• Aucun résultat trouvé

Chapitre 3 : Un désir de réussite et d’ascension sociale

I. Une volonté de reconnaissance sociale

La société d’Ancien Régime apparaît bien souvent comme une société hiérarchisée dans laquelle toute possibilité de changement semble improbable. Pourtant, nos chevaliers de fortune cherchent à faire évoluer leur statut. Ainsi semble-t-il nécessaire d’établir une stratification de la société d’Ancien Régime avant de nous intéresser à leur possibilité d’ascension sociale. Cette partie s’inscrit alors directement au cœur des débats historiographiques où s’affrontent les tenants d’une stratification par ordres à ceux d’une catégorisation par classes. Dans les années 1960, une controverse a essentiellement opposé Roland Mousnier361, théoricien d’une distinction sociale qui repose sur une hiérarchie des

honneurs et des dignités à Ernest Labrousse qui lui préfère une classification en termes de statut socio-professionnels et de niveau de fortune. Comme le souligne Bernard Lepetit, « ce débat aujourd'hui reste intéressant par les blocages qu'il révèle »362. De fait, l’analyse des

structures de la société est réductrice et caduque et l’idée de Jean-Claude Perrot363 d’étudier

plutôt les relations sociales que les structures en elles-mêmes semble véritablement pertinente. Ainsi la mobilité sociale devient-elle une réalité dans cette société d’Ancien Régime et nécessite-t-elle qu’on accorde son attention à la hiérarchie.

Si, durant le siècle, certains aspirent à vivre une vie plus qu'ordinaire, les aventuriers rêvent eux de richesses, de renommée et certains font en sorte d'y parvenir. Leur difficulté réside dans le fondement même de la structure sociale de l’époque. Selon Jean-François Solnon à l’entrée « hiérarchie et mobilité sociales » du Dictionnaire de l’Ancien Régime, la hiérarchie sociale est « subtilement modelée par quatre critères d’importance décroissante : la dignité (qui fait de la société partiellement une société d’ordre), le pouvoir, la richesse (qui en fait un peu une société de classes) et la considération, élément régulateur du classement »364.

Des critères sur lesquels l’aventurier doit alors jouer pour parvenir à ses fins.

361 MOUSNIER (Roland), Les hiérarchies sociales de 1450 à nos jours, Paris, PUF, 1969, 196 p.

362LEPETIT (Bernard), « La société comme un tout : sur trois formes d'analyse de la totalité sociale », Les

Cahiers du Centre de Recherches Historiques [En ligne], 22 | 1999, mis en ligne le 17 janvier 2009, consulté le

01 mai 2018. URL : http://journals.openedition.org/ccrh/2342.

363 PERROT (Jean-Claude), « Rapports sociaux et villes », Annales ESC, 1968, p. 241-268. 364 BELY (Lucien), dir., Dico AR, « hiérarchie et mobilité sociales », p. 637.

103 D’après Luciano Allegra, « les sociétés d’Ancien Régime ont été traditionnellement représentées comme des sociétés immobiles, caractérisées par un rigide compartimentage en ordres, corps, corporations ; les comportements des individus y étaient dominés par le poids des rôles et des hiérarchies sociales et productives »365. Pourtant, en étudiant les destinées des

aventuriers, on constate que les chevaliers de fortune semblent jouir d’une assez grande liberté d’accès à certaines dignités et postes hauts placés. Ils font montre d’une détermination à toute épreuve afin d’atteindre leur objectif, défiant alors la société. Comme le souligne Suzanne Roth, « l'aventurier est celui qui ose. Dans des circonstances dangereuses, hors des cadres habituels, soit qu'il triche, trompe, trahisse, vende ou espionne, il fait, un jour ou tous les jours un pari dangereux où il peut gagner ou perdre tout d'un seul coup »366. Une telle

détermination à réussir peut interpeller. Il paraît alors pertinent de s’intéresser à cette volonté de reconnaissance sociale poussée à l’extrême, mais aussi aux critères sur lesquels influer, afin de mieux appréhender le monde social dans lequel les aventuriers évoluent.

