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2 - Les alentours de Rome au temps de l’enfance des jumeaux

Les renseignements topographiques qu’apportent les textes anciens lors de l’épisode de l’abandon de la corbeille et de son échouage concernent pour l’essentiel la présence d’un arbre au pied du Palatin et celle de la louve, mais ne donnent que très peu d’indications sur l’environnent boisé de l’arbre. Plutarque, dans deux passages, évoquait un lieu accueillant et des ruminants près de l’arbre, ce qui suppose la présence de prés733. Dans les Fastes, Ovide signalait l’arrivée de la corbeille près d’un « boqueteau touffu », siluis adpulsus opacis734 et dans l’Art d’aimer, dont nous reparlerons à propos du cornouiller, le poète évoquait le Palatin environné d’un paysage boisé735.

A défaut de précisions sur les alentours végétatifs immédiats du figuier du Tibre, des passages de Denys d’Halicarnasse, Tite-Live et Cicéron aident à reconstituer l’environnement de l’arbre tel qu’il aurait pu se présenter au moment de la fondation de Rome. La première vision est celle d’un cadre relativement sauvage,

731Florus, Abrégé de l’histoire romaine, I, 1, 1, Trad. P. Hainsselin, H. Watelet, 1932, p. 283

732 Dans la « Notice » P. Hainsselin, H. Watelet insistaient sur le travail de condensation auquel s’était livré Florus pour recréer une histoire romaine qui s’adressait aux Romains déjà instruits de cette histoire afin de les inciter à retrouver les idées de courage et piété qui avaient permis l’élaboration de l’Empire, p. 274-275 ; . Hainsselin, H. Watelet estimaient qu’en dépit des diffictultés pour établir la biographie de Florus, Florus était contemporain de Pline le Jeune, né dans une des provinces romaines (l’Espagne ?)

733Plutarque, « Vie de Romulus », 3, 6 ; 4, 1

734Ovide, Fastes, II, 409-414

735 Illic quas tulerant nemorosa Palatia, frondes / Simpliciter positae, scena sine arte fuit ; / in gradibus sedit populus de caespite factis, / Qualibet hirsutas fronde tegente comas, « A ce moment les branchages fournis par les

bois du Palatin et disposés sans apprêt constituaient un fond de scène où l’art n’intervenait pas. Sur les gradins de gazon [du cirque] assirent les spectateurs qui, un feuillage quelconque, protégeaient leur chevelure hirsute.», Ovide, l’Art d’aimer, I, 106 -109, Trad. H. Bornecque, (1924), 1998, p. 24

172 entouré de bois épais. Tite-Live employait le terme de solitudo, « solitude »736. L’expression de l’historien, montibus qui circa, « les montagnes environnantes », aux quelles étaient associées les forêts, situait le lieu de repos de la louve (et selon la tradition celui du figuier) dans un espace aux contours imprécis, différent de celui de la cité défini par la ville elle-même :

Tite-Live, Ab Vrbe condita, I, 4,6

Vastae tum in his locis solitudines errant «Ce lieu alors n’était qu’une vaste solitude»737. Tite-Live, Ab Vrbe condita, I, 4, 6

Lupam sitientem ex montibus qui circa sunt ad puerilem uargitum cursum flexisse : eam submissas infantibus adeo mitem parebuisse mammas ut lingua lambentem pueros magister rigii pecoris inuenerit -Faustulo fuisse nomem ferunt

« qu’une louve poussée par la soif hors des montagnes environnantes et attirée par les cris des enfants, tourna ses pas vers eux et se baissant, leur présenta ses mamelles avec tant de douceur qu’elle les léchait à coups de langue quand le berger du roi les découvrit – Il s’appelait Faustulus dit-on »738. L’emploi par Tite-Live du terme mons qui met à distance un environnement de pâturages et de champs rejoint l’application du substantif silua, la forêt, faite par Cicéron au territoire primitif de Rome. Silua servait à Cicéron de métaphore pour évoquer un endroit retiré et âpre afin de mettre en exergue l’application continue des Romains depuis la fondation de Rome qui avaient su transformer un site de forêts touffues et conduire à la supériorité de la cité :

