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Voix du podcast et voix intérieure : la trace de l’intime

Au regard des réflexions que nous avons menées jusqu’ici, nous pouvons affirmer que la voix trouve potentiellement un écho en l’auditeur. Aussi le podcast est-il un média qui peut résonner en un auditeur, à la fois du fait des histoires qui lui sont contées, des modulations de la voix, mais aussi de par la nature même du son. Comme nous l’avons souligné précédemment, l’écoute donne réalité au son pour l’être humain. Le son – dont fait partie la voix – étant par essence éphémère – même si la reproductibilité technique et les possibilités d’action sur le son étendent désormais le champ des possibles – la voix est évanescente.

Si la voix peut trouver un écho ou une résonnance en l’auditeur, notamment grâce au « punctum sonore », nous conviendrons dès lors qu’une pensée de la trace laissée par cette voix en l’auditeur est pertinente. Cependant, à l’inverse du punctum dans la photographie, difficile de pointer du doigt le détail de la voix qui fait advenir en nous l’intime, cette proximité avec la voix qui nous touche. Dominic Pettman décrit la difficulté de saisir sur le fait un « punctum sonore », qui, contraint par le caractère passager du son, est condamné à se dérober :

« For a scopophilic culture, in which seeing is believing, being unexpectedly pierced by sound does not leave the same kind of wound or trace as seeing an image. It cannot be verified or fixed, as Walter Ong notes; a sound leaves the same moment it arrives. One cannot point to an image and say, “Here—look—that’s (l’auteur souligne) what really gets me!” One can only do that awkward staccato anticipation in which we say to the other person in the room, “It’s coming up . . . here (l’auteur souligne). . . no wait . . . sorry . . . after the chorus . . . wait . . . wait . . . here!” There is a different temporality involved, one that changes the stakes, especially in terms of how one is supposed to respond — aesthetically and ethically. The aural punctum (l’auteur souligne) invites us to listen on two registers at once, those so well articulated by Cavarero and Dolar. It conveys the improper within the proper, the plural

within the singular, the contingent within the essential, the alien within the human — and vice versa66. »

L’éclairage de l’analyse de Dominic Pettman nous permet d’appliquer une pensée de la trace à la voix du podcast natif à la première personne. Nous délaissons un instant les sons environnants pour nous consacrer seulement au premier plan sonore, en postulant que, la voix étant l’élément sonore le plus mis en valeur dans les podcasts à l’étude, elle est le son qui laissera le plus facilement une trace. Elle est aussi, de toute évidence, la plus aisée à étudier, car la plus facile à circonscrire. Le terme de « trace », dans son acception populaire, peut être entendu comme ce qui laisse la marque d’une action, l’empreinte qu’elle a laissée. La voix qui s’éteint, la fin d’une phrase, une intonation descendante ou un silence après un récit particulier peut réveiller l’absence, appeler à la mémoire et au passé de l’auditeur. Ainsi, Dominic Pettman nous invite à penser la voix dans le podcast comme parvenant à immerger l’auditeur, à créer une atmosphère faite de traces de sons qui évoquent un univers et renforcent son immersion. Il semble que cet univers de sons, de paroles, d’intonations et de rythmes soit propre à chaque individu, dans la mesure où chaque écoute diffère et chaque son trouve un écho particulier en chacun de nous. Aussi, la trace laissée par la voix varie en intensité et enregistre – on ne sait ce qui aura été retenu et discriminé inconsciemment par l’auditeur. Nous arrivons ainsi à la thèse que l’environnement sonore créé dans le podcast est autre que celui qui est effectivement entendu, mais aussi de celui qui laisse une trace – éphémère ou plus durable – en l’auditeur. Chaque auditeur co-créé alors l’univers sonore lié au récit personnel, et donne une tonalité particulière au récit. Il fait donc advenir une part de son intimité dans cette écoute, en discriminant la voix et les sons selon sa propre sensibilité – donc son intimité. Une pensée de la trace nous mène ici à penser que l’intime est co-construit : il est à la fois l’intime du producteur et l’intime de l’auditeur. L’auditeur reçoit – par l’écoute – et, dans une certaine mesure, partage l’intime avec la personne qui raconte son récit dans le podcast. Il partage à la

66 « Dans une culture scopophile, pour laquelle voir, c’est croire, être transpercé par un son de manière inattendue,

ne laisse pas la même sorte de blessure ou de trace que voir une image. Cela ne peut pas être vérifié ou établi, comme Walter Ong le constate ; un son disparaît dès l’instant qu’il arrive. On ne peut pas pointer du doigt une image et dire, « Là – regarde – c’est (l’auteur souligne) ce qui me touche vraiment ! » On ne peut que faire cet étrange staccato anticipé dans lequel on dit à l’autre personne dans la pièce, « Ça arrive… là (l’auteur souligne)… Non, attends… Pardon… après le refrain…attends…attends…là ! » Cela implique une temporalité différente, une temporalité qui modifie les enjeux, particulièrement en termes de comment on est supposé y répondre – de manière esthétique et éthique. Le punctum (l’auteur souligne) sonore nous invite à être attentif à deux registres à la fois, ceux qui sont si bien articulés par Cavavero et Dolar. Il transmet l’inapproprié au sein de l’approprié, le pluriel au sein du singulier, le contingent au sein de l’essentiel, l’extraterrestre parmi l’être humain – et vice versa. » PETTMAN, Dominic, 2011, pp.157-158.

fois en étant témoin par l’écoute, et en partageant sa propre intimité, dans une certaine démarche d’ouverture.

