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Les voix des colombes

Le deuxième procédé archaïque pour interpréter les signes prophétiques fut celui du vol des colombes que Pausanias considérait comme un procédé oraculaire tout aussi vénérable que celui de l’interprétation du feuillage du chêne de Dodone :

Pausanias, Périégèse, VII, 21, 2, 12-18

καὶ οἱ Καλυδώνιοι τὸ παραυτίκα ὥσπερ ὑπὸ μέθης ἐγίνοντο ἔκφρονες καὶ ἡ τελευτὴ σφᾶς παραπλῆγας ἐπελάμβανε. καταφεύγουσιν οὖν ἐπὶ τὸ χρηστήριον τὸ ἐν Δωδώνῃ· τοῖς γὰρ τὴν ἤπειρον ταύτην οἰκοῦσι, τοῖς τε Αἰτωλοῖς καὶ τοῖς προσχώροις αὐτῶν Ἀκαρνᾶσι καὶ Ἠπειρώταις, αἱ πέλειαι καὶ τὰ ἐκ τῆς δρυὸς μαντεύματα μετέχειν μάλιστα ἐφαίνετο ἀληθείας

« Ils [les Calydoniens] ont recours, dans ces conditions [lorsqu’ils furent frappés de folie par Dionysos], à l’oracle de Dodone, car pour les habitants de cette partie du continent, les Etoliens et leurs voisins, Arcaniens et Epirotes, c’était les colombes et les réponses issues du chêne qui passaient pour recéler le plus de vérité »207.

Hérodote restituait la version tradionnelle mythologique du vol de deux colombes qui, racontait-il, étaient parties d’Egypte dont l’une s’était envolée vers Dodone et s’était posée sur le haut d’un chêne pour ordonner aux habitants de fonder un oracle et dont la seconde, était partie vers la Libye :

Hérodote, Histoires, II, 55, 1-2

ταῦτα μέν νυν τῶν ἐν Θήβῃσι ἱρέων ἤκουον, τάδε δὲ Δωδωναίων φασὶ αἱ προμάντιες? δύο πελειάδας μελαίνας ἐκ Θηβέων τῶν Αἰγυπτιέων ἀναπταμένας τὴν μὲν αὐτέων ἐς Λιβύην τὴν δὲ παρὰ σφέας ἀπικέσθαι, ἱζομένην δέ μιν ἐπὶ φηγὸν αὐδάξασθαι φωνῇ ἀνθρωπηίῃ ὡς χρεὸν εἴη μαντήιον αὐτόθι Διὸς γενέσθαι, καὶ αὐτοὺς ὑπολαβεῖν θεῖον εἶναι τὸ ἐπαγγελλόμενον αὐτοῖσι, καί σφεας ἐκ τούτου ποιῆσαι.

« Et voici ce que disent les prophétesses de Dodone. Deux colombes noires se seraient envolées de Thèbes d’Egypte ; l’une d’elle serait allée en Libye, l’autre chez les Dodonéens et se serait posée sur un chêne. Celle-ci aurait déclaré avec une voix humaine qu’il fallait qu’on établit à cet endroit un oracle de Zeus, eux auraient estimé que l’ordre qui leur était donné venait d’un dieu et dans cette pensée, l’auraient exécuté »208.

Le chant des colombes (πελεια, la colombe en grec) qui rendait les oracles à la manière du feuillage du chêne s’expliquait, pour P. Chantraine, par les vieilles traditions qui, pour les unes, liaient la voix des prêtresses au roucoulement des colombes et pour les autres, plus probablement, à cause des cheveux gris des prêtresses de Dodone qui rappelaient le plumage de la tête des colombes 209. Hérodote qui s’était interrogé sur l’interprétation possible de la voix humaine légendaire de la

207 Pausanias, Périégèse, VII, 21, 2, 12-18, Trad. Y. Lafond, 2000, p. 70

208 Hérodote, Histoires, II, 55, 1-5, Trad.Ph. E. Legrand, (1930), 1982, p. 104

209 Chantraine, Dictionnaire étymologique de la langue grecque, (1968, sqq), 1980, p. 874 ; le premier sens que donnait le grammairien au terme πελεια était « pigeon sauvage »

55 colombe, pensait qu’une des explications venait de l’homonymie du nom de l’oiseau avec celui d’une vieille femme210. La voix de la prêtresse, représentante de la colombe qui s’unissait à la voix du chêne, amplifiait et répercutait ainsi davantage la voix de l’oracle sur les décisions de Zeus.