Cicéron, De la République, II, 4, 289

quo in loco eum esset siluestris beluae sustenatus urberibus pastoresque eum ; sustulissent et in agresti cultu laboreque aluissent

« Là ce fut une bête fauve de la forêt qui le nourrit de son lait, puis des bergers le recueillirent et l’élevèrent au milieu des travaux champêtres »739. La proximité des mots silua et belua, la bête sauvage, concourent aussi à renforcer l’impression que le territoire du Palatin était alors le domaine de terres incultes où seuls pénétraient des hommes de la forêt, tels les bûcherons, et où vivaient les bêtes sauvages dont le loup que Varron considérait nuisible au bétail :

Varron, Economie rurale, II, 9, 1

Canes enim ita custos pecoris eius quod eo comite indiget ad se defendendum. In quo genere sunt maxime oues, deinde caprae. Has enim lupus captare solet, cui opponimus canes defensores.

736 à l’article « solus », son dérivé solitudo signifiait la « solitude » mais aussi « le désert » et le sentiment de l’abandon, A. Ernout et A. Meillet, Dictionnaire étymologique de la langue latine, (1932), sqq. 1979, p. 634 ; voir Stace, Thébaïde, XI, 728-729 ; XII, 145 ; Cicéron, Contre Verrès, II, 30, 77

737Tite- Live, Ab Vrbe condita, I, 4, 6, Trad. G. Baillet, (1940), 1985, p. 10

738Tite- Live, Ab Vrbe condita, I, 4, 6, Trad. G. Baillet, (1940), 1985, p. 10

173 « le chien en effet est bien le protecteur du bétail et de qui a besoin de sa collaboration pour se défendre. Dans cette catégorie il y a surtout les moutons, ensuite les chèvres. Car elles sont la proie habituelle du loup et nous lui opposons les chiens comme défenseurs »740.

L’association de la forêt sauvage et du loup conduisait naturellement Pline à étendre à l’homme le caractère préjudiciable de l’animal, ce qu’avait noté Pline :

Pline, Histoire naturelle, VIII, 34, 80

Sed in Italia quoque creditur luporum uisus esse noxius uocemque homini, quem priores contemplentur, adimere ad praesens

« En Italie on croit aussi que le regard des loups est nuisible, et que s’ils fixent un homme avant d'en être vus, ils lui enlèvent momentanément l’usage de la voix »741.

En Grèce, un autre exemple de loup présenté comme un ennemi de l’homme est celui, rapporté par Pausanias, de la légende de la cité de Sicyone. Selon le récit, le ravage des troupeaux par les loups avait conduit les habitants de la cité à demander à Apollon d’intervenir pour les débarrasser de ces bêtes féroces et ce fut un morceau d’écorce de bois sec dont on ignorait l’essence, précisait Pausanias, qui les avait sauvés :

Pausanias, Périégèse, II, 9, 7

πλησίον δὲ Ἀπόλλωνός ἐστιν ἱερὸν Λυκίου, κατερρυηκός τε ἤδη καὶ ἥκιστα θέας ἄξιον. φοιτώντων γὰρ λύκων σφίσιν ἐπὶ τὰς ποίμνας ὡς μηδένα εἶναι καρπὸν ἔτι ἀπ᾽ αὐτῶν, ὁ θεὸς τόπον τινὰ εἰπὼν ἔνθα ἔκειτο αὖον ξύλον, τούτου φλοιὸν ἔχρησε τοῦ ξύλου καὶ κρέας ὁμοῦ προθεῖναι τοῖς θηρίοις· καὶ τοὺς μὲν αὐτίκα ὡς ἐγεύσαντο διέφθειρεν ὁ φλοιός, τὸ ξύλον δὲ ἐκεῖνο ἔκειτο μὲν ἐν τῷ ἱερῷ τοῦ Λυκίου, ὅ τι δὲ ἦν δένδρον οὐδὲ οἱ τῶν Σικυωνίων ἐξηγηταὶ συνίεσαν.

