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Volonté et valeurs de Martin Chaput et Martial Chazallon

Un projet à visée artistique, humaine, participative, sensorielle, imaginative

La question de départ de ce projet a été : « Où est la danse aujourd’hui et où

va-t-elle ? »71 Matin Chaput et Martial Chazallon ont voulu mener une réflexion

pratique sur la place du corps dans l’espace urbain, sur le rôle de spectateur et de danseur et sur l’origine du mouvement. Comment le corps se lie-t-il à un espace urbain spécifique, comment le spectateur s’incorpore-t-il à cet espace ? Comment le non-voyant puise-t-il sa source pour le mouvement, où trouve-t-il sa source imaginaire pour aller vers ce mouvement ? Pour le spectateur, est-ce juste être assis et regarder ?

Créer un espace propice à l’imaginaire. Négocier l’espace autrement,

questionner, renverser les conventions

Leur proposition artistique questionne la place du spectateur : ils ont voulu faire une tentative pour proposer une autre position du spectateur, à l’inverse de sa position classique. Dans une salle, le spectateur est assis et il regarde un spectacle. Ici, il déambule et ne voit rien. C’est donc une inversion complète de sa position habituelle. Cette proposition chorégraphique offre aux participants – bénévoles et spectateurs – la rare possibilité de revisiter la place de leur corps dans leur environnement urbain en cheminant dans les rues des quartiers, en redécouvrant histoires et géographies d’une toute nouvelle manière. Les créateurs imaginent le trajet comme suivant « les traces de la mémoire et les formes de l’oubli. Une mémoire sensorielle, urbaine, intime et collective qui imprègne les corps et qui est

à (re)découvrir. »72 Ce projet est un véritable voyage en soi, à la découverte de son

corps et de tous les sens si souvent oubliés, afin de questionner et de redéfinir notre rapport à l’Autre et à notre entourage.

Partage dans un autre lieu : « décontextualisation »73

En investissant un espace nouveau, un quartier excentré et en sortant de la salle de spectacle, Martin et Martial ont voulu partager une expérience artistique dans un lieu autre, non conventionné, vierge de toute idée reçue. Ainsi, en s’installant dans un arrondissement de la Ville, ils vont à la rencontre de celles et

71 Extrait d’interview : paris-art.com, 3 octobre 2008 72 Ibid.

ceux qui ne seraient peut-être pas venus d’eux-mêmes dans un théâtre. En s’approchant des citoyens, en partant de leur lieu de vie, de ce qui leur est proche et personnel, les chorégraphes proposent de créer, d’inventer, d’imaginer un parcours pour découvrir ou redécouvrir l’endroit différemment. En sortant du contexte habituel, tant les artistes que la démarche artistique s’humanisent : ils deviennent accessibles et rendent leur démarche accessible à d’autres. Ils proposent aux citoyens de prendre part au processus créatif de l’œuvre, non pas en leur montrant comment faire – sous forme de spectacle, où les artistes seraient sur scène et les spectateurs, passifs, regarderaient – mais en les faisant participer activement, en les encourageant à être à leur tour des passeurs d’humanité.

Créer un espace pour la rencontre

Ce projet crée un espace propice à la rencontre, puisque tous les bénévoles s’investissant ont un but commun, au-delà de leurs objectifs personnels : faire partie d’un projet original et unique permettant à des spectateurs de vivre ce parcours à l’aveugle dans un quartier de Montréal. A travers des ateliers où les personnes doivent rapidement faire confiance à l’autre – en apprenant la technique de guidage, les guides font l’expérience d’avoir les yeux bandés – un lien fort se crée. Naît de ce projet une synergie particulière, au travers de la multiplicité des participants et des rencontres entre eux et avec les spectateurs. Ce qui donne l’ampleur du projet, c’est la démultiplication de ces duos qui sillonnent les rues. Chaque guide est seul avec son spectateur, mais au final, deux cent quarante duos auront arpenté le quartier, chacun de manière unique, mais tous auront vécu cette même expérience à l’aveugle.

Amener les participants à revisiter leur quotidien, à le transformer en une

aventure

Martin et Martial ont choisi, dans ce projet, de partir du quotidien sans l’aménager. Les personnes qui ouvrent leur porte n’ont rien d’autre à faire qu’à avoir une réaction très simple, individuelle, il n’y a pas de comportement spécifique demandé ; elles proposent quelque chose d’elles, de leur vie. Dans la rue, tout est quotidien, sauf le duo insolite qui se promène. Cela amène des réactions, des interactions non prévues. Les guides, eux, reçoivent la consigne de ne pas décrire l’espace et ne pas donner le nom des rues, dans le but de créer un espace qui, va devenir peu à peu complètement imaginaire pour le spectateur, et qui l’amènera à l’imagination, à la créativité et au mouvement. Ce projet travaille sur la transformation qui se produit dans le corps du spectateur par l’occultation de la vue. Le danseur se doit d’oublier qu’il est danseur afin d’être disponible au

spectateur qu’il va accueillir, après plus de deux heures de déambulation. Il doit s’adapter à l’état de chaque spectateur : « il devient canal de l’énergie qu’il reçoit. » Il doit trouver des chemins pour rester présents aux spectateurs qui se succèdent. Il leur est proposé de travailler avec les corps des spectateurs comme avec des matériaux et de voir où ils peuvent l’amener, sans idée préétablie. Le danseur ne met jamais le spectateur en position d’incapacité : il utilise sa technique pour l’accompagner dans une relation de réciprocité et de dialogue.

« La fiction n’est qu’une autre forme de la réalité »74

Les citoyens : partie prenante du processus créatif

A travers des ateliers avec les guides, les non-voyants, les danseurs, les auteurs et des rendez-vous individuels avec les commerçants et les portes ouvertes, les chorégraphes leur expliquent leur projet et donnent certaines consignes, guident et donnent des pistes aux différents acteurs – au sens de participants actifs et non de comédiens – du parcours afin qu’ils puissent remplir le rôle – la place qu’ils doivent occuper – qui sera le leur. Chacun à sa manière trouve un espace de liberté de création. Ce sont les participants qui font le parcours, dans un certain sens, puisque sans eux, cela serait différent. Contrairement à un spectacle conventionnel où l’objet artistique existe – en ce sens où il est visible et délimitable, sur une scène – avant que le spectateur n’entre, ici, le parcours n’existe pas sans le guide et le spectateur. Les différentes personnes qui interviennent tout au long du parcours viennent s’ajouter à la proposition artistique. Nous reparlerons de la place du spectateur dans la dernière partie de ce mémoire. Donner la possibilité aux citoyens d’être créateurs à leur tour est un des objectifs que se sont donnés les arrondissements dans les programmes d’aide financière.

À travers ce projet, les artistes profitent de l’échange culturel privilégié en découvrant une réalité sociale tout à fait différente de celle qu’ils connaissent et se servent de ces rencontres pour enrichir leur démarche artistique.