Pour G. Rachet, la version légendaire donnée par Hérodote correspondait au goût qu’avaient les Grecs pour l’antiquité de la civilisation égyptienne qu’ils venaient de découvrir211. Et nous avons déjà noté qu’une autre version servie par Philostrate, affirmait que les colombes avaient été offertes par Zeus à sa fille Hébé dont l’une s’était envolée vers Dodone pour empêcher le bûcheron Hellos, ancêtre des Selloi, d’abattre le chêne sacré Zeus212. G. Rachet a fait remonter la tradition de la voix des colombes à la période pré-hellénique qui était à rattacher, selon C. Carapanos, à l’adjonction au culte de Zeus de celui de Dioné213. Le double culte de Zeus et de Dioné relevait d’une légende qui avait été contée par des prêtresses de Dodone elles-mêmes et dont Hérodote considérait l’origine comme égyptienne214 :

Hérodote, Histoires, II, 54, 1-7

Χρηστηρίων δὲ πέρι τοῦ τε ἐν Ἕλλησι καὶ τοῦ ἐν Λιβύῃ τόνδε Αἰγύπτιοι λόγον λέγουσι. Ἔφασαν οἱ ἱρέες τοῦ Θηβαιέος Διὸς δύο γυναῖκας ἱρείας ἐκ Θηβέων ἐξαχθῆναι ὑπὸ Φοινίκων, καὶ τὴν μὲν αὐτέων πυθέσθαι ἐς Λιβύην πρηθεῖσαν τὴν δὲ ἐς τοὺς Ἕλληνας· ταύτας δὲ τὰς γυναῖκας εἶναι τὰς ἱδρυσαμένας τὰ μαντήια πρώτας ἐν τοῖσι εἰρημένοισι ἔθνεσι.

« A propos des oracles, celui qui est chez les Grecs et celui qui est en Lybie, voici ce que racontent les Egyptiens. De Thèbes, me dirent les prêtres de Zeus Thébain, deux femmes consacrées au dieu auraient été enlevées par les Phéniciens ; et ils auraient appris que l’une d’elles fut conduite et vendue en Libye, l’autre chez les Grecs ; ce seraient ces femmes qui, les premières, auraient établi les oracles chez les peuples que j’ai dits »215.

210 Πελειάδες δέ μοι δοκέουσι κληθῆναι πρὸς Δωδωναίων ἐπὶ τοῦδε αἱ γυναῖκες, διότι βάρβαροι ἦσαν, ἐδόκεον δέ σφι ὁμοίως ὄρνισι φθέγγεσθαι· Μετὰ δὲ χρόνον τὴν πελειάδα ἀνθρωπηίῃ φωνῇ αὐδάξασθαι λέγουσι, ἐπείτε συνετά σφι ηὔδα ἡ γυνή· ἕως δὲ ἐβαρβάριζε, ὄρνιθος τρόπον ἐδόκεέ σφι φθέγγεσθαι, ἐπεὶ τέῳ ἂν τρόπῳ πελειάς γε ἀνθρωπηίῃ φωνῇ φθέγξαιτο; μέλαιναν δὲ λέγοντες εἶναι τὴν πελειάδα σημαίνουσι ὅτι Αἰγυπτίη ἡ γυνὴ ἦν, « Les femmes, me semble-t-il, furent appelées colombes par les Dodonéens pour cette raison qu’elles étaient barbares et qu’ils trouvaient leur langage pareil au chant des oiseaux. S’ils disent qu’après un temps la colombe parla avec une voix humaine, c’est qu’alors la femme s’exprimait de façon intelligible pour eux, tandis que, aussi longtemps qu’elle parlait une langue barbare, elle leur semblait proférer le même genre de sons qu’un oiseau », Hérodote, Histoire, II, 57, 1-7, Trad. Ph.E. Legrand, (1930), 1972, p. 105

