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Le spectaculaire des féeries scientifiques de Jules Verne

1. VOYAGE ET THEATRE

Alors que je venais d’intégrer le Centre Edgar Morin (EHESS/CNRS) en tant que chercheure associée, un appel à contributions parut en juin 2007. Il portait sur la représentation du voyage sur la scène théâtrale française et européenne du XVIe et XIXe siècles, et était proposé par les organisateurs du colloque Théâtre et Voyage 2 (University of Ulster, 7-8 septembre 2006). Ceux-ci souhaitaient soumettre au comité éditorial des Presses de l’Université Paris Sorbonne la publication d’un ouvrage consacré à ce sujet. J’hésitais quelques temps entre la thématique du voyage d’agrément et celle du voyage exploratoire et trouvais alors une pièce de théâtre peu étudiée de Jules Verne intitulée Voyage à travers

l’impossible. A sa lecture, j’y retrouvais la mise en abyme de plusieurs romans que j’avais pu

lire à l’adolescence pendant les vacances. Ma grand-mère fervente admiratrice de Jules Verne possédait tous les romans publiés dans la collection Jean de Bonnot ainsi qu’une édition originale illustrée des Enfants du capitaine Grant. Je commençais à m’intéresser avec attention à la réception de cette pièce créée en 1882, en recensant les illustrations et articles de presse qui lui étaient consacrés, les unes et les autres conservés à la Bibliothèque Nationale de France et dans le fonds Rondel.

En octobre 2007, j’obtins une mission de quatre mois au département des Arts du spectacle, rue Richelieu à la Bibliothèque Nationale de France. J’y étais embauchée pour une mission de recensement, de dépouillement et de catalogage du Fonds Antoine sous la direction de Philippe Arbaizar, conservateur en chef des bibliothèques BNF. C’est Noëlle Guibert qui dirigeait alors le département. Travailler au sein de ce service me fit prendre conscience de l’importance du dépouillement des cartons entreposés dans les sous-sols lesquels pouvaient receler des inédits fondamentaux pour les chercheurs. C’était aussi l’occasion de saisir les enjeux de la conservation qui diffèrent de ceux mis en œuvre dans la recherche.

J’ai ainsi pu ainsi exhumer des cartons nombre de documents tels ceux relatifs aux échanges entre André Antoine et Sacha Guitry ou encore quelques lettres échangées entre Antoine et Mata-Hari. J’y ai aussi trouvé des documents relatifs à la création du théâtre Pigalle avec Philippe de Rothschild où Antoine était censé y exercer la fonction de directeur artistique, projet qui vient de faire cette année même l’objet d’un numéro de la Société

d’Histoire du Théâtre154. Mes échanges avec Cécile Coutin, conservateur en chef au

département des Arts du spectacle, m’ont été des plus précieux pour avancer mes recherches sur Jules Verne. Elle me reçut dans son service à Tolbiac et me fit découvrir les esquisses de maquettes dessinées pour la pièce les Enfants du capitaine Grant ainsi que des photographie de plateau pour la pièce Michel Strogoff, autant d’encouragements pour la poursuite de mes recherches.

a- La maquette du décor de Voyage à travers l’impossible

A la même période, toujours en vue de mon projet de publication dans le volume

Voyage et théâtre, je trouvais à la Bibliothèque de l’Opéra de Paris une maquette identifiée

comme appartenant à la pièce Voyage à travers l’impossible et référencée dans l’ouvrage de Nicole Wild155. Cet « objet » n’avait alors jamais été reconstitué depuis sa création. Lorsque je voulus le consulter, on m’apporta une grande enveloppe poussiéreuse contenant des éléments épars entièrement « déconstruits ». Avec l’aide d’un magasinier, je tentais une reconstitution en volume et j’amorçais quelques croquis. Ce type de témoignage matériel et concret est d’un apport incontestable. Il permet de donner une première vision du « définitif »156. Il suggère les décors, les tableaux, les milieux, tout ce qui, dans un théâtre comme celui de Jules Verne où brillent terres, océans et éléments, peut s’avérer central pour la compréhension de l’œuvre. En l’occurence, cette maquette représentait le plus concrètement l’enjeu de la mise en visibilité de l’impossible.