Le critère le plus difficile à faire évoluer est la dignité. Au sens classique du terme, la dignitas est liée à l’exercice d’une charge. Il s’agit d’une fonction ou d’un titre, caractérisés différemment chez chaque penseur, qui donne un rang plus ou moins élevé dans la société. Si pour Hobbes la dignité tient davantage lieu de valeur publique, elle est propre à l’aristocratie pour Montesquieu. Charles Loyseau, quant à lui, tente de la définir en 1610, dans son Traité des ordres et des simples dignités. Ce juriste s’efforce de dresser un tableau de la codification sociale du XVIIe siècle en posant comme postulat de départ à son ouvrage que la société est ordonnée et qu’il existe un ordre naturel immuable créé par Dieu. Chacun est alors placé dans cette société en fonction de l’ordre et du rang qui convient à sa nature. Ainsi une hiérarchie s’opère-t-elle en fonction d’une hypothétique ascension. Charles Loyseau propose également une analogie entre la société et l’organisation militaire. Il distingue donc la noblesse de la roture en s’appuyant sur l’idée de commandement. Un rôle qui reviendrait davantage à la noblesse qu’au clergé d’après Arlette Jouanna367. Dans son ouvrage Ordre social : mythe et

hiérarchie dans la France du XVIe siècle, qui reprend l’essentiel de sa thèse, l’historienne montre que l’accès à la noblesse est plus difficile à partir de 1520 car l’aristocratie développe

365ALLEGRA (Luciano), « Un modèle de mobilité sociale préindustrielle, Turin à l’époque napoléonienne »,

Annales. Histoire, Sciences Sociales, 2005/2 (60e année), p. 443-474. URL : https://www.cairn.info/revue- annales-2005-2-page-443.htm.

366 ROTH (Suzanne), Les aventuriers au XVIIIe siècle, op. cit., p. 15.

367 JOUANNA (Arlette), Ordre social : mythe et hiérarchie dans la France du XVIe siècle, Paris, Hachette, 1977,

104 un certain imaginaire social. De fait, avec les théoriciens de l’idée de race émerge la thèse d’un groupe fondé autour de la naissance, de l’importance du sang et de l’hérédité. Un privilège visible chez Rabelais dans Gargantua, quand il décrit l’abbaye de Thélème où la vie utopique est en réalité réservée à une élite.

Rappelons, comme l’indique Fanny Cosandey, que « les hommes d’autrefois ne se privaient pas de classer, mais [qu’]ils le faisaient dans le cadre de représentations du monde qui ne sont plus les nôtres »368. Ainsi, dans les esprits du siècle, le roturier ne peut-il accéder à

la noblesse. Maubert né simple plébéien ne peut prétendre à un titre honorifique. Il doit composer avec son héritage familial pour évoluer dans le monde. Ses origines et son nom sont donc de première importance. Penchons-nous alors quelques instants sur le patronyme de notre aventurier qui revêt différentes significations. D’origine germanique, il s’agirait notamment d’une déformation de l’ancien prénom Amalbehrt, composé de « Amal », relatif aux rois Wisigoths et de « behrt » signifiant illustre ou brillant369. Ce peut également être une

détérioration du nom « Madelbert » désignant un orateur renommé370 ou une dérivation du

nom d’un saint, en latin « Madelbertus »371. Il nous faut retenir que ce patronyme est donc

plutôt commun et ne véhicule aucune histoire exceptionnelle ni titre ou particule.

La lignée paternelle de notre aventurier est en effet non noble et Maubert reconnaît « la roture de son père »372 dans un courrier à un proche du margrave de Bade-Dourlach,

Pourtant le chevalier de fortune entend définir sa roture comme la noblesse en mentionnant titres et rangs :

« S’il y a des grades & des titres entre les Roturiers, je peux prétendre à l’illustration dans cette classe, tant du côté paternel que maternel. Mais comme entre Roture & Roture la probité fait toutes les distinctions honorables, je ne citerai qu’elle pour mes 32 quartiers. Elle est héréditaire dans ma famille depuis plus de 500 ans connus. C’est tout le titre que je réclame sur ma naissance »373.

Maubert a déjà évoqué dans son mémoire autobiographique que « dans le Tiers-Etat

368 COSANDEY (Fanny) dir., Dire et vivre l’ordre social, Paris, EHESS, 2005, p. 18.

369 GERMAIN (Jean) et HERBILLON (Jules), Dictionnaire des noms de familles en Wallonie et à Bruxelles,

Editions Racine, Bruxelles, 2007, p. 716.

370 De « madal » : discours et « bert » : renommé.

371 MENAGE (Gilles), Dictionnaire étymologique de la langue françoise, t. 1, Paris, Briasson, 1750, p. IXX. 372 AGK, FA 5 A Corr 13, 3, lettre de Maubert à un destinataire inconnu du 17 septembre 1761.