211 Rachet, « Le sanctuaire de Dodone, origine et moyens de divination », Bulletin de l’Association Guillaume Budé, n°1, 1962, p. 87

212 Cette version légendaire des colombes à l’origine de l’oracle dodonéen servait d’explication à Servius du vers 466 du livre III de l’Enéide pour montrer la suprématie du chêne de Jupiter qu’il considérait comme l’arbre le plus élevé d’une forêt de chênes dont il soulignait la fécondité et la sacralité, Narratur et aliter fabula : Jupiter quondam Hebae

filiae tribuit duas columbas humanam uocem edentes quarum altera prouolauit in dodonae glandiferam siluam Epiri ibique consedit in arbore altissima, praecepitque ei qui tum eam succidebat ut ab sacrata quercu ferrum sacrilegum submoueret : ibi oraculum Jouis constitutum est, Servius, Vergilii carmina comentarii. Servii Grammatici, III, 466, H.

Hagen, G. Thilo. Leipzig, 1881, p. 423 ; le commentaire de Servius correspondait au vers de Virgile, ingens argentum,

Dodonaeosque lebeta

213 Caparanos,Dodone et ses ruines, 1878, p. 161

214 Rachet, « Le Sanctuaire de Dodone, origine et moyens de divination », Bulletin de l'Association Guillaume Budé, n°1, 1962. p. 87

56 Strabon indiquait que Dioné avait partagé le sanctuaire avec Zeus216 à Dodone et reproduisait les caractères de la Terre-Mère égéenne217. Le lien entre Dodone, la Terre-mère et la Grèce était une façon pour Strabon de montrer que la Grèce avait été, dans son histoire, le centre de migration de peuples attirés par sa renommée redevable de son antiquité218. La Terre-mère était toujours une terre prodigue depuis le temps où les hommes appartenaient à la race d’Or et dont la générosité spontanée n’exigeait pas en retour le dur labeur des hommes :

Hésiode, Les travaux et les jours, 117-126

τοῖσιν ἔην· καρπὸν δ' ἔφερε ζείδωρος ἄρουρα / αὐτομάτη πολλόν τε καὶ ἄφθονον· οἳ δ' ἐθελημοὶ / ἥσυχοι ἔργ' ἐνέμοντο σὺν ἐσθλοῖσιν πολέεσσιν. / (ἀφνειοὶ μήλοισι, φίλοι μακάρεσσι θεοῖσιν. / αὐτὰρ ἐπεὶ δὴ τοῦτο γένος κατὰ γαῖ' ἐκάλυψε, / τοὶ μὲν δαίμονες ἁγνοὶ ἐπιχθόνιοι καλέονται / ἐσθλοί, ἀλεξίκακοι, φύλακες θνητῶν ἀνθρώπων, οἵ ῥα φυλάσσουσίν τε δίκας καὶ σχέτλια ἔργα / ἠέρα ἑσσάμενοι πάντη φοιτῶντες ἐπ' αἶαν, / πλουτοδόται· καὶ τοῦτο γέρας βασιλήιον ἔσχον.

« Tous les biens étaient à eux [les hommes de la race d’Or] le sol fécond produisait sans compter une abondante et généreuse récolte et eux, dans la joie et la paix, vivaient de leurs champs, au milieu des biens sans nombre. Depuis que le sol a recouvert ceux de cette race, ils sont par le vouloir de Zeus puissant, les bons génies de la terre, gardiens des mortels, dispensateurs de la richesse ; c’est le royal honneur qui leur fit départi »219.