« Dans le voisinage, le sanctuaire d’Apollon Lycien (dieu-loup) actuellement ruiné, ne mérite guère qu’on s’y arrête. Les fréquentes incursions des loups contre les troupeaux de Sicyone avaient réduit à néant le profit qu’on en pouvait tirer : le dieu indiqua un endroit où se trouvait un morceau de bois sec et enjoignit par l’oracle d’appâter les fauves en mélangeant avec de la viande l’écorce de ce bois. A peine en goûtèrent-ils que l’écorce les tua. Ce morceau de bois se trouvait, lors de mon passage, dans le sanctuaire lycien mais même les guides de Sicyone ignoraient de quelle espèce d’arbre il provenait »742.

740Varron, Economie rurale, II, 9, 1, Trad. Ch. Guiraud, 1985, p. 59

741 Pline, Histoire naturelle, VIII, 34, 80, Trad. A. Ernout, 1952, p. 51

742 Pausanias, Périégèse, II, 9, 7, Trad. G. Leroux, 1958, p. 64 ; La forme Αὑκειος est rattachée généralement par les traducteurs à Apollon loup alors que la forme Αὑκιος correspondrait à Apollon de Lycie., mais c’est cette dernière forme qui est employée par Pausanias pour parler du loup, Cl.-Fr. de Roguin, « Apollon Lykeios dans la tragédie : dieu protecteur, dieu tueur, dieu de l'initiation », Kernos, n° 12, 1999, p. 100

174 Les indications principales à retenir du texte de Pausanias sont celles de la localisation précise révélée par Apollon, là où se trouvait le bois, et de l’information oraculaire qui conférait au bois de ce seul arbre le pouvoir d’éradiquer les loups743. L’environnement sauvage du figuier, ébauché par l’expression ὕλῃ βαθείᾳ employée par Denys d’Halicarnasse qui conjugue deux termes, le substantif ὕλῃ, la « forêt » et de l’adjectif βαθείᾳ, « profond », accentue l’idée d’un endroit écarté des hommes mais qui a un caractère sacré :

Denys d’Halicarnasse, Antiquités romaines, I, 79, 8

Καὶ ἦν γάρ τις οὐ πολὺ ἀπέχων ἐκεῖθεν ἱερὸς χῶρος ὕλῃ βαθείᾳ [forêt profonde]

συνηρεφὴς καὶ πέτρα κοίλη πηγὰς ἀνιεῖσα, ἐλέγετο δὲ Πανὸς [Pan] εἶναι τὸ νάπος,

[vallon]

« Il y avait non loin de là un endroit sacré couvert d’une épaisse forêt avec un rocher creux d’où jaillissaient des sources. On disait que ce bois était consacré à Pan et il s’y trouvait un autel du dieu»744.

Le sens figuré de l’adjectif βαθείᾳ, qui, pour P. Chantraine, exprimait la « puissance » et l’abondance745, intensifie le sentiment de sacré dégagé par les bords du Tibre.

Le vocabulaire des Romains rapportait à l’image première d’une végétation dense et forestière aux alentours du figuier des jumeaux le terme de silua dont le sens était celui d’un lieu générique planté d’arbres et d’arbustes. Pour R. Otto, l’emploi de silua créait un double sentiment, celui d’un effroi face à l’inconnu et celui de l’intuition d’une présence divine. Ce double sentiment de sublime et de crainte ressort des deux expressions locus horridus et mysterium tremendum746. Sénèque exprimait la même sensation d’effroi, d’irrationnel et d’indéfinissable que provoquait la profondeur sombre des arbres par les deux expressions secretum loci et religionis suspicione :

Sénèque, Lettres à Lucilius, IV, 41, 3

Si tibi occurrerit uetustis arboribus et solitam altitudinem egressis frequens lucus et conspectum caeli densitate ramorum aliorum alios protegentium summouens, illa proceritas siluae et secretum loci et admiratio umbrae in

