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Pour un poète, vouloir affirmer la primauté du sujet, c’est adopter comme règle de conduite que tout est susceptible d’être dit et que, par conséquent, il faut délibérément dissiper

les inhibitions, les codes sociaux, idéologiques, religieux, qui s’opposent à la prise de parole.

Et tout dire, c’est d’abord laisser parler son corps dont les muscles, le sang, les nerfs, les

humeurs, les fantasmes, les désirs constituent la source toujours renouvelée de la parole

poétique. Et, sur ce plan, on notera la subtile dialectique à quatre termes qui s’instaure, en

particulier dans les Chants d’amour, entre, d’une part, le narcissisme, lui-même ambivalent

parce qu’il est à la fois jouissance et frustration, et, d’autre part, l’aspiration à la fusion des

corps, objet d’une quête passionnée mais dont on redoute en même temps qu’elle ne débouche

sur une solitude plus irrémédiable. Dialectique dont le poème « Tous vos visages », construit

à partir de la confrontation de deux images inconciliables de la Femme, la Surface et la

Profondeur, donnera une idée :

Tous vos visages sont des miroirs déformants Je voudrais m’y mirer tour à tour

Tous vos visages sont des amphores débordantes Que je m’y abreuve jusqu’à l’ivresse

Oh ! Il y a encore des navires qui tanguent dans les ports Il y a encore des îles où pendent des fruits d’or

Et je rêve !

Laissez-moi mes rêves pour encore un instant de bonheur. (Améla, 1983 : 39).

Tout dire, c’est encore, pour le poète, en levant les inhibitions culturelles liées à

l’histoire de l’Afrique et de ses littératures, accepter de laisser parler tous les textes lus ou

entendus et dont les voix mêlées constituent aussi la voix de ce dernier dans son individualité

et son intimité les plus profondes. Il y a là un aspect symphonique et savant où l’on retrouve

tour à tour le souffle de la poésie africaine traditionnelle, celui de Senghor, de Baudelaire :

Ton nom souffle dans mon balbutiement comme un sifflet de serpent Cette nuit atroce du douze mai durant la litanie de ton lignage. Un spectre était ton ombre. (Améla, 1983 : 20) ;

le rythme heurté de Damas : « Je te scarifie/Je te broie/Je te ploie/Et tu cries/Je t’abats/Et tu te

débats. » (Améla, 1983 : 45) ; de Birago Diop, par exemple, dans le sonnet « Souvenir » où

l’on retrouve cette combinaison subtile entre mémoire et culture qui marque bien des poèmes

de Leurres et lueurs. On notera encore le souvenir deux fois millénaire de la poésie lyrique

grecque, dans ses deux modalités distinctes : intime et bouleversant avec Sapho et public avec

Pindare ; la dimension cosmique et charnelle de Claudel et Saint John Perse et, au-delà de

leurs œuvres, l’écho des chroniques bibliques ; mais aussi les chants d’église, objet plus

spécialement de la troisième partie du recueil, Antiennes et Motets, genre qui peut conduire

aux textes les plus conventionnels comme les Cantiques que Patrice de la Tour du Pin a écrits

pour le missel de l’église catholique, mais qui peut conduire aussi à Sagesse de Verlaine, aux

Poésies d’Humilis de Germain Nouveau, aux poèmes de Péguy. Sans aucun doute, Améla

s’est souvenu de ces grands exemples dans cette dernière partie où il a rappelé de façon

poignante, dans la conversation que j’eus avec lui, ce qu’il appelait sa « course effrénée après

avoir fui le Temple [et sa] peur d’être repris » et qui se conciliait dans son esprit avec

l’aspiration à connaître un « Jésus compagnon

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».