G. Glotz voyait dans l’association des rites de Zeus et de Dioné deux moments, un qui était la demande de provoquer le travail de la végétation l’autre, qui suivait le premier, des sacrifices en remerciement des dons de la Terre féconde. Cette double investiture relevait de l’union entre le principe organisationnel et Zeus et celui d’une concrétisation par la fertilité de la terre et Dioné220.

Le chêne, un arbre de la nature primitive, était l’archétype de la prodigalité de la Terre-Mère221 car il fournissait le bois mais aussi la nourriture des hommes qui ramassaient ses glands222. Ainsi Plutarque énumérait les avantages qu’avait procurés le chêne des forêts aux premiers hommes :

216 Strabon, Géographie, VII, 7, 12, 5-7, κἂν οἱ προφῆται· ὕστερον δ' ἀπεδείχθησαν τρεῖς γραῖαι, ἐπειδὴ καὶ σύνναος τῷ Διὶ προσαπεδείχθη καὶ ἡ Διώνη. Σουίδας μέντοι Θετταλοῖς μυθώδεις λόγους προσχαριζόμενος, ἐκεῖθέν τέ φησιν εἶναι τὸ ἱερὸν μετενηνεγμένον ἐκ τῆς, « Plus tard furent désignées pour cette tâche trois vieilles femme en même temps que Dioné était désignée- pour être associée à Zeus et partager son temple », Trad. R. Baladié, 1989, p. 150

217 R. Baladié, « notes complémentaire », Strabon, Géographie, Fragments, VII, 1989, p. 150

218 Hésiode, Théogonie, 122-132

219 Hésiode, Les travaux et les jours, 117-126, Trad. P. Mazon, (1928), 1986, p. 90

220 Glotz, La civilisation égéenne, 1923, p 276-278

221 pour Apollonios de Rhodes, une des marques de l’antiquité des Arcadiens était qu’ils se nourrissaient de glands, Αἴσων αὖ μέγα δή τι δυσάμμορος. Ἦ τέ οἱ ἦεν βέλτερον, εἰ τὸ πάροιθεν ἐνὶ κτερέεσσιν ἐλυσθεὶς « Seuls existaient les Arcadiens

Apidanéens, ces Arcadiens qui, d’après la renommée étaient même antérieurs à la lune et mangeaient des glands dans la montagne », Argonautiques, IV, 253-255, Trad. F. Vian, 1981, p.81

222 Le ramassage des glands faisait partie pour Calpurnius Siculus du travail du paysan pour assurer son alimentation, Calpurnius Siculus, Bucoliques, IV, 24-27, i, potius glandes rubicundaque collige corna, duc ad mulctra greges et lac

uenale per urbem non tacitus porta. Quid enim tibi fistula reddet, quo tutere famem ?, « Va plutôt ramasser des

glands et de rouges cornouilles, mène les bêtes à la traite et, à grands cris, porte le lait à vendre à travers la ville. Que te rapportera ton pipeau pour te protéger de la faim ? », Bucoliques, IV, 24-27, Trad.J. Amat, 1991, p. 37 ;

57 Plutarque, « Vie de Coriolan », 3, 4, 214f

Ἔστι δ’ ἡ δρῦς τῶν μὲν ἀγρίων καλλικαρπότατον, τῶν δὲ τιθασῶν ἰσχυρότατον. Ἦν δὲ καὶ σιτίον ἀπ’ αὐτῆς ἡ βάλανος καὶ ποτὸν τὸ μελίτειον, ὄψον δὲ παρεῖχε τὰ πλεῖστα τῶν [νεμομένων τε καὶ] πτηνῶν, θήρας ὄργανον φέρουσα τὸν ἰξόν,

« En outre le chêne est, parmi les arbres sauvages, le plus fertile et parmi les arbres cultivés, le plus vigoureux. Enfin les hommes ont tiré du chêne des glands pour se nourrir et, pour boire, de l’hydromel ; cet arbre leur a permis aussi d’attraper pour les manger la plupart des oiseaux, en leur fournissant comme instrument de chasse la glu »223.

