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L’écriture sonore de l’intime

C. La démarche d’écriture à la première personne dans le podcast : une démarche

3. L’écriture sonore de l’intime

Nous avons tenté d’appliquer des modèles de l’écriture textuelle à l’écriture du podcast. Mais l’écriture du podcast à la première personne possède pourtant un aspect bien spécifique, qui saute, non pas aux yeux, mais aux oreilles : cette écriture est avant tout une écriture sonore. En effet, l’écriture de la « voix-je » n’est pas seulement une écriture textuelle ; ces textes et ces mots sont des sons en devenir, ils sont pensés pour être dits, et non pour être strictement écrits. Si la démarche est comparable à la démarche du roman autobiographique, il est clair que la pensée de l'oralisation du texte est un élément déterminant dans l’écriture. Car si le podcast personnel est très écrit, il doit cependant se faire oublier comme texte littéraire pour servir la voix et les sons. Écrire sonore c’est par exemple penser les différents plans sonores, lors de la captation et au montage. Élodie Font affirme d’ailleurs que l’écriture du podcast a d’autres dimensions à envisager que la dimension strictement littéraire : « Après j’ai essayé [d]’écrire [« Coming-in »] d’une manière radiophonique, en essayant d’imaginer des situations radiophoniques pour que tout ça le soit. Mais tu n’écris pas de la même manière que… Ce n’est pas un roman, évidemment82. »

Pour écrire un podcast à la première personne, il s’agit de mettre à distance l’écriture littéraire « classique », celle du roman ou de la rhétorique par exemple, pour adapter l’écriture au média. Prendre ses distances avec l’écriture « traditionnelle » est parfois une difficulté rencontrée par les réalisateurs de podcasts non professionnels, comme en témoigne Silvain Gire :

« Quand c’est leur voix, les réalisateurs leur font beaucoup travailler leur voix. Parfois il y a une coach vocale qui vient pour les aider. Mais autant dans la manière de placer sa voix que dans la façon d’écrire. On leur dit d’écrire simplement, on leur dit de se méfier des formules très françaises – et ça c’est un vrai problème. Là on est sur un podcast par exemple que je trouve difficile : la fille est très littéraire, c’est quelque chose de très intime, mais elle l’écrit au passé simple – « je fus surprise », tu vois. Il y a des tournures rhétoriques, des formules très françaises, très littéraires qu’on voit tout le temps réapparaître, et qui ne marchent pas en podcast selon moi, ça fait faux, c’est trop écrit. Il faut arriver à oraliser son expérience. Alors on oralise jamais tout à fait, c’est écrit, mais on voit bien que, ce qui peut être touchant dans le podcast, c’est quelqu’un qui cherche ses mots, qui semble hésiter… Et pourtant chaque mot compte83. »

La voix et le texte sont donc interdépendants. Aucun ne s’auto-suffit dans le podcast intime : la voix est dépendante du texte, et le texte est pensé pour la voix. Aussi, paradoxalement, l’écriture est vitale et très travaillée, mais doit retranscrire un certain naturel, une fluidité orale

82 Annexe II. b) Entretien avec Élodie Font. 83 Annexe II. e) Entretien avec Silvain Gire.

qui pousse à éviter les formules toutes faites et allier écriture et oralité. La compétence d’écriture est donc tout autre que celle de l’écriture du roman autobiographique : l’auteur du podcast doit savoir écrire sonore. Écrire sonore, c’est donc d’abord savoir oraliser un texte, le penser pour la diction et pour l’écoute plutôt que pour l’écriture textuelle et la lecture.

Dans le contexte du podcast natif de création à la première personne, écrire sonore c’est aussi adopter des codes narratifs, qui reprennent massivement les schémas narratifs classique du récit : accroche, mise en contexte, développement, rebondissement(s), chute. Dans la sphère du podcast à la première personne, ces schémas ont été codifiés et appliqués initialement dans les podcasts anglo-saxons, comme avec « Serial ». Ce qui est caractéristique de cette écriture, c’est l’efficacité du récit, son « storytelling ». Cette forme d’écriture condensée, où chaque mot est pesé, où chaque mot compte, a été adoptée au fil des années par les réalisateurs sonores français, et semblent de plus en plus admis comme un prérequis dans l’écriture sonore à la première personne. Cette forme d’écriture semble s’être imposée doucement, pour devenir une sorte de standard de l’écriture sonore.