Après ce constat de l’intime dans la trace – qui reste du registre de l’insaisissable cela-dit – penser la trace dans le podcast nous conduit, avec Jacques Derrida, à faire un parallèle entre la voix à la première personne dans le podcast et la voix intérieure de chaque individu.

2. Voix du podcast : une voix intérieure ?

Nous avons vu plus haut l’exemple du podcast « Mangez-moi » de Caroline Arrouet, qui utilisait la première personne en reproduisant une narration semblable au flot de sa pensée, à la « voix » de sa conscience. Aussi, elle extériorisait une parole intérieure, tout en conservant les formules propres à ce que Jacques Derrida nomme la « voix phénoménologique ». Dans La

Voix et le Phénomène il définit en effet comme « cette chair spirituelle qui continue de parler

et d’être présente à soi – de s’entendre – en l’absence du monde67 ». En quelques mots, la voix phénoménologique correspond à cette voix de la pensée, propre à chaque individu : ce qu’il appelle « le s’entendre parler68 ». Dans le cas du podcast à la première personne, il semblerait que nous puissions faire un parallèle entre cette voix phénoménologique et l’écoute d’une voix de podcast dans une narration à la première personne.

Pour tenter cette comparaison, appuyons-nous sur une explication de « la voix de la conscience » chez Derrida par Françoise Dastur, dans son article « Derrida et la question de la présence : une relecture de La Voix et le Phénomène » :

« C'est pourquoi la voix et l'appel peuvent être des modes du discours et non pas seulement du langage, exactement de la même manière que l'écoute, qui ne veut pas dire d'abord perception acoustique. Mais la voix insonore de la conscience, parce qu'elle a le caractère d'un appel (l’auteure souligne), ne peut pas simplement être comprise sur le mode de la présence à soi immédiate, car un appel vient du lointain et est lancé vers le lointain (aus der

Ferne in die Ferne) (l’auteure souligne). La présence à soi du Dasein (l’auteure souligne) -

et non pas du sujet transcendantal - ne peut qu'avoir le sens d'une proximité dans (l’auteure souligne) la distance, parce que cette auto-affection qu'est l'expérience de l'appel de la conscience n'a pas lieu dans l'intimité de la vie solitaire, mais dans la quotidienneté, c'est-à-

67 DERRIDA, Jacques, La Voix et le Phénomène, Paris, PUF, 1967, pp.15-16. 68 Idem, p.96.

dire chez un être préoccupé par le « monde » et dont le soi n'est pas pure intériorité mais temporalisation, c'est-à-dire différance et différenciation par rapport à soi69. »

Nous pouvons rebondir sur cette « proximité dans la distance » dépeinte par Françoise Dastur pour comparer la voix intérieure du sujet à la voix du podcast raconté à la première personne, la voix écoutée et entendue par le sujet. Lorsque l’on écoute, chacun sait empiriquement que la « voix » intérieure se tait, pour s’ouvrir aux sons, aux paroles, à d’autres voix. Dans le cas du podcast à la première personne, nous formulons l’idée que cette voix qui parle aux oreilles de l’auditeur s’assimilerait à la voix phénoménologique de l’auditeur. En effet, elle représente elle aussi une forme de « proximité dans la distance ». Comme nous l’avons vu précédemment, l’utilisation de la première personne, l’écoute attentive de l’auditeur favorisent une proximité entre l’auditeur et le narrateur. D’autre part, une distance existe belle et bien entre les deux personnes, à la fois physiquement et temporellement. Ce constat nous invite donc à penser que ce que nous appellerons « l’entendre parler » du podcast à la première personne se rapprocherait du « s’entendre parler » de la conscience. Du point de vue – ou d’écoute – de l’auditeur, l’expérience est semblable : une voix, à la fois proche et distante, décrit, analyse, commente et réagit à une expérience vécue.

Cependant, des différences entre ces deux types de voix émergent. Tout d’abord, nous notons que la dimension d’appel de la voix phénoménologique s’efface, au profit d’une distance plus marquée, de ce que Derrida nomme la « différance ».

Dans un second temps, nous pouvons ajouter que, dans le cas de la « voix-je » du podcast, la « différance » se trouve aussi être une différence. En effet, la voix n’est pas celle que l’auditeur se représente en lui-même, ce n’est plus une voix projetée, mais une voix entendue. Cela engendre une conséquence : l’intériorité à l’œuvre n’est plus la même. Il se s’agit plus de d’une voix modelée par la pensée mais d’une voix qu’il faut recevoir. Cela suppose donc une posture d’accueil de la part de l’auditeur, qui, en tant que récepteur, doit donc s’investir dans la relation qu’il tisse avec cette voix.

Ce rapprochement entre la voix phénoménologique – qui est la voix de la lecture notamment – et la voix du podcast à la première personne nous a donc permis de mettre au jour l’implication de l’auditeur dans l’intime. Si des liens existent en effet entre ces deux types de

69 DASTUR, Françoise, « Derrida et la question de la présence : une relecture de La Voix et le phénomène », Revue de Métaphysique et de Morale, n°1 – janvier-mars 2007, p.16, [disponible en ligne :

voix, il semble que ce soit l’auditeur qui choisit, dans une posture d’accueil d’une passivité trompeuse, de faire de cette voix une voix phénoménologique qu’il s’approprie le temps du podcast. Cette appropriation semble favoriser à bien des égards la co-construction d’une intimité et le partage de l’intime, en puissance.

C. La démarche d’écriture à la première personne dans le podcast : une