Dans les deux versions sur le voyage des colombes depuis l’Egypte, le chêne reste la première figure tutélaire de Zeus. Dans la version d’Hérodote, c’était sur un chêne que s’était posée l’une des deux colombes à Dodone et Philostrate224, dans sa version, citait simultanément la hache d’Hellos et la colombe sur le chêne et liait ainsi deux éléments clés mythiques du culte de Dodone, le chêne et les colombes à un troisième celui de la pratique rituelle sous la responsabilité des selloi. Le chêne et les colombes partageaient en outre d’être des indices d’heureux présages. Apollonios de Rhodes faisait de la colombe un signe envoyé par Aphrodite à Jason pour l’assurer de son retour en Colchide :

Apollonios de Rhodes, Argonautiques, III, 545-551

« C’est pour vous, amis, que ce présage se produit par la volonté des dieux. Il n’y a pas moyen de lui donner meilleur sens que celui-ci : il faut aller trouver la jeune fille et lui parler en usant de tous les moyens de persuasion. Je ne la crois pas insensible s’il est vrai que Phinée a prédit que notre retour dépendrait de la déesse Cypris. Or ce doux oiseau [une colombe], qui est le sien, a échappé à la mort »225.

Pour les Grecs, les réponses des femmes-colombes ne relevaient pas seulement, selon Pausanias, de la reconnaissance d’un antique procédé séculaire mais elles relayaient aussi une science ancestrale à laquelle les Grecs pouvaient se fier226.

Les colombes, douées d’une parole oraculaire, établissent un moyen de communication entre les consultants et Zeus qui reflète la complétude du dieu, maître de la terre (le chêne par son enracinement profond227) et maître du monde aérien. Le lien était d’autant plus fort qu’Hérodote228 ou Denys d’Halicarnasse229 avaient insisté sur le choix de la colombe d’un chêne pour se poser à Dodone. Entre l’oiseau et l’arbre s’établit une continuité qui reprend à son compte le « couple » que formaient Zeus et

223 Plutarque, « Vie de Coriolan », 3, 4, 214f, Trad. R. Flacelière, E. Chambry, 1964, p. 178

224 Philostrate, La galerie de tableaux, II, 33, 1

225 Apollonios de Rhodes, Argonautiques, III, 545-551, Trad. E. Delage, 1980, p. 73

226 Op. cit. p. 53, Pausanias, Périégèse, VII, 21, 2, 15

227 A. Gartziou-Tatti, « L’oracle de Dodone. Mythe et rituel », Kernos, n° 3, 1990, p. 179

228 Hérodote, Histoires, II, 55, 1-2

229 Δωδωναίοις μυθολογουμένῳ ποτὲ γενέσθαι· πλὴν ὅσον ἐκεῖ μὲν ἐπὶ δρυὸς ἱερᾶς (πέλεια) καθεζομένη θεσπιῳδεῖν ἐλέγετο, « Selon la légende, exista jadis à Dodone, à ceci près que là-bas c’était une colombe perchée sur un chêne sacré qui, à ce qu’on raconte, prophétisait », Denys d’Halicarnasse, Antiquités romaines, I, 14, 5, Trad.V. Fromentin, 1994, p. 96 à Matiena près de Réate en Italie, l’oiseau prophétique consacré à Arès (Mars) était un pivert appelé Picus

58 Dioné. Comme le chêne qui abrite la colombe, Zeus résidant de Dodone accueille dans sa maison sacrée230 Dioné marquant ainsi une alliance entre le masculin, celui du ciel de Zeus et le féminin, celui de la Terre-mère.

D’un point du vue ornithologique, les colombes appartiennent au très vaste ensemble de la famille des Columbidés qui comprend plus de 302 espèces. L’oiseau, appelé couramment colombe, n’est pas une espèce scientifiquement répertoriée. Dotée d’une grande capacité d’adaptation, la colombe est rattachée au groupe des tourterelles, (Streptopelia) qui, d’après R.-F. Johnston, semble avoir déjà été apprivoisées au temps de la Rome antique et partage, avec tous les Columbidés, un roucoulement brusque et des cris rythmiques notamment au printemps au moment de la période de reproduction231.

