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Vivre le terrain : description d’une expérience ethnographique

En arrivant à Uggubseni en février 2011, mes nombreuses peurs se dissipèrent. Ma famille d’accueil m’attendait le cœur et les bras ouverts et le congrès local m’octroya dès le premier jour le permis de recherche m’autorisant à mener à bien mon projet. De plus, grand nombre de villageois me parlaient déjà avec enthousiasme des festivités qui allaient, sous peu, souligner l’anniversaire de la révolution. Tout semblait prendre place.

Et pourtant, mon expérience ethnographique allait sous peu être tragiquement bouleversée puisqu’un incendie ravagea le village d’Uggubseni dans la nuit du 5 février 2011.

C’est à trois heures du matin que le tout a commencé. Je me suis réveillée, sans comprendre ce qui se passait, en sentant une forte agitation dans les rues. Puis, j’ai entendu ma sœur d’accueil crier « Sibbor32, fuego ! » Je me suis levée d’un bond et j’ai couru dehors rejoindre ma famille. Sur le coup, j’étais soulagée de constater que le feu était loin, à la pointe nord-ouest de l’ile. J’étais alors à mille lieues d’imaginer l’ampleur qu’allaient prendre les flammes. Pendant quelques minutes, nous sommes restés là, dans la rue principale, à regarder le désastre. Ébahis, figés par l’angoisse et l’inquiétude, on ne voyait que la fumée rouge qui émanait, dans l’obscurité, du bout de l’ile. J’entendais des pleurs, des cris, le crépitement des flammes et les explosions de bonbonnes de gaz qui annonçaient une à une la propagation de l’incendie…

32 Sibbor est le surnom que m’octroya ma famille d’accueil. Il fait référence à la couleur blanche et

signifie, métaphoriquement, « enfant de la lune ». C’est le nom par lequel on désigne habituellement les albinos.

Puis tout s’est mis en branle. Alors que les hommes accouraient à la zone sinistrée pour tenter de maîtriser et d’éteindre le feu, certaines femmes cherchaient, inquiètes, à réunir les membres de leur famille; à s’assurer que tous ceux vivant près des flammes étaient sains et saufs. D'autres travaillaient à sortir les bonbonnes de gaz des maisons et à les transporter sur la côte, loin de l’incendie. Moi, on me demanda de m’occuper des enfants et de recueillir les affaires importantes de la maison pour les amener au pont, afin d’être prêts à traverser dans l’éventualité que le feu s’empare de tout le village.

Je suis donc restée là avec les enfants, puis avec différents voisins et membres de la famille qui venaient un à un nous rejoindre, jusqu’au lever du soleil; jusqu’à la tombée du feu. J’étais effrayée, impressionnée par l’organisation de tous et ébahie par le calme des enfants. C’est vers les coups de sept heures que nous reprîmes les valises en direction inverse, regagnant la maison. Le feu, qui avait ravagé l’ile pendant près de quatre heures, avait détruit sur son passage environ le cinquième du village.

Si la cause de l’incendie demeure aujourd’hui hypothétique33, le bilan des dommages est quant à lui bien connu : 51 maisons brûlées et 375 personnes à la rue. Tout le village s’en ressentit, car les dommages s’étalèrent au-delà des pertes matérielles directes. La perte des cayucos, fusils, couteaux et autres outils nécessaires à la pêche et à l’agriculture fut critique et provoqua une situation alimentaire précaire34. Cela, sans compter que le village d’Uggubseni se remettait à peine des dommages causés par de fortes inondations qui avaient, en décembre 2010, ruiné 80 % des récoltes.

33 Plusieurs hypothèses furent avancées pour tenter d’expliquer la tragédie. Alors que la majorité des

villageois penchent davantage en faveur de la thèse d’une cause accidentelle (un feu de foyer mal éteint, l’explosion d’un panneau d’énergie solaire, etc.), d’autres croient qu’il s’agit plutôt d’un incendie intentionnel dû à la présence de narcotrafiquants sur le territoire. Enfin, pour certains, l’incendie relève d’un acte divin venu punir les villageois de leurs péchés et de la corruption.

34 Notons également que pour la majorité des sinistrés, l’ensemble de leurs économies prit feu de

même que leur gagne-pain. Outre les outils utilisés pour la pêche, la chasse et l’agriculture, plusieurs foyers perdirent leurs commerces (artisanats, hébergements touristiques, restaurants, épiceries, etc.) habituellement situés à même leur domicile.

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Le congrès politique local et régional déclara donc, dès le cinq février, l’état d’urgence dans le village d’Uggubseni. La communauté kuna se solidarisa et les énergies se mobilisèrent pour reconstruire les demeures incendiées et venir en aide aux sinistrés.

À Uggubseni, tout le monde mit immédiatement la main à la pâte et tout fut suspendu. « Revolución sadde » : on annonça que les festivités commémoratives de la révolution étaient annulées. Je me suis donc retrouvée, quelques jours à peine après mon arrivée sur le terrain, perturbée entre l’effondrement de mon sujet de recherche et le traumatisme de l’incendie. Je ne savais plus où donner de la tête. Je n’ai eu autre option que de revenir à la base : laisser l’expérience ethnographique me guider. J’ai mis de côté mon objectif universitaire et, comme tous, entrepris de consacrer mes énergies à la reconstruction. Cependant, ma problématique de recherche me suivait malgré moi. La décision d’annuler les cérémonies commémoratives provoquait sans cesse de nombreuses discussions au sein du village et du congrès local. Il ne passait pas une journée sans qu’on ne me parle tristement des festivités que j’allais malheureusement manquer. Puis, quelques jours après l’incendie, le président des Morginnid35 m’annonça que les cérémonies auraient lieu. « Nous nous sommes toujours battus », me dit-il, « alors ce n’est pas aujourd’hui que nous allons arrêter. La lutte continue » (Notes de terrain, février 2011).

La tenue des célébrations commémoratives fut annoncée. Peu à peu, les préparatifs commencèrent, mon projet ethnographique reprit forme et l’on célébra, du 15 au 25 février 2011, le 86e anniversaire de la Revolución Dule.