743 Le rapprochement entre les forêts et la sauvagerie du loup apparaît dans un passage des Métamorphoses dans lequel Ovide comparait Procné, la fille du roi légendaire d’Athènes, violée par Térée, à une brebis dévorée par les loups, puppibus exierant, cum rex Pandione natam / in stabula alta trahit, siluis obscura uetustis, / atque ibi

pallentem trepidamque et cuncta timentem/ et iam cum lacrimis, ubi sit germana, rogantem / includit fassusque nefas et uirginem et unam / ui superat frustra clamato saepe parente, / saepe sorore sua, magnis super omnia diuis. / illa tremit uelut agna pauens, quae saucia cani / ore excussa lupi nondum sibi tuta uidetur, « Quand le roi

entraîne la fille de Pandion dans une bergerie à la haute enceinte cachée au milieu d’une antique forêt, là, pâle, tremblante, redoutant tous les malheurs à la fois, elle demande en pleurant où est sa sœur, mais il la tient prisonnière lui avoue son dessein criminel et par la force il triomphe de cette vierge de celle femme seule qui vainement invoque à grands cris tantôt son père, tantôt sa sœur, et surtout les dieux tout puissants. Elle frissonne comme une agnelle épouvantée qu’un loup au poil gris a blessée et qui, arrachée de sa gueule, ne croit pas encore en sûreté », Métamorphoses, VI, 520-528, Trad. p. G. Lafaye, (1928), 1989,19

744 Denys d’Halicarnasse, Antiquités romaines, I, 79, 8, Trad. V. Fromentin, 1998, p. 198 ; C. Dulière note que Denys d’Halicarnasse ne mentionnait pas la présence d’un figuier dans sa description du Lupercal, ce qui révèle, pour l’historienne, que l’arbre n’existait plus près de la grottte à son époque, Lupa romana, 1979, p. 61

745Chantraine, Dictionnaire étymologique de la langue grecque, (1968, sqq), 1980, p. 155

746 R. OTTO, Le sacré. L’élément non rationnel dans l’idée du divin et sa relation avec le rationnel, Trad. A. Jundt, Ed. Payot, 1995, p. 87-89

175 aperto tam densae atque continuae fidem tibi numinis faciet. Si quis specus saxis penitus exesis montem suspenderit, non manu factus, sed naturalibus causis in tantam laxitatem excauatus, animum tuum quadam religionis suspicione percutiet.

« Si tu arrives devant une futaie antique d’une hauteur extraordinaire, bois sacré où la multiplication et l’entrelacs des branches dérobent la vue du ciel, la grandeur des arbres, la solitude du lieu, le spectacle impressionnant de cette ombre si épaisse et si continue au milieu de la libre campagne te feront croire à une divine présence »747.

Le thème du saisissement et de l’aspiration à communiquer avec la divinité748 que pouvait susciter la forêt ou le bois sacré isolé avait été à plusieurs reprises un des thèmes des tragédies de Sénèque :

Sénèque, Thyeste, 650-668

arcana in imo regio secessu iacet, / alta uetustum ualle compescens nemus, / penetrale regni, nulla qua laetos solet / praebere ramos arbor aut ferro coli, / sed taxus et cupressus et nigra ilice / obscura nutat silua, quam supra eminens / despectat alte quercus et uincit nemus. / hinc auspicari regna Tantalidae solent, / hinc petere lapsis rebus ac dubiis opem. / affixa inhaerent dona; uocales tubae / fractique currus, spolia Myrtoi maris, / uictaeque falsis axibus pendent rotae / et omne gentis facinus; hoc Phrygius loco / fixus tiaras Pelopis, hic praeda hostium / et de triumpho picta barbarico chlamys. / fons stat sub umbra tristis et nigra piger / haeret palude; talis est dirae Stygis / deformis unda quae facit caelo fidem. / Hinc nocte caeca gemere feralis deos Une zone mystérieuse est enfouie au cœur de la plus profonde retraite, enfermant un bois sacré au fond d’une vallée, sanctuaire du royaume, en lequel aucun arbre n’étale de riantes branches ou n’est paillé par le fer, mais courbent leurs têtes les ifs, les cyprès et une forêt d’yeuses noires au-dessus de laquelle se dresse un chêne, jetant un regard hautain, et dominant ce bois. Là les Tantalides ont coutume d’inaugurer leur règne, là aussi de demander de l’aide dans l’adversité et le péril. Des offrandes sont accrochées : trompettes sonores, débris de char, dépouilles de la mer de Myrtos, des roues de vaincus sont suspendues avec leurs essieux faussés, ainsi que tous les souvenirs des crimes de cette race ; en ce lieu a été clouée la tiare phrygienne de Pélops, ici sont les butins pris à l’ennemi, les chlamydes brodées venant de son triomphe sur les barbares. Sous les ombrages une eau croupit tristement ; elle stagne indolente en un noir marais ; telle est l’onde hideuse du sinistre Styx, par laquelle jurent les dieux. Là dans la nuit obscure gémissent, dit-on, les dieux des morts749.