Alors qu’à l’époque d’Hérodote les données mythiques sur l’oracle de Dodone étaient déjà inintelligibles, selon A Gartziou-Tatti232, l’historien fut le premier à en proposer une interprétation rationnelle qui dégageait du mythe la réalité fondée sur le rituel desservi par les prêtres et les prêtresses :

Hérodote, Histoires, II, 56, 1-11

Ἐγὼ δ᾽ ἔχω περὶ αὐτῶν γνώμην τήνδε· εἰ ἀληθέως οἱ Φοίνικες ἐξήγαγον τὰς ἱρὰς γυναῖκας καὶ τὴν μὲν αὐτέων ἐς Λιβύην τὴν δὲ ἐς τὴν Ἐλλάδα ἀπέδοντο, δοκέει ἐμοί ἡ γυνὴ αὕτη τῆς νῦν Ἑλλάδος, πρότερον δὲ Πελασγίης καλευμένης τῆς αὐτῆς ταύτης, πρηθῆναι ἐς Θεσπρωτούς, [2] Ἔπειτα δουλεύουσα αὐτόθι ἱδρύσασθαι ὑπὸ φηγῷ πεφυκυίῃ ἱρὸν Διός, ὥσπερ ἦν οἰκὸς ἀμφιπολεύουσαν ἐν Θήβῃσι ἱρὸν Διός, ἔνθα ἀπίκετο, ἐνθαῦτα μνήμην αὐτοῦ ἔχειν· [3] Ἐκ δὲ τούτου χρηστήριον κατηγήσατο, ἐπείτε συνέλαβε τὴν Ἑλλάδα γλῶσσαν· φάναι δέ οἱ ἀδελφεὴν ἐν Λιβύῃ πεπρῆσθαι ὑπὸ τῶν αὐτῶν Φοινίκων ὑπ᾽ ὧν καὶ αὐτὴ ἐπρήθη.

« Quant à moi, je suis à cet égard de l’opinion que voici. Si véritablement les Phéniciens enlevèrent les femmes consacrées et allèrent vendre d’une d’elles en Libye, l’autre en Grèce, je pense que cette dernière fut vendue dans la région de la Grèce actuelle – de la Pélasgie comme on l’appelait autrefois, c’est le même pays – qu’habitaient les Thesprotes, et que, étant esclave en ce pays, elle fonda sous un chêne qui avait poussé là, un sanctuaire de Zeus. Il était naturel qu’elle, qui a Thèbes servait un sanctuaire de Zeus, s’en souvint aux lieux où elle était venue. Après quoi, lorsqu’elle comprit la langue grecque, elle institua un oracle »233.

230 ἢ Πὰν ἢ Ζεὺς οἰωνόθροον / γόον ὀξυβόαν τῶνδε μετοίκω / ὑστερόποινον / πέμπει παραβᾶσιν Ἐρινύν, « Ainsi, le puissant Zeus Hospitalier, dépêche à Alexandre les feux fils d’Atrée ; et bientôt, pour une femme qui fut à plus d’un homme, des bras vont s’engourdir en des luttes sans trêve, ds genoux toucher la poussière, des lances se briser dès l’entrée au combat », Eschyle, Agamemnon, 60-66, Trad. P. Mazon, 1925, p. 12 ;P. Mazon note que l’expression Zeus Hospitalier signifie protecteur des hôtes

231 R.-F. Johnston, Le monde animal. Les oiseaux. T. VIII, Ed. Stauffacher, Zurich, 1974, p. 231, 243, 255

232 A. Gartziou-Tatti, « L’oracle de Dodone. Mythe et rituel », Kernos, n° 3, 1990, p. 176

59 Le même souci d’une inscription légendaire dans une réalité historique avait animé Strabon : il se présentait comme un auteur crédible dont l’attitude critique vis-à-vis des mythes permettait aux Grecs de pouvoir distinguer entre ce qui relevait de la légende et de ce qui relevait de la réalité234 :

