insistent pas sur le corps de l’acteur et sur la linéarité de l’action mais plutôt sur l’essence de l’expérience qui

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est alors partagée pour tous ceux qui ont participé à l’intervention. De plus, la difficulté de suivre le performeur et de le voir fracture la notion de documentarité puisque le film n’assure plus réellement une compréhension factuelle de la performance, qui ne peut être envisagée qu’en plan d’ensemble. Ultimement, le montage témoigne d’une expressivité, agit comme l’énonciation sensible d’une réaction des membres de l’équipe à l’intervention. Pour reprendre l’expression de Mangolte, la performance ne s’en trouve pas sapée, mais enrichie et augmentée : le film rend probablement ainsi mieux compte de l’intervention, comme expérience, que si celle-ci était montrée classiquement, sans effets, sans coupe.

Un autre intéressant usage d’un montage complexe est celui de l’introduction du film. La superposition de la réception médiatique de l’action a pour effet d’insister sur les réponses que donne Ulay à la performance. Ainsi, les images des médias se répondent d’elles-mêmes et entre elles sans qu’il n’y ait jamais d’intervention éclairant les motivations, les causes, ni l’effet escompté par l’action. L’efficacité de cette saturation visuelle et sonore est contrastante avec le montage beaucoup plus traditionnel qui intervient au bout de quelques minutes, appuyé par l’énonciation sommaire de la description56 de la performance par Ulay. Cette voix est claire, franche, mécanique mais surtout, annonce chaque action de la performance à la première personne du singulier. Le commentaire narré par l’artiste n’apporte pas les précisions ni les réponses du montage qui le précède. Plutôt, il n’est que l’affirmation de la revendication du geste, double contrat : contrat oral et contrat visuel. Ce passage de la réception médiatique aux images tournées de la performance ainsi que le chevauchement sonore de la description de la performance ont un caractère mécanique, qui momentanément crée une disjonction entre l’image, le texte, le son. La tension entre ces trois pôles s’incarne dans le fait-film, et remet en perspective l’injonction de l’artiste (le commentaire en voix off), la réalisation de la performance (les images tournées) et les implications publiques, sociales et politiques du geste (l’incorporation de la réception à l’œuvre, en tant que moment de la performance). En tressant de la sorte les images médiatiques à celles tournées par Schmidt-Reitwein, la portée du montage du film relève le rapprochement entre les temporalités différentes : celle immédiate de la performance et celle de la réception, qui commente la performance mais qui est aussi le commentaire qui l’anticipe. Ce montage contextualise les critiques adressées par Ulay qui sont

de nature culturelle et sociale et qui concernent le découpage urbain et politique d’un moment précis : Berlin en 1976. Le montage met ainsi en relation des situations, des mondes qui autrement ne se rencontreraient pas, et insiste sur les liaisons absentes entre les travailleurs invités turcs aux Allemands dans leur quotidien et dans la ville. L’existence comme telle de ce montage introductif, discrètement critique mais essentiel et intégré au processus de la performance, dépasse bien largement les interventions minimales prescrites par Babette Mangolte. Dans son film, Ulay fait le choix d’intégrer la réception médiatique à sa performance et montrer en quoi il se met en danger, à la hauteur de ce qu’il défend en termes politiques. Autrement dit, ce montage introductif insiste sur deux choses : de l’une, il fait prendre conscience au spectateur des enjeux sociaux et culturels qui demandent une correction par la performance, et de l’autre, il réinscrit le spectateur, non seulement dans la performance, mais lui fait également prendre conscience de son implication sociale et politique dans le rapport de domination culturelle qu’elle dépeint. En ce sens, il faut défendre le travail du film dans le cadre de l’expérience esthétique, car il contribue à l’élaborer et à la construire et représente un apport essentiel à sa compréhension.