105 on ne se distingue que par la probité »374. Cette qualité morale constituerait alors l’identité

sociale de cette catégorie. Pour l’aventurier « ce seroit folie (…) de vouloir montrer dans [sa] famille quelque autre distinction »375. Il entend faire preuve d’une scrupuleuse honnêteté

envers le destinataire de sa lettre, les potentiels lecteurs de son manuscrit mais aussi tous ceux qui le côtoient.

Même si Maubert reconnaît sa roture et semble s’en contenter, il paraît critique envers la transmission d’une supériorité sociale par la naissance. En ironisant notamment sur les quartiers de noblesse qui expriment l’ancienneté des titres aristocratiques en fonction des ascendants de chaque génération, l’aventurier ébauche son point de vue. Revenons quelques instants sur la définition du dictionnaire d’Antoine de Furetière :

« il faut seize quartiers pour prouver la noblesse de quatre races dans les Compagnies où on ne reçoit que les Nobles. Ce mot de quartier, que l'on demande pour les preuves de Noblesse, vient de ce qu’autrefois on mettoit sur les quatre coins d'un tombeau les Écus du père & de la mère, de l'aïeul & de l'aïeule du défunt. On voit en Flandres & en Allemagne des tombeaux où il y a 8, 16, & 32 quartiers de noblesse »376.

En utilisant cette méthode de décompte réservée aux aristocrates, Maubert semble ridiculiser la noblesse et marquer sa désapprobation d’une telle méthode de calcul. L’aventurier a peut-être également été marqué par une mesure prise par Louis XV en 1760 et qui a pour objectif de réserver la présentation à la cour à des familles dont la noblesse remonte au-delà de 1400. Toutefois, comme le souligne Henri Carré, « en appliquant celle-ci à la rigueur on aurait chassé de la Cour plus d’un tiers des familles qui s’y trouvaient »377. Il est

possible que notre chevalier de fortune s’amuse de ces pratiques ancestrales et bafoue ce fondement même de l’aristocratie. A dessein ou non, la mise en perspective de sa propre roture et des quartiers de noblesse ne rend que plus visible son origine sociale.

La basse extraction de Maubert et son absence de titre sont pénalisantes en ce sens qu’elles ne lui permettent point d’accéder à de hautes fonctions. Il le reconnaît d’ailleurs de lui-même dans son mémoire envoyé à Kaunitz : « je ne me suis point recommandé par ma

374 MBC, p. 7. 375 Ibid.

376 FURETIERE (Antoine), Dictionnaire universel françois & latin, Paris, Pierre-François Giffart, 1732, p. 1209. 377 CARRE (Henri), La noblesse de France et l’opinion publique au XVIIIe siècle, Paris, Honoré Champion,

106 naissance »378. De fait son patronyme ordinaire ne lui ouvre pas les portes des grandes

maisons parisiennes, même s’il côtoie Pâris de Montmartel, comme il le laisse entendre dans son mémoire autobiographique : « Je vis M. Paris de Montmartel, pour qui M. de l’Aulnay procureur domanial de M. le duc D’Orleans dont le vicomte d’Auge, et le magistrat universel de ce petit pays, m’avoit donné recommandation »379. Maubert demeure un homme du peuple

qui a comme principal défaut d’être né dans une famille sans titre et sans fortune mais qui désire changer sa destinée, un point commun avec de nombreux aventuriers. S’appuyant sur les héros des romans de Gatien Courtilz de Sandras, René Desmoris indique qu’il existe, pour les chevaliers de fortune, une certaine discordance entre leurs origines et la condition à laquelle ils aspirent. Leur malheur est alors d’être nés dans une famille sans ressource, comme en témoigne le héros M. de B*** qui fait remarquer au lecteur « du moment où je suis venu au monde, la fortune a commencé à me persécuter »380.

Désireux de trahir son identité originelle, l’aventurier a l’idée de s’inventer un nouveau patronyme. Selon Vincent Denis, il existe une véritable « pratique de l’imposture »381

qui allie « un socle commun de gestes et de techniques »382 et qui concerne à la fois une

usurpation de l’identité personnelle mais également du rang social. De ce fait, d’après Alexandre Stroev, le chevalier de fortune « se cache derrière des dizaines de noms et de titres inventés de toutes pièces »383, à l’instar de Saint-Germain ou Casanova, Maubert utilise un

nom de famille normand pour se créer un nouveau personnage. Il usurpe alors le patronyme de « Gouvest » qui, selon le Dictionnaire généalogique de François-Alexandre Aubert de La Chesnaye Des Bois, vient d’un « écuyer sieur du Port de Rougemare, en Normandie, élection d’Avranches »384. Un nom courant, plutôt commun dans sa province d’origine et qui ne doit