Strabon, Géographie, VII, 7, 10,10

Τὰ δὲ μυθευόμενα περὶ τῆς δρυὸς καὶ τῶν πελειῶν, καὶ εἴ τινα ἄλλα τοιαῦτα, καθάπερ καὶ τὰ περὶ Δελφῶν, τὰ μὲν ποιητικωτέρας ἐστὶ διατριβῆς τὰ δ' οἰκεῖα τῆς νῦν περιοδείας

« Parmi les traditions mythiques relatives au chêne et aux colombes et toute autre du même genre, qui ont des parallèles à Delphes, si les unes relèvent plutôt de la poésie, les autres ont leur place dans notre géographie présente »235.

Au printemps, le chêne et la colombe s’éveillent à la nature236, l’un par ses nouvelles feuilles, l’autre par son chant plus sonore et tous deux partagent une longue durée de vie. Dans l’Enéide, il y a concordance entre le don des vases de Dodone par Hélénos à Enée et l’arrivée du printemps. Enée qui avait abordé à Buthrote au début de l’hiver, il en partait au début du printemps qui était la saison favorable où l’Auster soufflait237. Le « Vendangeur » qui était un vent froid, pour Columelle, qui succédait au vent d’Afrique porteur de grêle, était l’annonce du moment propice pour planter les marcottes238. A Dodone, les bergers rendaient hommage au Zeus dodonéen (sans que celui-ci soit devenu un dieu pastoral) au départ de l’estive239. F. Quantin fait remarquer que la transumance ne s’apparentait pas au nomadisme mais à une forme de sédentarité dans

234 Pour C. Carapanos, dans la réalité, les Péléiades interprêtaient la direction du vol des colombes et la manière dont elles se posaient sur les branches, Carapanos, L’oracle de Dodone, 1878, p. 13 ; G. Rachet émet un doute sur l’hypothèse que le vol des colombes ait servi de moyen d’auguration à Dodone car, selon lui, les textes des auteurs anciens sont trop imprécis pour pouvoir l’affirmer, Rachet, « Le sanctuaire de Dodone, origine et moyens de divination », Bulletin de l’Association Guillaume Budé, n°1, 1962, p. 94

235 Strabon, Géographie, VII, 7, 10, 10, Trad.R. Baladié, 1989, p. 148

236 aliquas et ad quadragensimum, habemus auctores, uno tantum incommodo unguium — eodem et argumentum senectae —, qui citra perniciem reciduntur. cantus omnibus similis atque idem trino conficitur uersu praeterque in clausula gemitu, hieme mutis, a uere uocalibus, « D’après certains auteurs, les ramiers vivent jusqu’à trente ans,

parois même jusqu’à quarante, sans autre incommodité que l’allongement de leurs ongles – aussi bien est-ce l’indice de leur vieillesse - ; on peut sans danger les leur couper. Ils ont tous le même chant, toujours composé de trois notes et, en outre, terminé par un gémissement ; muets en hiver, ils se font entendre aux printemps », Pline, Histoire

naturelle, X, 35, 106, Trad. E. De Saint-Denis, 1961, p. 64

237 Vade ait « O felix nati pietate. Quid ultraprouehor, et fando surgentis demoror austros ? », « Va, père comblé

par la piété de ton fils. Pourquoi me laissé-je aller avantage et retardé-je de mes paroles les Austers qui se lèvent, Virgile, Enéide, III, 480-481, Trad. J. Perret, 1977, p. 93

238 VI nonas Martii Vindemiator apparet, quem graeci Τρυγητῆρα dicunt : Septentrionales venti. IV Nonas Martii

Favorius, interdum Auster ; hietmat. « Le six des nones le Vendangeur, qui les Grecs appellent Τρυγητὴρ, paraît ; vent

septentrional. Le quatre, vent Favonius et quelque fois vent du midi ; froid », Columelle, De l’agriculture, XI, 2, 24, Trad. M. Nisard, 1844, p. 427

