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1.1 L’Homme / l’acteur – Le paradoxe d’être l’artiste et l’œuvre d’art à la fois

1.2.2 La voiture hippomobile

Gurdjieff utilisait une analogie inspirée du langage imagé tiré de certains enseignements orientaux pour représenter l’homme et son manque d’unité. L’image est celle d’une voiture hippomobile, la voiture représentant le corps ; le cheval, l’émotion et les désirs ; et le cocher, la pensée. Pour finir le maître, le voyageur à l’intérieur de la voiture, sera le Moi, la conscience, la volonté.

Faite pour le mouvement, la voiture en elle-même ne possède pas l’énergie capable de la faire se mouvoir. Sans la motivation provenant de ses sentiments, de ses désirs, ou sans la clarté de son esprit, l’homme resterait avec son corps au repos. Et, comme il est possible de voir dans les observations précédentes, cette voiture doit être bien préparée

87 Jerzy Grotowski, Vers un Théâtre pauvre, op. cit., p. 34. 88 Idem, p. 14.

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pour les voyages, sans blocages et bien structurée. Ce seront donc les techniques du corps, par exemple sa résistance, sa souplesse et une large gamme de tensions et relaxations qui assureront la préparation du corps ou de la voiture pour la représentation ou pour le voyage.

Les exercices plastiques90 de Grotowski, par lesquels la mobilité des articulations

du corps devient de plus en plus conscientes et aisée pour l’acteur ; ou les gammes de Decroux, dans lesquelles le mime/acteur décompose et apprend à maîtriser toutes les articulations de la tête, des bras et des jambes, de la ceinture ainsi que d’autres articulations moins apparentes. Ces exercices peuvent être comparables à des huiles spéciales pour le moteur de la voiture, qui permettent de réaliser de beaux voyages.

La technique, très chère à Decroux aussi bien qu’à Grotowski, ne peut être acquise que par un long processus qui servira finalement à « l'obéissance du corps, de tout le corps, à l'esprit »91. Ceci est bien entendu dans une phase d’apprentissage technique, car Decroux était conscient que au moment de jouer le corps n’aura plus besoin du contrôle de l’esprit, ils seront en fait unifiés. En effet, dans la phase technique l’attention requise pour suivre un entraînement physique d’une grande précision exige de la concentration et sollicite un investissement total de la pensée de l’acteur qui se soumet à cet apprentissage. L’entraînement du corps déclenche l’action de la pensée, tout comme le fait la voiture qui devra être guidée par le cocher.

La grande technicité exigée par Decroux et Grotowski n’a pas pour seul but d’aiguiser le jeu de l’acteur par la clarté corporelle et mentale qu’elle entraîne. En effet, la technicité, qui peut être perçue comme un frein ou une entrave à la liberté de création a une fin qui transcende la seule prestation de l’acteur. La technique, selon Decroux, est nécessaire pour la « révélation de la présence humaine dans le monde »92. Évidemment, lorsqu'il fait cette référence à la présence humaine, il ne s’agit pas de la présence ordinaire,

90 Grotowski décrit dans Vers un Théâtre pauvre, op. cit., une série d’exercices plastiques et il les définit

ainsi : « Ces exercices sont fondés sur Dalcroze et d'autres méthodes européennes classiques. Leur principe fondamental est l'étude de vecteurs contraires. Particulièrement importante est l'étude des vecteurs des mouvements opposés (par exemple, la main effectue des mouvements circulaires dans une direction, le coude en sens inverse) et des images contrastantes (par exemple, la main accepte tandis que la jambe refuse). De la sorte, chaque exercice est subordonné à la « recherche » et à l'étude des moyens d'expression de chacun, de ses propres résistances et des centres communs dans l'organisme. » In Vers un Théâtre pauvre, p. 108. Ces exercices seront analysés dans le 3ème chapitre de cette thèse.

91 Étienne Decroux, In Patrick Pezin Éd., Étienne Decroux, mime corporel, op. cit., p. 119.

92 Won Kim, Le Mime corporel d’Étienne Decroux et le Dasein de Heidegger, Mémoire de Maîtrise,

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mais de celle de l’extraordinaire. Ainsi, comme les musiciens qui doivent toujours faire leurs gammes avant de jouer de leur instrument, les acteurs, aussi, doivent maîtriser leur corps avant d’improviser et de laisser s’exprimer leur inspiration. Sans la technique, sans les notes, sans les gammes, le musicien ne peut pas produire de musique, l’acteur ne peut pas donner à voir son art. Mais de même qu’il ne suffit pas d’avoir une bonne technique pour être un bon musicien, la connaissance des techniques de base ne suffit pas à l’acteur/mime pour exercer son art. Decroux disait à ses élèves : « II faut que tu chantes avec tes muscles »93, il voulait que l’acteur ait un corps qui puisse « chanter intérieurement » pour devenir « en-chanté »94. C’est peut-être à travers une maîtrise rigoureuse de la technique que l'acteur/mime va pouvoir l’oublier et que celle-ci va disparaître, et permettre de laisser affleurer une autre forme de Présence, autre que la présence quotidienne. Decroux et Grotowski avaient donc la même préoccupation quant au travail de l’acteur dont l’éthique, solliciter et travailler le corps pour révéler une présence d’une qualité extraordinaire, était fondamentale. Cependant, leurs chemins ne semblent pas les mêmes, puisque Decroux souhaitait l’élaboration d’une technique, et Grotowski désirait avant tout la rupture des comportements habituels de l’acteur, afin qu’il parvienne à connaître sa vérité intérieure.

