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Un aperçu de la ritualité traditionnelle kuna

En anthropologie, les Kunas furent principalement connus pour leurs chants rituels. Nordenskjöld, au début du XXe siècle, se consacra à la transcription et à la description des chants chamaniques kunas, que Claude Lévi-Strauss reprit afin de développer son célèbre article sur l’efficacité symbolique (Lévi-Strauss, 1949). Puis, Carlo Severi analysa les structures et les supports mnémoniques qui sous-tendent ces rituels chantés, Joel Sherzer porta son attention à la forme linguistique et aux contextes d’énonciation de ceux-ci et enfin, James Howe analysa leur mise en scène en contexte politique. Présent dans les contextes de guérison, lors des différents rites de passage et dans la scène politique, le chant rituel a ainsi bercé maintes réflexions et analyses au sein de la discipline.

6.2.1 Les rites de guérison : les chants rituels chamaniques

Les premières formes rituelles kunas ayant attiré l’attention de l’anthropologie ont été les rites de guérison. Plus particulièrement, ce sont les chants rituels chamaniques, pratiqués par les neles qui captèrent l’attention de grands anthropologues104

.

Contrairement à maintes sociétés autochtones des Amériques, les rituels de guérison kunas n’impliquent aucune drogue, transe ou manipulations physiques (Sherzer, p.110). C’est plutôt le chant, et le dialogue qui s’établit à travers celui-ci entre le nele et les esprits, qui constituent le centre de l’action rituelle. Cette particularité amena entre autres Lévi-Strauss à se questionner, dans son article « L’efficacité symbolique », sur l’efficacité du chant rituel. Reprenant une traduction publiée en 1947 par Wassen et Holmer du Muu Igala, incantation servant à faciliter l’accouchement difficile, Lévi-Strauss en analyse d’abord le contenu. Ce qui est intéressant, note l’auteur, c’est que le chant rituel narre son propre contexte d’énonciation : il débute par l’expression des douleurs de la malade, l’envoi de la sage-femme chez le chaman, l’arrivée de celui-ci, sa préparation, c’est-à-dire comment il fait bruler du cacao pour apaiser les esprits et comment il installe sous le hamac de la malade ses nudsu (figurines de bois matérialisant les esprits auxiliaires du chaman). Puis, le chant devient le voyage métaphorique des nudsu et du nele dans l’organe procréateur de la malade, leurs épopées, leur rencontre et combat avec Muu, la force créatrice qui avait pris possession de la burba (âme de l’organe malade), leur victoire et leur redescente, qui vient représenter l’accouchement réussi. Pour Lévi-Strauss, le chant rituel effectue donc « […] une manipulation psychologique de l’organe malade, et […] c’est de cette manipulation que la guérison est attendue » (Lévi-Strauss, 1949, p.12). Plus précisément, pour l’auteur, « […] c’est une relation de symbole à chose symbolisée […] Le shaman fournit à sa malade un langage, dans lequel peuvent s’exprimer immédiatement des états informulés, et autrement informulables » (Lévi-Strauss, 1949, p.19).

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Les pratiques médicinales kunas se divisent en deux types : les inaduled, personnes connaissant les plantes médicinales et guérissant par la botanique et les nelegan, celles qui diagnostiquent, interprètent et traitent les maladies entre autres par le chant rituel.

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Au-delà d’exposer le contenu du chant et d’en interpréter l’efficacité, Lévi-Strauss s’attarde à la forme du chant rituel, soit à sa structure paralléliste construite selon un modèle de répétitions et de variations. En effet, le parallélisme comme structure discursive est caractéristique des divers Igargan (chemins, textes chantés). Des phrases ou des strophes entières sont ainsi répétées et légèrement transformées au long du texte, de même que des mots ciblés, des syllabes ou des sons105

. Cette structure s’explique pour Lévi-Strauss « […] par la nécessité, pour des peuples limités à la tradition orale, de fixer exactement par la mémoire ce qui a été dit » (Lévi-Strauss, 1949, p.12).

Carlo Severi, quant à lui, reprend l’analyse de Lévi Strauss et porte son attention non seulement à la forme et au contenu du chant rituel, mais aussi à son contexte d’énonciation. Selon lui, l’efficacité de la cure chamanique résulte directement de ce contexte, et ce, car la malade, reprenant l’exemple de l’accouchement difficile, ne peut comprendre le contenu du chant, du moins pas en entier, puisque le chant a un style linguistique métaphorique qui lui est propre. En effet, l’emploi d’un dialecte ésotérique que seuls les esprits et les initiés maitrisent, et qui connecterait le chaman à une transcendance, transforme celui-ci en énonciateur complexe et l’effet de cette transformation aide à l’efficacité du rite. Plus encore, lorsqu’un nele pratique le chant rituel, en dépeignant son arrivée, ses préparatifs, puis son voyage dans une autre dimension, ce chaman transforme métaphoriquement une personne (lui-même) réelle, présente, en énonciateur éloigné, « dans le paysage surnaturel décrit par le chant ». L’énonciateur se trouve ainsi dédoublé et devient par conséquent lui- même une créature paralléliste (Severi, 2007, p.215). La malade, qui capte des bribes du chant et ses structures répétées, sera frappée par certains mots dont elle comprend le sens, et selon un principe de projection, elle construira avec le thérapeute l’image qui lui permettra de répondre à la cure chamanique (Severi, 2007, p.252). Ce serait ainsi pour Severi, de la création de cette figure saillante du chaman qu’émergerait l’efficacité du rite. Bref, le chant rituel de guérison se caractérise par son contenu, qui narre son propre contexte de performance, par sa forme, qui utilise une variante métaphorique du langage et

105 Pour une meilleure compréhension des chants rituels chamaniques kunas et de leurs structure

qui est construite selon une structure paralléliste, et enfin, par son contexte d’énonciation, qui mise sur la création d’un énonciateur complexe dans la figure même du chaman.