747Sénèque, Lettres à Lucilius, IV, 41, 3, Trad. H. Noblot, (1945), 1969, p. 167

748 Sénèque avec Lucrèce furent les seuls parmi les auteurs anciens à réfléchir sur la notion de prière philosophique, à la fois réflexion philosophique et prière religieuse, car « la religion romaine ne connaît que la prière de demande, le uotum et les différentes formes de supplications et d’actions de grâces » écrit Ch. Guittard. Sénèque, poursuit-il, définissait la véritable piété par le reconnaissance intime de la puissance divine qui s’exprimait pleinement dans la solitude de la nature, « au milieu des forêts, au bord des sources et des fleuves, près des grottes ». Et le Romain qui était animé par le sentiment de la présence divine qui émanait de la contemplation de la nature était lui-même « l’expression d’une force divine, « La prière philosophique grecque et latine : une esquisse de définition et de classification », Varietates fortunae, 2010, p. 196, 201

176 Tite-Live et Florus ont utilisé les termes horrendus, inuius, terror pour exprimer également ce que la forêt induisait de sentiment d’incertitude et d’effroi. Pour Tite-Live et pour Florus, certaines forêts italiennes, telle la forêt de Ciminia, étaient aussi redoutables que les forêts de Germanie. Tite-live associait horrendus, au sentiment de peur qui s’emparait d’un marchand et des soldats lorsqu’ils s’aventuraient dans la forêt Ciminienne :

Tite-Live, Ab Vrbe condita, IX, 36, 1

Silua erat Ciminiea magis tum inuia atque horrenda quam nuper fuere Germanici saltus, nulli ad eam diem ne mercatorum quidem adita. Eam intrare haud fere quisquam praeter ducem ipsum audebat;

« La forêt Ciminienne était alors plus impénétrable et d'un aspect plus effrayant, que ne l'étaient, dans ces derniers temps, les forêts de la Germanie; et jusque-là aucun marchand même s’y avait pénétré. Il n’y avait guère que le général qui eût la hardiesse d’y entrer»750.

De même que Tite-Live, Florus, conférait à la forêt un aspect si effrayant qu’elle évoquait aux soldats romains une forêt archaïque et mythique, un refuge de bêtes sauvages, et dont les débordements des forces primaires pouvaient mettre en péril les espaces sociaux construits par les hommes 751 :

Florus, Abrégé de l’histoire romaine, I, 12, 3-4

Ciminius interim saltus in medio ante inuius plane quasi Caledonius uel Hercycius adea tum terrori erat, ut senatus consuli denuntiaret ne tantum periculi ingredi auderet. Sed nihil horum terruit ducem ; quin fratre praemisso explorat acessus

« Cependant, nous séraparant d’elles [la coalition des Ombriens et des Samnites], le bois Ciminien jusqu’alors inviolé (à croire vraiment qu’il s’agissait de la forêt de Calédonie ou d’Hercynie) inspirait alors une si grande terreur que le Sénat manda officiellement au consul de ne pas oser affronter un si grand péril. Mais rien de tout cela n’effraya le général ; mieux il fait explorer les voies d’accès par son frère envoyé en éclaireur »752.