Face à l’augmentation du recours à des schémas bien huilés, Élodie Font met en garde la création dans la sphère du podcast natif intime face à ce qui pourrait évoluer comme une « systématisation84 ». Cet écueil pourrait dès lors signer le mandat d’arrêt de l’intime. Un cadre trop défini pourrait en effet brider le naturel, la nonchalance de l’intime et son imprévisibilité. Comme nous le rappelle Alain Mons, « une expérience d’intimité recèle une composante de passivité. […] C’est une attitude fait de dérive, de disponibilité et d’hospitalité qui est le contraire même de maîtriser, posséder, dominer ou encore intimer et intimider. Si l’intime agit, c’est à notre insu, de manière involontaire et inconsciente85. »

Enfin, l’écriture sonore comporte une dernière dimension, totalement sonore cette fois-ci, et non plus liée à une écriture textuelle. La réalisation d’un récit sonore suppose la gestion des différents éléments sonores présents dans le podcast, et la gestion des différents plans sonores. Écrire sonore c’est donc aussi anticiper le montage et se projeter dans le produit fini pendant la captation des sons et l’enregistrement. Cette démarche est similaire à celle des réalisateurs audiovisuels, qui doivent penser en amont les différentes natures de plan dont ils auront besoin lors du montage, pour obtenir un contenu complet. Selon Silvain Gire, l’écriture sonore est donc une écriture propre, mais qui, comme dans toute écriture, possède certaines récurrences :

84 Annexe II. b) Entretien avec Élodie Font. 85 MONS, Alain, 2017, p.30.

« […] il y a des gens qui font des choses formidables sans savoir écrire. Des gens qui sont bons dans l’écriture sonore, pas dans l’écriture livresque, mais qui savent appréhender le sonore, le réel. Qui savent garder le micro ouvert quand l’interview est finie. La grande différence avec le reportage, c’est qu’on tourne avant, on tourne tout le temps. On enregistre avant. C’est pour ça que les trois-quarts des documentaires « Les Pieds sur Terre » ou souvent sur ARTE Radio, ça commence par « Ding Dong ! – Bonjour ! – Bonjour, ça va ? Rentrez, rentrez ! Vous voulez un café ? ». C’est l’une des phrases qu’on entend le plus souvent sur ARTE Radio « Tu veux un café ? Je te fais un café ? ». Et le bruit de la cafetière Nespresso. Voilà quelque chose qui n’existait pas il y a quinze ans, et maintenant tu n’as pas un documentaire dans lequel tu n’as pas la cafetière Nespresso86. »

Nous saisissons bien, avec cet exemple, que l’écriture sonore se rapproche alors plus de l’écriture audiovisuelle que de l’écriture textuelle, ces deux pratiques partageant l’écriture du récit à travers le montage. L’écriture sonore se caractérise alors par une certaine sensibilité et une intelligence sonores, qui consistent à sentir quand ouvrir le micro, comme l’on pourrait sentir lorsqu’il est nécessaire ou non d’allumer la caméra.

Notre réflexion sur l’écriture sonore et la manière dont est construite l’adresse dans le podcast natif à la première personne nous a ainsi permis de délimiter l’interdépendance de la voix et de l’écriture sonore. La voix ne suffit par elle-même à se faire l’écho d’une parole intime dans le sujet. Si l’importance de la voix pour le podcast à la narration incarnée est bien entendue manifeste et n’est plus à démontrer, l’importance de l’authenticité du ton et de la mise en forme du récit apparaît comme une condition sinequanone à l’apparition d’une parole intime, et qui soit ressentie comme telle par les auditeurs.

Par ailleurs, le podcast à la première personne est une forme de partage de l’intime bien différente de l’écriture d’un journal intime : l’adresse et la projection de l’écoute sont l’objectif même de l’écriture du podcast. L’écoute sous-tend et révèle le podcast natif incarné. Le podcast existe par et pour l’écoute. Aussi, l’écriture du podcast – qu’elle prenne la forme d’une écriture en amont pour les témoignages personnels de l’auteur ou en aval de l’enregistrement pour les témoignages extérieurs – est loin d’être innocente et libre. Elle résulte d’une prise en compte des codes classiques de la narration et d’une anticipation de la capacité d’écoute des auditeurs. Par conséquence, le podcast est très écrit et travaillé, mais doit se faire oublier comme tel. Il se fait penser comme un journal intime, doit avoir la puissance de l’abandon de l’écriture intime,

tout en résultant d’une pratique d’écriture codifiée et dense, qui cadre l’expérience intimement vécue.

Aussi, voix et écriture dans le podcast natif à la première personne sont de même nature. Façonnés et perfectionnés, ils doivent trouver le ton juste pour ne pas obstruer une parole vraie et authentique, qui permette de laisse la place à l’abandon d’une parole intime.