éveiller aucun soupçon. Loin de sa patrie, Maubert veut se faire oublier des autorités religieuses comme il l’indique dans un courrier : « le nom de Gouvest que j’ai pris en quittant ma province, est si obscure qu’il ne sçauroit me faire soupçonner de vanité ; & j’étois alors dans l’obligation de quitter mon nom, pour me dérober aux poursuites des Moines que je

378 AV, 22523, f°34 lettre de Cobenzl à Kaunitz du 16 juin 1759. 379 MBC, p. 9.

380 COURTILZ DE SANDRAS (Gatien de), Mémoires de Mr. de B***, Amsterdam, chez Henri Schetten, 1711,

p. 1-2, cité dans DEMORIS (René), Le roman à la première personne, op. cit., p. 230.

381 DENIS (Vincent), « Imposteurs et policiers au siècle des Lumières », Politix 2/2006 (n° 74 ), p. 12. 382 Ibid., p. 12.

383 STROEV (Alexandre), Les aventuriers des Lumières, op. cit., p. 21.

384 AUBERT DE LA CHESNAYE DES BOIS (François-Alexandre), Dictionnaire généalogique, héraldique,

107 quittois »385. Un nom sans prétention d’après Maubert, alors qu’il semble, comme nous le

verrons plus avant, qu’un blason lui soit tout de même attaché !

Selon Chevrier, Maubert ne se cantonne pas à cette unique fausse identité. Au gré de ses aventures, le chevalier de fortune apprivoise l’alphabet pour s’inventer sans cesse de nouveaux noms : François-Louis Maubert, mais également Imbert Racourt à Paris, Georges Rolin de Saint Quentin à Strasbourg, Gouvest à Dresde, Jean-Henri Maubert à Lausanne, M. André à Valenciennes et Cambrai et Martin386 à Francfort. Des changements de patronymes

qui sont mentionnés par le pamphlétaire nancéen, « afin que tout le monde se précautionnât contre un homme qui peut tromper tout le monde »387. Nulle preuve n’est faite de ces identités

multiples, mais il est possible que notre aventurier ait eu à passer incognito quand il et devenu espion pour le compte de la France.

Notre seule certitude est que Maubert devient effectivement « chevalier de Gouvest » au moment où il est précepteur388 du fils du comte Rutowski. Un patronyme que le chevalier

de fortune reconnaît avoir emprunté, il indique dans son mémoire envoyé à Kaunitz :

« Le nom que j’ai ajouté au mien n’est point de ceux que choisit un aventurier pour s’en faire un passeport. Je m’appelai de Gouvest en Saxe, parce que j’avois à cacher ma profession chés les Capucins, laquelle eut été décelée avec mon vrai nom, étant rare que quelque Normand ne se rencontre pas dans un pays de commerce »389.

Maubert justifie donc ici son imposture, arguant qu’un Normand n’aurait pas manqué de faire le lien entre son nom et celui de son père. Maubert signe alors ses courriers envoyés depuis Königstein « votre très humble et obéissant serviteur, de Gouvest »390. Les archives

conservées à Dresde témoignent, quant à elles, de l’arrestation de Louis Henri de Gouvest391

ou encore Gouvert392 ou Pouvert393. Dans la version donnée par Johann Christoph Adelung de

la vie de notre auteur, on retrouve Maubert à Varsovie où il se fait embaucher comme

385 AGK, FA 5 A Corr 13, 3, lettre de Maubert à un destinataire inconnu du 17 septembre 1761.

386 CHEVRIER (François-Antoine), Les Amusements des Dames de B***, Epître dédicatoire « à Monsieur Jean-

Henri Maubert, dit Gouvest, retiré incognito à Francfort sous le nom de M. Martin », p. II.

387 CHEVRIER (François-Antoine), Histoire de la vie de H. Maubert, op.cit., p. V. 388 Ibid., p. 17.

389 AV, 22523, f°34 lettre de Cobenzl à Kaunitz du 16 juin 1759.

390 AD, 11254, Gouvernement Dresden loc. 14606, f°96, lettre de Maubert à Monsieur de Saul du 17 octobre

1751.

