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La mise en place d’un système

Le spectaculaire des féeries scientifiques de Jules Verne

I- La mise en place d’un système

Reste que les deux pièces de Jules Verne Le Tour du Monde en 80 jours et Michel

Strogoff connurent un véritable triomphe et doivent également être perçues comme des

entreprises financières. Le rapport au bénéfice n’est pas étranger à la culture dans laquelle les deux spectacles se situent. On sait que depuis la loi dite de la liberté des théâtres en 1864, toute entreprise de spectacles publics est perçue comme acte de commerce lorsque celle-ci est fondée explicitement dans un but de spéculation. Les pièces étudiées s’inscrivent plus largement dans un contexte économique et culturel particulier : celui de l’ère de « l’industrialisation » du théâtre qui a pris une nouvelle ampleur avec la construction du Châtelet (1862). Les spectacles qui s’y produisent ont pourtout premier objectif la sidération du public, son adhésion et s’appuient sur les fastes de la mise en scène.

L’exploitation des pièces de Jules Verne est précisément encadrée par des contrats passés avec le directeur du théâtre qui en assure les représentations lors des créations des pièces

183 Les spécialistes verniens, à la suite de Jules Verne et d’Hetzel, distinguent le roman de la pièce : Le Tour du

Monde en quatre-vingt jours désigne le roman alors que Le Tour du Monde en 80 jours désigne la pièce. Le Tour du Monde en 80 jours, pièce à grand spectacle en cinq actes, un prologue et quinze tableaux. La Première a lieu

au théâtre de la Porte-Saint-Martin le 7 novembre 1874. Le texte de la pièce fût publié in Les Voyages au

Théâtre, Paris, Hetzel, 1881, pp. 1-143.

184 Michel Strogoff, pièce à grand spectacle en cinq actes, un prologue et seize tableaux. Première au Théâtre du Châtelet le 17 novembre 1880. Le texte de la pièce fût publié in Les Voyages au théâtre, Ibid., pp. 265-375.

185 Arnold Mortier, « La soirée théâtrale-Le Bilan de Michel Strogoff », Le Figaro du 7 janvier 1881, p. 3.

comme lors des reprises. A ces contrats d’exploitation des pièces, sur lesquels je me suis attardé, s’ajoutent des investissements initiaux préalables occasionnés par la création des décors et des costumes. L’objectif poursuivi par les directions des théâtres qui les proposent étant alors de rentabiliser les pièces afin de rentrer dans leurs frais et de pouvoir dégager le maximum de bénéfices. D’où les annonces des pièces dans la presse qui peuvent être vues comme stratégiques et perçues comme publicité cherchant à attirer davantage de publics. Ce qui prévaut ce sont les entreprises de spectacle de type « industrielle » qui entourent ces pièces de Jules Verne où le hasard n’a pas sa place mais tout est fait pour attirer davantage les foules par les innovations que propose la mise en scène de l’ « extraordinaire » vernien.

a- Les coûts engagés lors des créations et les reprises :

Les chiffres avancés et leur surenchère participent à l’évènement et créent attente et curiosité du côté des publics. Le coût préalable des pièces est chiffré avant la première représentation et commenté : sont annoncés ainsi 150 000 francs de dépenses pour le Tour du

Monde en 80 jours alors que la création de Michel Strogoff coûte « 340 000 francs »187. De telles informations ont leur importance et légitiment la nécessité du succès auprès du public pour rentabiliser la pièce. De fait, le succès qui naît est aussi évalué avec la publication des recettes dans les journaux. C’est le cas, par exemple, avec la pièce Michel Strogoff pour laquelle les recettes sont estimées à «12000 francs par jour », soit « quatre cent mille francs en un mois »188.

D’autres fortunes ne manquent pas d’être évoquées : celle des auteurs témoigne du triomphe par exemple avec Michel Strogoff « plus d’un million de recettes –rien qu’en droits d’auteur à Paris, 75000 francs à M. d’Ennery et 55 000 francs à Jules Verne»189. Nulle trace de théâtre d’art ou d’invention mais plutôt une surenchère de moyens mis au service du spectaculaire pour attirer toujours davantage les publics. C’est la machinerie technique et l’organisation qui priment avant tout. C’est le coût aussi, on le voit.