Un tel objet découvert à la BnF, semblait constitué de trois plans successifs et représentait dans son ensemble un palais asiatique, qui devait s’inscrire dans l’espace entier du plateau. S’y ajoutaient encore des indications écrites. Signes précieux, faits au crayon concernant le lieu auquel était destiné la maquette ainsi que la date : « Théâtre Saint Martin-Vingt mille lieues sous les mers- 2° acte-novembre 1882 ». La mention du « Théâtre Saint Martin », ainsi que la date, corroboraient l’idée de la destination de la maquette pour la pièce

Voyage à travers l’impossible. Une interrogation s’imposait encore à la lecture de la notation

« Vingt mille lieues sous les mers » clairement lisible sur un coin de l’objet. Le décor suggère ainsi un lien entre une pièce et un roman. De fait, l’acte II de la pièce Voyage à travers

l’impossible est une incursion dans l’imaginaire développé par le roman Vingt mille lieues

155 Nicole Wild, Décors et costumes du XIXe siècle, Paris, Bibliothèque Nationale, 1993, tome 2, p. 233.

sous les mers et se passe dans l’espace marin. De plus, comme nous l’indique Denis Bablet157, il n’était pas rare qu’on utilise le même décor pour des pièces, des opéras ou des ballets différents en apportant de très légères modifications.

Après l’examen de la maquette alors déconstruite, j’ai repris le texte de la pièce publié en 2005 pour déterminer avec précision à quel moment intervenait ce décor. L’examen du texte nous révèle que l’acte II se termine avec l’apparition de la ville des Atlantide (13° tableau) qui s’accompagne d’un cortège composé de toute la cour du roi des Atlantes. C’est bien dans cette scène que prenait place ce décor. Les articles de presse consultés confirmèrent cette hypothèse. Le Théâtre Moderne Illustré nous indique ainsi que lorsque l’Atlantide, ressuscitée apparaît : « C’est un des plus admirables décors de la pièce ; un cadre grandiose aux miraculeux costumes, aux cortèges éblouissants, aux nouveaux ballets dont on réjouit nos regards et qui valent ceux du premier acte, ce que l’on aurait pu croire impossible »158. Au vue des éléments iconographiques réunis et de la maquette, j’ai choisi de m’intéresser au défi technique que pouvait représenter ce Voyage à travers l’impossible en recensant les différents espaces évoqués : le centre de la terre, les mers, l’espace aérien. La tâche de la mise en scène incombait alors à Paul Clèves, le directeur du théâtre de la Porte Saint Martin. Ma démarche prenait en compte tous les éléments du spectacle et tendait à suggérer la matérialité même du spectacle de façon concrète.

Un thème central de recherche se dessinait à partir de cet objet poussiéreux et déconstruit qui reposait depuis des décennies sur les étagères de la BnF. Une question décisive s’imposait à mes yeux : comment le théâtre de la fin du XIXe siècle en venait-il, au- delà du thème du voyage159 à vouloir représenter sur la scène les avatars du monde et des continents, les accidents climatiques, les tempêtes et les tremblements de terre, les grands incendies ? Comment l’espace limité de la scène pouvait-il se transformer en spectacle de l’univers ? Car c’est bien un tel projet qui pouvait en venir à révolutionner un théâtre longtemps dominé par les passions des drames romantiques et dès lors traversé par les intrigues quotidiennes du « drame réaliste ». C’est bien un tel projet qui allait faire exister sur la scène ce qui à la fin du XIXe siècle se donnait en conquête d’espaces et de continents.

La maquette pouvait ainsi retrouver toute sa noblesse lorsqu’en novembre 2007, alors que je poursuivais mon service au département des arts du spectacle, le service de restauration me contacta suite à ma demande de photographies des éléments de l’objet déconstruit que

50. Denis Bablet, Esthétique générale du décor de théâtre de 1870 à 1914, Paris, C.N.R.S., 1989, p. 11. 54. Anonyme, « Le voyage à travers l’impossible », Le Théâtre moderne illustré, non daté, p. 7.

159 voir Sylvie Requemora, « Le voyage dans le théâtre français du XVIIe siècle », The Irish Journal of French

j’avais pu consulter. Il me fut proposé, devant mon vif intérêt, de restaurer l’ensemble et de le « remonter » avant de le photographier, ce que j’acceptais avec enthousiasme. La maquette magnifiquement restaurée est désormais accessible sur Gallica160 et mon article figure dans le volume Voyage et théâtre.

b-Kéraban le têtu

Mes préoccupations de recherche se sont ainsi étendues depuis ma thèse : historiquement d'abord, en systématisant une interrogation sur la manière dont Jules Verne a incarné au théâtre certaines des préoccupations sur le corps (les sauvages, les primitifs, les êtres de l'ailleurs), sur l’espace (des terres aux océans, des régions aux continents), sur les techniques (les moteurs, les machines, les transports). Méthodologiquement ensuite en accordant plus de place à la sémiologie (interprétation, bien au-delà des textes, des gravures, des décors théâtraux, des costumes, entre autres), ainsi que plus de place à une analyse non quantitative des textes (la presse, les didascalies, livrets de mise en scène). La mise en scène avec les « contraintes » corporelles, spatiales, temporelles qu’elle implique a pris place au cœur de mes préoccupations.