Plaute, dans sa comédie La marmite renversait l’image traditionnelle de la sensation de troubles, d’émois quasi divins que faisait naître forêt archaïque, pour l’attribuer à la ville dans laquelle on encourait les plus grands dangers :

750 Tite-Live, Ab Vrbe condita, IX, 36, 1, Trad. M. Nisard, 1856, p. 424 ; la forêt Ciminienne se situe près de Pérouse

751 Ἀλλ᾽ ὁπότ᾽ ἂν δὴ νηὶ δι᾽ Ὠκεανοῖο περήσῃς, / ἔνθ᾽ ἀκτή τε λάχεια καὶ ἄλσεα Περσεφονείης, / μακραί τ᾽ αἴγειροι καὶ ἰτέαι ὠλεσίκαρποι, / νῆα μὲν αὐτοῦ κέλσαι ἐπ᾽ Ὠκεανῷ βαθυδίνῃ, / αὐτὸς δ᾽ εἰς Ἀίδεω ἰέναι δόμον εὐρώεντα, « Ton vaisseau va d’abord traverser l’Océan ; Quand vous aurez atteint le Petit promontoire le bois de Perséphone, es saules aux fruits morts et ses hauts peupliers, échouez le vaisseau sur le bord des courants profonds de l’Océan mais toi, prends ton chemin vers la maison d’Hadès ! À travers le marais avances jusqu’aux lieux où l’Achéron reçoit le Pyriphlégéthon et les eaux qui, du Styx tombent dans le Cocyte », Homère, Odyssée, X, 507-511, Trad, V. Bérard, (1924), 1992, p. 78

177 Plaute, La marmite, IV, 6, 673-676

nunc hoc ubi abstrudam cogito solum locum. / Siluani lucus extra murum est auius, / crebro salicto oppletus. ibi sumam locum. / certum est, Siluano potius credam quam Fide.

« Il s'agit à présent de trouver pour cacher ceci un endroit bien désert. Il y a, en dehors des remparts, le bois de Silvain : il est loin de la route et tout envahi d’une épaisse saussaie. C’est là que je choisirai mon endroit. C’est décidé, fions-nous plutôt à Silvain qu’à la Bonne Foi»753.

La proximité des termes solum locum, Siluani, lucus et crebro salicto créé une itération qui traduit à la fois un sentiment de solitude (solum locum) et une image d’impénétrabilité par l’accumulation des substantifs de forêt, de bois (ici pris dans le sens profane) et d’un taillis de saules serrés.

Même si un sentiment religieux émanait de l’obscurité et de la grandeur des arbres de la forêt, l’idée de sacré était davantage liée pour les Romains aux deux substantifs qui se rapportaient à l’image d’un bois, lucus (qui pouvait se trouver à l’intérieur d’une forêt) et nemus.

Le lucus s’appliquait ordinairement à un bois où s’exerçait un pouvoir divin754 dans lequel le silence devait, selon Pline, faire l’objet d’un hommage respectueux :

Pline, Histoire naturelle, XII, 2, 3

nec magis auro fulgentia atque ebore simulacra quam lucos et in iis silentia ipsa adoramus

« Et pour nous, les statues où brillent l’or et l’ivoire ne nous inspirent pas plus de vénération que les bois sacrés et leur silence même »755.

La création d’un espace libre dégarni d’arbres à l’intérieur d’un bois ou d’une forêt que supposait le lucus, le bois sacré, dans lequel l’homme intervenait après avoir sacrifié à son hôte divin, et l’idée que ce bois était animé depuis des temps immémoriaux d’une présence divine, renvoie au grec λύκη. Pour P. Chantraine λύκη correspondait à un vocalisme zéro à l’instar du mot de la même famille λύχνος « torche, lampe, lumière »756. De leur côté, A. Ernout et A. Meillet indiquaient au substantif lucus, que les Romains avaient pu faire dériver l’épithète Lucina attribuée à Junon, la déesse de la première lumière et de la petite enfance, de lux ou luceo, luire, briller, mais que ce mot lucina pouvait aussi avoir le sens « d’apparaître »757. D. Briquel remarque cependant que, s’il était nécessaire de faire un sacrifice