391 AD, 11263, Festungskommandantur Königestein n°227. 392 Ibid., f°7.

108 précepteur, sous nom de Ritter Gouvest, se faisant passer pour un noble appauvri394. Une

version qui fait écho à celle de Chevrier qui note dans le titre même de son ouvrage que l’aventurier se nomme « soi-disant chevalier de Gouvest » et dans lequel le libelliste explique que « Maubert fut (…) installé [en Saxe] sous le nom de Chevalier de Gouvest »395. Pour le

pamphlétaire, cette usurpation est nécessaire à l’auteur qui doit approcher les grands du royaume :

« Il lui falloit un titre pour figurer dans la première maison du Royaume je crois que s'il eut été obligé de produire ses lettres de Noblesse, & qu’au défaut d'en avoir, il eût dû s'en procurer il lui auroit été difficile de réussir, surtout dans sa patrie. Il faut de l'argent pour décrasser le vilain ; sans ce puissant métal, l'Epicier reste ce qu'il est, il garde sa boutique »396.

Toutefois, le Nancéen reconnaît que Maubert aurait peiné à acquérir ce titre en France puisqu’il ne possède pas suffisamment d’argent pour l’acheter alors que Saint-Flour l’affuble du titre de baron dans son ouvrage. Maubert s’épanche sur sa condition et sur « l’accusation qui [lui] est intentée, d’avoir usurpé un nom & une naissance nobles »397.

L’aventurier ne reconnaît pas ce qui lui est reproché et il tente de se justifier en dénigrant la noblesse et les méthodes douteuses d’anoblissement :

« Et en vérité, la noblesse est en France une acquisition si aisée depuis cent ans, qu’il n’y a que la grande opulence capable de lui obtenir de la considération. Croyés- vous que je me trouvois honoré d’être annobli, ou fils d’annobli en France, quand Joseph Outrequin398 Boueur &

Gadouard de Paris reçoit la noblesse en récompense de son talent pour nettoyer les rues & les boulevards de la capitale ? »399.

En mentionnant Joseph Outrequin, qui fut en effet récompensé par une belle pension et des lettres de noblesse pour les aménagements qu’il réalise dans la ville de Paris, Maubert

394ADELUNG (Johann Christoph), Geschichte der menschlichen Narrheit, oder Lebensbeschreibungen

berühmter, op. cit., p. 385.

395 CHEVRIER (François-Antoine), Histoire de la vie de H. Maubert, op.cit., p. 18. 396 Ibid.

397 AGK, FA 5 A Corr 13, 3, lettre de Maubert à un destinataire inconnu du 17 septembre 1761.

398 Joseph Outrequin était entrepreneur des pavés de la ville Paris, il a travaillé sur les ornements des espaces

verts. C’est notamment à lui qu’on doit la création de boulevards intérieurs à quatre rangs d’arbres. Il a également mené le projet de démolition des maisons construites sur les ponts et a proposé de faire voûter les souterrains où passent les canalisations d’eau de la ville.

399 Archives générales Karlsruhe, FA 5 A Corr 13, 3, lettre de Maubert à un destinataire inconnu du 17 septembre

109 rejoint l’avis d’autres écrivains du siècle. De fait, Voltaire souligne, lui aussi dans un de ses courriers, qu’il s’agit d’une récompense disproportionnée : « On dit qu'on a donné des lettres de noblesse et une grosse pension au sieur Outrequin, pour avoir arrosé le boulevard. Si je travaillais à l’Encyclopédie, je dirais, à l’article Pension : M. Outrequin en a reçu une très forte »400.

Il est remarquable que Maubert, qui est roturier, fasse ici une distinction entre les nobles de naissance et les anoblis. S’il est vrai que les anoblis sont juridiquement des nobles et qu’ils acquièrent les mêmes privilèges qu’eux, il n’en demeure pas moins que la noblesse marque une différence sociale avec eux, tout comme le peuple. Saint-Simon le rappelait d’ailleurs : « Les Rois font des anoblis, mais non des nobles »401. De fait, selon Annie

Antoine, le monarque ne peut changer la filiation et faire que « l’anobli eût des ancêtres nobles »402. Cette distinction entre aristocrates de naissance et les nouveaux titrés est

également mise en avant par Roland Mousnier, qui explique que « même à la fin du XVIIIe siècle, l'usage distingue très nettement les anoblis et les nobles. Pour l'ensemble de la population, un anobli n'a pas encore l'essentiel : la condition, la qualité, la naissance »403.

Un petit nombre seulement de chevaliers de fortune peut se prévaloir d’être d’extraction noble. D’après Alexandre Stroev, « il y a peu d’aristocrates authentiques parmi les aventuriers : le baron de Tschoudy, le baron de Bilistein, le chevalier d'Eon, bien que ce