Dans le but d'établir un rapport clair entre eux, nous poserons les questions suivantes : l’apprentissage de la technique de Decroux n’entraîne-t-elle pas une transformation de l’acteur ? Et le travail de Grotowski n’exigeait-il pas la maîtrise d’une technique ?

Nous avons déjà pu remarquer que les deux Maîtres avaient un point commun : la nécessité absolue d’une pratique physique, d’une Présence corporelle impeccable de l’acteur afin de justement transcender la dimension simplement corporelle de ce dernier lors d’une représentation. Dans l’optique d’une telle pratique physique, l’acteur doit allier un effort constant à une attention dirigée vers lui-même pour savoir quand avancer ou quand se retenir dans le travail corporel, car c'est « le corps, c'est lui qui paie la facture, c'est lui qui souffre, c'est lui qui veut, c'est lui qui prouve, et quand je vois se dresser un corps, j'ai l'impression que c’est l'humanité qui se dresse »95.

93 Étienne Decroux, cité par Thomas Leabhart, in Patrick Pezin Éd., op. cit., p. 436. 94 Thomas Leabhart, in Patrick Pezin Éd., op. cit., p. 436.

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De même que le corps voiture est à la fois le véhicule, le réservoir et les blocages de l’acteur, il ne peut rien faire par lui-même et l’être ne peut fonctionner qu’en faisant corps avec son sentiment et sa raison.

Ainsi, l’acteur mobilise sa raison, sa motivation, tous ses sentiments au cours de l’apprentissage. Ainsi comme l’énonçait Decroux : « L’école enseigne la technique et l'art du beau mais e1le ne donne pas la passion.96 » C’est sur cette composante essentielle de l’homme, sa passion, son émotion que nous allons maintenant porter notre attention.

Si l’on reprend la métaphore de la voiture hippomobile, c’est le cheval qui symbolise la partie émotionnelle de l’homme, fondamentale pour l’activité de tout l’assemblage.

Selon Gurdjieff, si l’homme se guide seulement à travers ses considérations émotionnelles, il amène la voiture, le cocher et le voyageur sur une route sans parvenir à aucun accord collectif. Cette action est l’effet de ses désirs, d’une volonté qui n’est sûrement pas celle des trois autres éléments.

Le cheval alors n’a pas la faculté de raisonnement et peut être facilement trompé par quelqu’un qui par exemple le caresse ou qui lui donne des friandises. Avec une propension accentuée à vouloir être aimé, sa vulnérabilité le met en danger s’il n’a pas un contact convenable avec les autres éléments de l’attelage auquel il appartient.

Se référant aux acteurs, Decroux utilisait des images du soleil pour définir les caractéristiques d’un acteur émotionnel : « L’acteur ‘Soleil’, exagéré dans son jeu et dans son désir de plaire, se dirige vers le public comme s’il voulait le manger.97 »

Dans l’hypothèse inverse, le cheval accomplit les ordres du cocher, qui est le canalisateur et exécuteur des règles sociales et qui le contraint par la menace ou par la récompense. Dans cette hypothèse, le cheval est trop obéissant, timide et quasiment sans vivacité.

Enfin, pour Decroux, l’acteur idéal est l’acteur Lune « qui n’a pas peur, mais qui garde une certaine modestie, crée l’ambiance et invite le public à venir chez lui »98.

96 Idem, p. 122.

97 Étienne Decroux, cité par Thomas Leabhart, in notes personnelles des cours, Claremont, Californie, 2001. 98

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Si Decroux et Grotowski ancrent le travail de l’acteur dans une démarche tout d’abord corporelle, d’autres chercheurs en théâtre préconisent une recherche centrée avant tout sur les centres émotionnel et intellectuel, comme c’est le cas de Stanislavski.

Dans sa méthode basée sur la mémoire affective, Stanislavski proposait la composition d’un rôle à partir des propres souvenirs de l’acteur. Il est clair que l’acteur doit puiser en lui-même des sentiments analogues à ceux du personnage car « on ne peut prendre à un autre ses ‘sentiments’ »99. L’acteur doit d’abord travailler avec son centre intellectuel associé à son centre émotionnel en vue de construire son rôle. Ensuite, pendant la représentation, l’harmonie entre les trois centres est nécessaire pour que l’émotion et les actions physiques soient justes, et qu’un esprit clair et présent puisse assurer la précision et le bon déroulement de la pièce.