Mes travaux m’ont conduite à montrer que l’obligation d’ « incarner » des situations aussi complexes conduit à des simplifications dans la représentation des lieux comme dans celle des personnages (les Sauvages, en particulier). Ce qui provoque un genre quasi particulier. Le projet pédagogique et culturel de l’œuvre y est infléchi : les procédures du divertissement y sont privilégiées sur celles de l’éducation, l’effet spectaculaire l’emporte sur la volonté de montrer et d’expliquer. C’est curieusement l’ambition pédagogique qui se trouve ici compromise dans un théâtre dont personne ne saurait pourtant nier l’intérêt.

La suite de mon travail a porté sur une seconde pièce de Jules Verne, elle même peu connue, intitulée Kéraban le Têtu et j’ai pratiqué le même type d’exploration que pour

Voyage à travers l’impossible en partant d’abord de la réception des spectacles et de la vision

qui pouvait en être véhiculée par la presse. Ma démarche consistait également à m’intéresser à la genèse de la pièce en m’appuyant notamment sur la correspondance publiée de Jules Verne et de Hetzel, son éditeur.

Exemple majeur parce qu’il permet de montrer comment la théâtralité est déjà présente dans le roman lui-même, confirmant la passion originelle de Jules Verne. La seule évocation

160Le voyage à travers l'impossible : Acte II : immense palais asiatique orné de sculptures d'éléphants : maquette

des espaces dans le roman fait déjà songer à la plantation de décors et à la suggestion très concrète d’une scène. Théâtralité encore, avec la description très précise donnée des personnages campés au début des chapitres, comme l’a souligné Robert Pourvoyeur 161. Théâtralité, enfin, avec le recours fréquent au « coup de théâtre » : ce recours à l’inattendu, ce brusque renversement de situation censé saisir les lecteurs

Il est même possible d’aller au-delà dans la réflexion sur l’ « inspiration ». Ainsi dans certains cas, la création littéraire se double-t-elle d’emblée d’une adaptation théâtrale possible. Autrement dit, le projet théâtral se fait présent dans le roman lui-même. C’est bien le cas manifeste de Kéraban-le-têtu. Le roman est iciconçu avec l’idée d’être simultanément monté sur une scène. Tous les ingrédients qui ont fait la recette des précédents succès de Jules Verne s’y retrouvent : depuis les potentialités dramatiques initiales du roman source, jusqu’à la description minutieuse des espaces multiples parcourus où se déroule l’action, les lieux extraordinaires qui sont autant de décors possibles, jusque, enfin, aux caractéristiques pittoresques des personnages eux-mêmes.

Pourtant, il ne faut pas négliger le défi que représente la transposition du roman à la scène. Le découpage en tableaux, les relations qui s’établissent entre le narratif et les didascalies et la prise en compte de la matérialité du spectacle sont décisifs162. Le théâtre exige une action rapide qui nécessite la ré-écriture du roman. Ce qui est recherché c’est alors une condensation de l’intrigue, un resserrement qui fasse sens et soit restitué dans l’espace limité de la scène. Le théâtre de Jules Verne, avec ses « transpositions », est révélateur des obstacles rencontrés dans le domaine de la mise en scène ce qui est « explicable » « montrable » ne peut se transposer en toute simplicité. L’écriture se trouve alors infléchie vers des stratégies faisant appel aux ressources spectaculaires telles avec l’utilisation de machineries, de trucages ainsi qu’une certaine folkorisation conduisant à la simplification. Un article consacré à la pièce Kéraban le têtu a été publié en 2011 dans la Revue d’Histoire du

Théâtre.

161Robert Pourvoyeur, « Théâtre et musique chez Jules Verne », in Grand album Jules Verne : les intégrales

Jules Verne, Paris, Hachette, 1982, p. 94.

162Anne-Simone Dufief, Jean-Louis Cabanès, (dir.), « Présentation », Le roman au théâtre. Les adaptations