Un flot multiple irrigue ainsi la poésie d’Améla et on devine à quel point celle-ci se

constitue à partir des apports les plus divers, occidentaux tout autant que négro-africains. On

comprendra par là qu’Améla me soit apparu et continue de m’apparaître comme un véritable

poète, car il a su aller résolument à l’encontre des codes dans lesquels toute société invite

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Je cite ici les formules d’Améla que j’avais notées après une conversation avec lui sur les Odes lyriques. Une autre formule mérite ici d’être citée, qui éclaire et limite la dimension religieuse du recueil : « rêve d’une femme qui donne autre chose que le désir sexuel ». On pense au terme rimbaldien de « camaraderie des femmes » au début de Mauvais sang dans Une saison en enfer : « Mais l’orgie et la camaraderie des femmes m’étaient interdites. Pas même un compagnon. »

l’individu, dès ses premières paroles, à inscrire son propre discours et être un locuteur

marginal. Pour atteindre ce statut, Améla a tiré un grand parti de la culture savante acquise,

depuis ses études secondaires, auprès de l’Occident. Mais il ne s’est pas contenté d’importer

celle-ci dans ses textes poétiques. Il l’a utilisée dans une perspective comparatiste qui l’a

conduit à lire les textes et les faits africains à la lueur des catégories que lui fournissait cette

culture et, inversement, il s’est servi des catégories de la culture africaine pour interpréter ou

réinterpréter cette culture occidentale, antique ou moderne et contemporaine. Ce processus est

un moteur de son écriture, universitaire et/ou poétique et c’est pourquoi il devient souvent

difficile de tracer une frontière pertinente entre les deux types d’écriture.

Je rappellerai enfin que ce point de vue sur les Odes lyriques n’a rien d’isolé et je

donnerai deux exemples. Dès 1984, Guy Ossito Midiohouan, publiait, dans Peuples Noirs,

Peuples Africains, une recension assez longue des Odes lyriques, dans laquelle il invitait ses

lecteurs à ne pas commettre de contresens sur le côté « savant » du recueil : « Nous avons

affaire à un Nègre gréco- latin […], un Nègre savant » […] qui, « à la faveur d’une

remarquable innutrition » réussit à produire « une parole qu'on est bien obligé de reconnaître

comme personnelle et non dépourvue d'originalité. » (Midiohouan, 1984 : 108). L’auteur de

l’article accordait par ailleurs une grande place à l’inspiration « chrétienne » du recueil en

rappelant d’emblée qu’on devait aborder cet aspect sous l’angle de la culture plus que de la

foi : « ce poète est aussi un Nègre chrétien, craignant Dieu, louant et priant Jésus-Christ,

connaissant parfaitement La Bible, l'une de ses références favorites. » (Midiohouan, 1984 :

109). Mais cette connaissance des textes sacrés et des préceptes de la religion s’accompagnait

d’une omniprésence de toute une thématique phallique. Midiohouan voyait dans ce mélange

des tonalités la « marque de la personnalité tourmentée d’un ancien séminariste à la sexualité

problématique, aujourd’hui professeur de littérature française. » Interprétation un peu facile

que Midiohouan corrigeait aussitôt en ajoutant que cette «poésie met l’éclectisme au service

de la transgression et […] n’aspire, selon le mot de Césaire, qu’à ‘franchir le porche des

perditions’. » (Midiohouan, 1984 : 109). Le critique soulignait d’autre part la complexité de la

composition du recueil, qui va bien au-delà du plan impliqué par les trois grandes

subdivisions. A ce sujet, il insistait sur un art de « brouiller les pistes » et une rhétorique de la

« réversibilité » : « le poète semble brouiller les pistes, […] les « Chants d'Amour »,

empreints de narcissisme et délicieusement exaspérants, sont comme un dérivatif à la tristesse

et à l'angoisse d'une vie faite de déception, d'amertume et même de désespoir, qui apparaît

comme le thème majeur des « Pyrrhiques » ainsi que des « Antiennes et Motets ».

(Midiohouan, 1984 : 110-111).

Dans sa conclusion, Midiohouan, soulignait l’importance des Odes et rappelait de