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Parallèlement, cette tension que l’on va retrouver plus tard dans les textes des écrivains issus des mondes coloniaux se combine avec une autre dynamique reposant sur deux

principes antagonistes : la dénonciation du monde social et la voyance du poète. Mis en

contact, ces deux principes produisent un travail de transposition et de mutation/permutation

des éléments :

Le langage rimbaldien vitupère le système esclavagiste et colonialiste qui a donné pour mission à ses enfants […] l’appropriation des territoires lointains. Mais il y a impression d’images et les visions s’entremêlent : les esclaves et les colonisés changent d’identité ; petit à petit, ce ne sont plus ceux que l’on croyait. Les conquérants adoptent la même allure que ceux qu’ils ont soumis. Les missionnaires de la civilisation deviennent aussi malheureux, aussi déguenillés que les indigènes à conquérir. […] Rimbaud raille les prétentions de l’Occident, désacralise ses rites par un discours violent qui cache volontairement son propre sens. (Améla, 1987 : 424-425).

Dans une longue conclusion à ce chapitre, Améla trace un bilan de la question de la

« négritude » de Rimbaud. Pour le critique, celle-ci ne fait aucun doute. Encore faut-il

considérer à leur juste valeur les manifestations évidentes de la thématique et de la rhétorique

nègres du poète. A cet égard, Améla invite à la prudence en rappelant qu’au-delà de ce qui est

évident, bruyant, pittoresque, il y a d’abord le texte et, éventuellement, le sens dont celui-ci

est susceptible d’être porteur. Il le dit en termes fort mesurés : « Rechercher le sens, quelque

insuffisant soit-il, c’est déjà donner la preuve du sens. Même le non-sens est révélateur de

signification. On peut donc lire Une saison et les Illuminations comme un ensemble de textes

écrits par un auteur qui se dit ‘nègre’. » (Améla, 1987 : 443).

En se centrant sur la question du sens, Améla songe peut-être aux objections qui

auraient pu être opposées, lors de la soutenance, à l’idée d’un Rimbaud « nègre ». La

rhétorique de la thèse nous prive ainsi d’un bilan plus fourni concernant l’usage que Rimbaud

a fait de l’Afrique et la façon dont il se situe par rapport à Hugo, Nerval et Baudelaire.

L’analyse qu’Améla a consacrée à Rimbaud permet de répondre à cette question. A cet égard,

Rimbaud est sans aucun doute celui qui, parmi les quatre auteurs retenus dans le corpus,

l’écrivain le plus proche de Nerval si l’on s’en tient à la façon dont ils ont construit et

reconstruit ce mythe de l’Afrique. Mais ils ne l’ont pas fait de la même façon. Nerval a

organisé sa vie autour d’une préoccupation constante, à la fois objet de science et source

d’angoisse : le refus de voir se succéder dans un mouvement irréversible, civilisations,

croyances, religions. Le Voyage en Orient, qui est d’ailleurs aussi un voyage en Afrique, offre

à l’écrivain un moyen d’arrêter ce processus. Rimbaud, lui, part d’un tout autre point de

vue, constitué par son opposition à la violence du monde social qu’il récuse et qu’il exprime

en s’identifiant au nègre, la victime sociale par excellence.

La « négritude » de Nerval est une négritude savante, ce qui n’exclut pas l’angoisse.

Celle de Rimbaud est plus instinctive, plus « primitive » ou du moins, comme le note Améla,

se donne à lire comme telle. Si l’on devait transposer cette opposition au XXe siècle et dans

un autre domaine littéraire, je dirais volontiers, sans que le parallèle paraisse forcé, qu’il y a

chez Nerval manifestation d’une négritude-civilisation, qui, s’appuyant sur l’Histoire et les

textes, annonce le projet de Cheik Anta Diop ; alors qu’il y a chez Rimbaud un usage du

primitivisme, qui annonce la célébration par Césaire dans le Cahier de « ceux qui n’ont

jamais rien inventé. »

Le dernier chapitre, qui a pour titre « Afrique fin de siècle » (Améla, 1987 : 449-561)

traite de ce l’on pourrait appeler la dégradation du mythe de l’Afrique ou sa réduction à l’état

de mythologie chez un certain nombre d’écrivains français dans les dernières années du XIXe

siècle et au début du siècle suivant. L’analyse est fouillée et elle permet au lecteur de prendre

toute la mesure d’une évolution très rapide qui a conduit la plupart des auteurs examinés aux

antipodes du « mythe de l’Afrique » tel que l’avait élaboré Hugo, Nerval, Baudelaire et

Rimbaud. Améla souligne les formes diverses prise par cette production littéraire (littérature

de voyage, pour la jeunesse, exotisme, littérature coloniale, etc.) ainsi que la prégnance d’une

vision raciste et réductrice de l’Afrique et des Africains. Cette dernière tendance s’appuyant

sur des ouvrages à prétention scientifique (Améla, 1987 : 452-454, 460-461). Parmi les

auteurs étudiés on retiendra plusieurs écrivains relevant de la « grande » littérature : Psichari,

Céline, Conchon, entre autres.

Une des fonctions de ce chapitre est, à mon sens, de souligner le rythme subtil sur

lequel Améla a construit son Thème de l’Afrique. Les différents chapitres concernant

respectivement Hugo, Nerval, Baudelaire et Rimbaud constituent le cœur de l’ouvrage et ils

font apparaître une opposition entre deux attitudes distinctes chez les écrivains considérés :

d’un côté, ce qui est de l’ordre de la construction du mythe ; de l’autre, ce qui est de l’ordre de

la posture et entache par conséquent le mythe de préoccupations personnelles. Ainsi se

dessine une ligne. Nous commençons avec Hugo et nous ne sommes pas déçus mais le mythe

de l’Afrique correspond chez lui plutôt à une période de son activité créatrice et, de plus, il

interfère avec cette question de la culpabilité qui, dans son principe, n’est pas directement en

relation avec le mythe. En revanche, avec Nerval nous entrons d’emblée dans le Mythe, sous

sa forme la plus construite et la plus fascinante. A l’inverse, Baudelaire demeure trop souvent

prisonnier du souci de produire une apparence, une posture et, chez lui, le mythe, en dépit

d’envolées grandioses, ne réussit pas toujours à nous entraîner. Mais, avec Rimbaud, nous

repartons vers les sommets et, pour ma part, en tant que lecteur, je me sens emporté par ce

parallèle entre les deux formes du mythe : « savant » chez Nerval, « primitif » chez Rimbaud.

Quant au dernier chapitre, « Afrique fin de siècle », il nous fait quitter ces hauteurs du mythe

pour tomber dans l’univers plat et réducteur de l’idéologie coloniale et, devant le spectacle de

cette dégradation, nous pouvons alors poser une ultime question : « Le romantisme

reviendra-t-il ? »

Œuvre savante, qui répond aux exigences de la recherche universitaire et également à