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3.   Le geste cinématographique de performance : approche matérielle de la performance

3.3   Esthétique documentaire du film de performance 61

3.4.2   Figure de montage : le collage 77

Historiquement associé aux mouvements d’avant-gardes artistiques, la pratique du collage fait de l’œuvre le montage d’une matière usuelle et prosaïque, non noble et souvent populaire, découpée directement à même la matière du « réel ». Le collage est également « bricolage », car sa technique (une technique qui ne présuppose pas de savoir-faire institutionnel) est totalement accessible. Tel qu’il est repris notamment par les surréalistes, le collage « perturbe les procédures classiques de la représentation en essayant non pas seulement de figurer l’ordinaire dans le cadre du tableau ou de l’œuvre sur papier, mais aussi de faire d’un geste ordinaire un geste artistique : coller assume une valeur technique comparable à l’acte de peindre » (Formis 2010, p. 59). Par là s’occasionne un bouleversement significatif, car, tel que l’affirme Formis, le colleur ne produit pas sa matière, mais la collecte dans ce qui déjà lui préexiste. Cette matière préalable, « fragments hétérogènes de la réalité sensible » (ibid., p. 61), est trouvée dans les magazines, dans les photographies quelconques, dans la publicité, dans un répertoire commun et ordinaire. Dans ce qu’il est de plus

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communément admis, le colleur est au mieux un artisan mais d’abord et avant tout, il est un amateur qui « colle » par loisir et non par volonté de faire art.

Le collage n’est pas une technique noble et élevée comme le serait la peinture, comme le souligne Formis, principalement car elle n’est pas une méthode du fait que l’œuvre provient d’une « non-technique » qui résulte d’un réagencement et d’un recyclage. Les collures seront toujours artificielles et donc visibles et à elles seules, elles suffisent à accuser un amateurisme qui n’est pas le « professionnalisme » du peintre, qui produit une image ressemblante, cohérente, transparente. Conséquemment, le colleur n’est pas l’égal du peintre, puisqu’il ne crée pas la nouveauté, mais travaille à partir d’un matériel préexistant et dans ce qu’il a de plus populaire, voire de mercantile et de vulgaire. Cependant, le collage est aussi un travail citationnel et de recontextualisation — de remontage — des matériaux qui donne à l’ordinaire, voire au rebut, une seconde vie. En outre, il s’agit d’une pratique résolument moderne qui a pour ancrage le réalisme de ses matériaux et de sa méthode, dont le résultat est souvent une œuvre d’une grande artificialité. La force du collage, comme l’auront démontré les surréalistes, aura résidé dans la capacité de cette « non-technique » à révéler, précisément à travers cette artificialité et cet amateurisme, ce qui toujours était là, latent sous les images prises isolément que l’on ne voyait plus. En bref, la spécificité du collage est de faire voir entre ces images — par leur montage — l’association, les références croisées, le produit culturel : autrement dit, le collage est une technique qui révèle, à l’image du montage cinématographique, ce qui est pris entre les choses et rend à l’informe, à cette idée naissante, l’attention qui lui revient.

Ce bref excursus nous permet d’appréhender la forme de montage, rappelant le collage, que prend la pratique de Dominic Gagnon qu’il revendique formellement et théoriquement. Ne dit-il pas lui-même d’ailleurs, paraphrasant presque l’idée de cette pratique, que « c’est dans l’entre que quelque chose se passe » (2015, en ligne) ? Sa filmographie réalisée à partir des rebuts d’Internet exemplifie bien, comme il l’affirme, l’héritage du cinéaste colleur Arthur Lipsett. La composition des films qu’il réalise à partir du Web montre l’intérêt du cinéaste pour le rejet, pour l’image impure, mais aussi envers certains discours et postures qui ne sont généralement pas montrés, du moins jamais sans contexte ou sans légende. L’hétérogène, le disparate, le pixel et l’impropre sont au centre de la démarche du réalisateur depuis Data : ces

morceaux épars retracent un rapport contemporain à l’image et témoignent du besoin non moins contemporain d’apparition et d’existence qui passe par les multiples dispositifs portatifs et démocratisés. Le rebut, ainsi monté, inquiète le spectateur, car il fait apparaître l’infamilier qui est pourtant familier et fait reconnaître la participation de ces hommes et de ces femmes à une réalité commune, dont ils en constituent aussi un « pilier » — ce sont après tout les travailleurs qui produisent les biens de consommation. Le « montage-collage » de Gagnon fait tenir ces pièces disparates ensemble : chaque collure et chaque association font ressortir une ressemblance, une existence ou une trace qui demande à être reconnue comme telle — comme le faisait par exemple la pratique amateure du collage. Cette impressionnante collection de « documents » montés par le réalisateur confirme, par cette multitude rapiécée, à quel point le besoin d’une scène d’apparition et d’expression à ces nombreuses singularités quelconques est grand.

Data est une composition hétérogène qui fait du fragment un long énoncé « homogène », cohérent par un chevauchement intertextuel qui, littéralement, déconstruit les contraintes narratives traditionnelles par le fait du montage. Toutefois, cette démarche n’enlève pas à chaque identité sa distinction, elle fait valoir chaque action et chaque individu comme prenant part à un ensemble, celui du collectif. Ainsi, à l’instar du collage, la production et la confection de ces œuvres peuvent être comprises comme des formes d’énonciation — qui, par le jeu et la résistance, aspirent à une reconnaissance et à l’égalité. La provenance de ces vidéos et l’agencement par le réalisateur de ces fragments hétérogènes font écho à l’impulsion générale du collage, qui suggère une apparente facilité de son geste : facilité des procédés de réalisation et incorporation de traces jugées insignifiantes et triviales. De plus, le collage « critiqu[e] plus généralement l’idée de représentation et donn[e] au support pictural un statut de scène, de champ d’expérimentation et de support gestuel » (Formis 2010, p. 63). De la même façon, Gagnon reprend une série de gestes qui consistent en une production esthétique marginalisée, qui n’est pas, a priori, substantielle. Cependant, la puissance esthétique et politique du film invite à voir un potentiel créateur et émancipateur dans ce qui n’aurait pas de valeur esthétique comprise de manière orthodoxe, en insistant sur la construction du geste et de la poésie qui s’exprime en lui. Conséquemment, encore, le geste de l’action de performance est ici indissociable au geste de sa médiation (la réalisation de la

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vidéo) et de sa remédiation (le montage du film) qui crée l’ensemble, qui crée la communauté d’at-workers : sans la collure, sans le montage, l’ensemble ne tient pas.