239 Apollon, secourable et bienfaisant qui intervenait entre les bergers et le grand dieu olympien était aussi ainsi que d’autres divinités comme Artémis le protecteur des animaux et des pâturages ; Βουσὶ γὰρ χαίρειν μάλιστα Ἀπόλλωνα Ἀλκαῖός τε ἐδήλωσεν ἐν ὕμνῳ τῷ ἐς Ἑρμῆν, γράψας ὡς ὁ Ἑρμῆς βοῦς ὑφέλοιτο τοῦ Ἀπόλλωνος, καὶ ἔτι πρότερον ἢ Ἀλκαῖον γενέσθαι πεποιημένα ἦν Ὁμήρῳ βοῦς Ἀπόλλωνα Λαομέδοντος ἐπὶ μισθῷ νέμειν· Ποσειδῶνι περιέθηκεν ἐν Ἰλιάδι τὰ ἔπη, « ἤτοι ἐγὼ Τρώεσσι πόλιν πέρι τεῖχος ἔδειμα, / εὐρύ τε καὶ μάλα καλόν, ἵν´ ἄρρηκτος πόλις εἴη / Φοῖβε, σὺ δ´ εἰλίποδας ἕλικας βοῦς βουκολέεσκες, « Qu’Apollon apprécie particulièrement les bœufs, Alcée l’a montré dans l’hymne à Hermès quand il a écrit qu’Hermès avait dérobé les bœufs d’Apollon et encore, avent Alcée, Homère a dit dans son poème qu’Apollon gardait les bœufs de Laomédon moyennant salaire : dans l’Iliade a prêté à Poséidon ces paroles : « Lors, mois , pour les Troyens, autour de leur cité, j’ai construit une muraille larget-et –et fort belle, pour rendre inexpugnable leur cité tandis que toi Phoibos, tu gardais leurs troupeau de bœufs bien encornés à la démarche torse » »Pausanias, Périégèse, VII, 20, 4-5, Trad.Y. Lafond, 2000, p. 68

60 laquelle les bergers, en fonction des saisons, faisaient un va et vient entre leur habitat permanent et celui, saisonnier, dans les estives. Même si la distance était importante entre les deux habitats, le voyage n’était pas une aventure, un départ vers l’inconnu, mais un va-et vient entre les deux résidences complémentaires qui appartenaient au même espace civilisé240. Ainsi, quelque fut l’importance de l’espace où s’effectaient les déplacements entre habitat permanent et saisonnier, il appartenait à un seul espace résidentiel puisque les femmes, assignées au foyer, accompagnaient les bergers et gardaient les troupeaux, selon Varron :

Varron, Economie rurale, II, 10, 6-7

Qui autem in saltibus et siluestribus locis pascunt et non uilla, sed casis repentinis imbres uitant, iis mulieres adiungere, quae sequantur greges ac cibaria pastoribus expediant eosque assiduiores faciant, utile arbitrati multi. Sed eas mulieres esse oportet firmas, non turpes, quae in opere multis regionibus non cedunt uiris

« Mais pour ceux qui sont sur les pacages et qui font paître leur troupeau dans des lieux boisés, et qui s’abritent de la pluie non à la ferme, mais dans des cabanes improvisées beaucoup ont jugé utile de leur adjoindre des femmes pour suivre les troupeaux et préparer la nourriture aux bergers et les prendre plus zélés. Mais il convient que ces femmes soient robustes sans être laides, elles qui dans beaucoup de pays ne le cèdent en rien aux hommes sous le rapport du travail »241.

Les vases de Dodone sur le bateau d’Enée étaient une sorte de garantie donnée par Zeus et par Dioné qui lui révélaient que son voyage, s’il n’était pas terminé, se poursuivrait, non pas en nomade vers l’inconnu, mais en berger qui rejoignait son lieu d’habitation permanent, le Latium. Le rapprochement entre le mythe de la colombe posée sur le chêne à Dodone et celui du pivert niché dans le figuier, sous lequel la louve avait allaité les jumeaux Rémus et Romulus, autorise à considérer les deux groupes colombe/chêne et pivert/figuier comme des figures du pacte ominal242 passé