Même si le personnage est composé à partir des souvenirs de l’acteur, celui-ci doit toujours garder le contact avec lui-même, et savoir se dissocier du personnage, conformément aux indications de Stanislavski :

« N'oubliez jamais que sur scène, vous restez un acteur. Ne vous éloignez pas de vous-même. Dès que vous perdrez ce contact avec vous-même, vous cessez de vivre réellement votre rôle et à votre place apparaîtra un personnage faux et ridiculement exagéré.100 »

Le troisième élément de l’image de l’attelage est le cocher, c'est-à-dire l'intellect, la personnalité, qui est également nécessaire pour le déplacement de l’attelage.

Si la fonction émotionnelle peut être répétitive en reprenant les mêmes mécanismes entre les extrêmes d’une impulsion sans frein et d’une impulsion étouffée, la fonction intellectuelle peut également être déployée de façon mécanique.

Le cocher est la partie de l’homme qui accumule toutes les informations reçues et apprises depuis sa naissance. Il sait parler, calculer, tout cela ayant été appris à l’école et au contact des hommes qui l’entourent. Le cocher entend le langage du passager et sait à son tour transmettre au cheval par l’intermédiaire des brides des ordres simples qui permettent à l’équipage complet de se diriger vers un lieu déterminé. Le cocher a de l’expérience ; il analyse, il raisonne, et calcule en fonction de son vécu. Il est également capable

99 Constantin Stanislavski, La Formation de l’acteur », Paris, Payot, 2001, p. 179. 100

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d’enregistrer et d’absorber n’importe quelle information de façon involontaire, il suffit qu’elle nous soit répétée plusieurs fois.

Or, comme nous l’avons vu auparavant, dans la vie ordinaire le niveau d’énergie requis pour le travail mental est très réduit. Si l’homme entre dans un mécanisme de répétition de ses activités, il réduira encore plus le niveau d’énergie vitale. Il en est de même pour le travail de l’acteur qui néanmoins doit travailler avec une capacité d’énergie beaucoup plus élevée que celle du quotidien. Si celui-ci réduit son travail à la mémorisation d’un texte et/ou des actions et les répète automatiquement sur scène, sa vibration énergétique, sa Présence seront réduites ; le public devra donc faire un effort pour percevoir cet acteur.

Chez les acteurs qui ont un centre mental plus affirmé que les deux autres, il y a toujours le danger de rester dans l’intellectualisation pour la création d’un rôle, aussi bien au moment de la représentation qu'au moment de la répétition. Effectivement, trouver une synergie des fonctions mentales, motrices et émotionnelles n’est pas évident.

Grotowski explique que le niveau intellectuel peut nous prendre dans sa logique et nous faire croire que nous avons créé.

« Nous tombons dans l’illusion de découvrir les choses alors que nous sommes seulement en train de faire du bruit informatique. C’est cela le problème du niveau intellectuel.101 »

Nous devons éviter de nous identifier à nos pensées, afin d’avoir le discernement le plus juste possible par rapport à ces mêmes pensées. Grotowski trouve une analogie avec l’utilisation d’un ordinateur ; il exige deux choses : « d’une part, d’avoir un très bon ordinateur, de l’autre d’avoir une liberté face à cet ordinateur » afin de n’être pas « mangé par cet ordinateur »102.

Une écoute plus approfondie devrait rendre possible une unité et par conséquent une Présence totale de l’acteur sur scène.

« Nulle pensée ne peut guider l'organisme entier d'un acteur de manière vivante. Elle doit le stimuler, et c'est tout ce qu'elle peut réellement faire. Entre une réaction totale et une réaction guidée par une pensée il y a la

101 Jerzy Grotowski, « C’était une sorte de volcan », in Bruno de Panafieu Éd., op. cit., p. 233. 102

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même différence qu'entre un arbre et une plante. Finalement, nous sommes en train de parler de l'impossibilité de séparer le spirituel et le physique. L'acteur ne doit pas utiliser son organisme pour illustrer un ‘mouvement de l'âme’, il doit accomplir ce mouvement avec son organisme.103 »

Decroux croyait fortement que l’émotion aussi bien que la pensée doivent être

corporifiées, c’est-à-dire que le corps tout entier ne représente pas l’émotion mais

matérialise lui-même les conflits provenant de ces deux centres :

« En effet, quand l'homme pense, il lutte contre les idées, comme on lutte contre la matière. Puisqu'on ne voit pas les idées, puisqu'on ne voit pas la pensée, puisqu'on n'a pas de prise directe sur la pensée, la meilleure chose est de faire un travail matériel qui implique l'intelligence et dont les gestes sont comme l'écho de notre intelligence.104 »