D’autres types de documents permettent d’évoquer de manière très exhaustive, les frais journaliers occasionnés lors des reprises des deux pièces au Châtelet entre 1904 et 1915. Un cahier manuscrit190 reprend au début du XX° siècle les frais occasionnés, répertoriés par soirée et matinée pour tous les spectacles montés au Châtelet, ce qui constitue une source importante de précisions. Ce cahier permet de mesurer l’écart existant par exemple entre les

187 Arnold Mortier, « La soirée théâtrale-Le Bilan de Michel Strogoff », Le Figaro du 7 janvier 1881, p. 3.

188 Arnold Mortier, Ibid.

189 Arnold Mortier, « La soirée théâtrale-La centième de Michel Strogoff », Le Figaro, 19 février 1881, p. 3.

premières représentations et les reprises des deux pièces, d’évaluer les postes en recul ou au contraire ceux mis en avant dans les reprises, d’identifier les priorités. Cependant, si l’on compare les frais avancés pour les deux spectacles à ceux d’autres féeries représentées au Châtelet, des nuances ne peuvent manquer d’être apportées : Le Tour du Monde et Michel

Strogoff ne sont pas les plus coûteux des spectacles. Faut-il en déduire que leur exploitation

était devenu rentable pour le Châtelet car les frais initialement les plus coûteux comme ceux dévolus intialement aux décors et costumes étaient déjà amortis ?

b- La célébration d’un « théâtre-monde » :

Les reprises de ces deux pièces s’accumulent jusqu’à la veille de la deuxième guerre mondiale, en août 1939, malgré, à partir des années 1900, l’existence d’une concurrence de plus en plus forte du cinématographe, cette « invention nouvelle dont les résultats touchent à l’invraisemblance »191 qu’illustrent notamment les premières adaptations cinématographiques de Michel Strogoff192.

Au centre de ces reprises et tournées, un seul objectif est poursuivi avec constance : il s’agit de mettre en oeuvre l’idée d’un « théâtre-monde ». Dans ce cadre des procédés sont mis en place dont l’originalité est à souligner. Le but est bien de métamorphoser l’unité de l’espace-temps, diversifier le géographique afin de suggérer les avancées du voyage et le rendre représentable. La scène doit épouser la mobilité. Le plateau doit suggérer l’ « avancée », ses résistances, ses effractions. D’où des techniques et trucages faits pour rendre le plateau mobile, surprenant d’animation et de « vérité ». D’où le recours aux procédés les plus modernes permettant d’animer les images : illusiorama et panoramas. Autant de dispositifs annonçant à leur manière le cinéma et la révolution de la scène dont celui-ci a été porteur. D’autant que le théâtre surabonde ici de « merveilles » et de machines accentuant elle-même le sentiment de mobilité : locomotives, steamers, ballon aérien, cabines sophistiquées font leur irruption sur scène avec leurs « dimensions gigantesques », leurs bruits assourdissants, leur mécanique bien huilée mais aussi leurs ratés avec le cas des naufrages maritimes repris dans plusieurs des pièces. Au coeur de ce dispositif, la vapeur et l’électricité prennent place, autant de forces nouvelles que la seconde moitié du XIXe siècle rend tangible

191 Jules Huret, « Courrier des théâtres », Le Figaro, 26 mars 1896, p. 4.

192 On peut citer comme premières adaptations cinématographiques du roman Michel Strogoff, le film de Gilbert-Max Anderson (Etats Unis) en 1908, en 1919 l’adaptation de John Searle Dawley (Etats Unis), en 1914 la réalisation de John Lince et celle de Lloyd B. Carleton (Etats Unis), en 1923 le film (inabouti )de Léonce Perret, en 1926 le film réalisé par Victor Tourjansky (France) cf. Le catalogue de l’exposition Jules Verne Michel

Strogoff, collection Jules Verne des Bibliothèques Amiens Métropole, Centre International Jules Verne, 2004, p.

et qui semblent annoncent un avenir fait de promesses et de progrès. L’entreprise est nouvelle car elle mêle en un seul geste réalisme et féerie, nature et technicité. Elle crée un « genre » et met en évidence un rêve partagé par tous d’un monde plus fonctionnel.