6.2.2 Les rituels politiques

Tel que nous l’avons vu au chapitre 2, c’est sur une base pratiquement quotidienne que la population kuna est appelée à se réunir dans l’Onmaggednega. Nous porterons notre attention ici aux rencontres plus rituelles qui s’y tiennent, rencontres que James Howe qualifia de « singing gathering ». Tout comme les rites de guérison, ces rituels politiques se centrent autour d’un chant rituel. C’est l’occasion où l’un des saglagan de la communauté récite une partie du Babigala, afin de remémorer et d’actualiser l’histoire kuna.

D’abord, sous forme d’introduction hautement ritualisée, le sagla va saluer son chef assistant, les autres saglagan, l’assemblée, présenter son état de santé, celui de sa famille et renseigner les villageois des dernières nouvelles. Bien qu’il ne s’agisse pas du thème central du chant, cette première partie conserve la forme traditionnelle des chants rituels kunas. Le ton de voix du sagla augmente de vers en vers, le langage qui est utilisé, appelé saglagaya 106, est métaphorique et ésotérique et les vers chantés sont construits selon une structure paralléliste. De même, la fin de chacun de ces vers est marquée par le sagla par une faible déclinaison du ton de voix, à laquelle l’abinsued (le répondant, le sagla qui assiste celui qui récite le chant) répond par un bref degii (voilà), aa ou mm (Sherzer, p.74). Ce jeu entre le sagla et l’abinsued fait en sorte que le flux du chant soit continu.

La deuxième partie du chant est quant à elle une forme d’incantation aux divinités. C’est le moment de la soirée où le sagla invoque les créateurs du monde, Baba et Nana. C’est également l’occasion où il rappellera brièvement à l’assistance pourquoi le héros culturel Ibeorgun instaura les pratiques de l’Onmaggednega et l’importance de cette instance. Ensuite, le sagla entreprendra le propre du chant, soit le récit mythique. Puisant dans l’énorme répertoire que constitue le Babigala, il choisira un thème qu’il développera en détail, décrivant ainsi événements cosmogoniques et lieux cosmologiques. De même, il

106 Il est intéressant de préciser qu’officiellement on dit que seuls les initiés saglagan peuvent

comprendre le saglagaya, et ce, bien que plusieurs villageois en viennent, par habitude, à saisir le sens des chants.

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introduira dans cette partie du chant des parallèles entre l’épisode mythologique choisi et l’actualité. Enfin, après environ une à deux heures de chant, il annoncera la fin du récit, puis terminera brièvement en exposant d’où et comment il a appris l’épisode mythique. Or, l’événement rituel ne se termine pas aux derniers vers récités par le sagla. Une fois le chant terminé, un homme assis près de lui se lève et prend la parole. Il s’agit de l’argar, l’assistant ayant pour rôle d’interpréter le chant. Ce dernier traduit alors à l’assistance les propos tenus par le sagla, expliquant les images métaphoriques utilisées, rajoutant des détails aux récits, etc. Ce n’est que lorsque ce dernier annonce le mot de la fin que le rituel se clôt, que les uns et les autres se lèvent de leurs bancs et quittent l’enceinte rituelle.

Bref, les pratiques rituelles marquant le cadre politique kuna sont, tout comme les rites de guérison, construites autour de la parole et du chant. Elles suivent une structure paralléliste, structure qui se présente dans la forme du chant et dans son contexte d’énonciation, par le rapport entre le sagla et l’argar. Enfin, le chant est narré par un spécialiste, ici le sagla, initié à la structure rituelle mais aussi à l’idiome utilisé, le saglagaya.

6.2.2 Les rites de passage

Finalement, les rites de passage, que nous avons déjà abordés en dépeignant la cérémonie de l’innasuid, présentent des caractéristiques similaires aux deux contextes rituels présentés plus haut. En effet, autant les rites prescrits pour les fillettes et les jeunes femmes lors des diverses étapes de leur vie que les rites matrimoniaux et funèbres sont caractérisés par la performance d’un chant rituel. L’igar chanté diffèrera selon le contexte, de même que le spécialiste qui le récitera. Or, à nouveau, il s’agit bien d’un spécialiste qui, après de nombreuses années d’études, peut performer l’acte rituel qui sera chanté dans une variante linguistique métaphorique spécifique au contexte célébré. Récités dans un espace propre à l’événement, soit l’Onmaggednega pour les mariages, le cimetière (neguan) pour les rites funèbres et l’Innanega pour l’innasuid, les chants se structurent, tout comme dans le cadre chamanique et politique, suivant une forme paralléliste.

En résumé, si nous reprenons les différents cadres rituels présentés, nous pouvons convenir que la ritualité kuna répond à certaines caractéristiques omniprésentes dans ces différents

cadres rituels et propres au contexte kuna, soit la spécialisation des officiants, l’action rituelle par le chant, l’utilisation d’un idiome métaphorique et ésotérique, la construction paralléliste du chant et la tenue des célébrations dans un espace rituel défini.