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Chapitre 2 : Le pèlerinage de l’Ourse bleue

2.1. Périple vers une nordicité « urbaine »

2.1.2. Le visage des communautés autochtones

Au croisement d’une route peut surgir un lieu habité par l’humain, transfigurant le paysage nordique austère pour répondre à certains besoins primaires, d’où l’interdépendance des éléments120. Ce dédale de chemins graveleux et chaotiques conduit

117 Ibid., p. 26.

118 Il semble que la vision du chemin qu’en a l’auteur Milan Kundera s’apparente à celle véhiculée dans le

roman de Pésémapéo Bordeleau, en ce qu’elle accorde une importance à l’influence de l’espace chez celui qui le parcourt : « Le chemin est un hommage à l’espace. Chaque tronçon du chemin est en lui-même doté d’un sens et nous invite à la halte. » (M. KUNDERA. L’immortalité, Paris, Gallimard, 1990, p. 330, cité par J. NADEAU-LAVIGNE. Op. cit., p. 100)

119 V. PÉSÉMAPÉO BORDELEAU. Op. cit., p. 99. 120 A. BERQUE. Écoumène […], p. 89.

donc inévitablement vers des communautés autochtones, petites parcelles de vie au sein d’une contrée où la solitude et le dépouillement imprègnent l’atmosphère. Pésémapéo Bordeleau propose une incursion de l’intérieur dans un univers trop peu connu, lui conférant, par le fait même, un visage plus humain.

Ces villages, évoqués par la protagoniste au gré de ses pérégrinations pour dénicher une paire de mocassins en peau de caribou, forment un regroupement de figures spatiales alternées, que l’on pourrait qualifier comme telles étant donné le va-et-vient constant des personnages d’un endroit à un autre. Ces figures deviennent alors complétives du fait qu’à chaque description dans le récit par la narratrice, elles apportent des informations visant à dresser un portrait plus global des différents villages ainsi que de ses habitants. Cela permet de remarquer qu’aux abords du territoire cri, les gens se font davantage soupçonneux envers ceux qui ne sont pas des leurs, ce qui intensifie l’effet de cloisonnement, de repli : « Nous rencontrons des camionnettes conduites par des Cris. Ils ralentissent à notre approche et nous examinent. Je reconnais cette attitude envers les inconnus121. » Il est à noter que l’utilisation de lieux référentiels dans le texte est

évidente, l’auteure mettant manifestement l’accent sur des éléments topographiques de la région nordique du Québec, comme l’indiquent ici les noms des diverses communautés. Or de ceci découle l’accentuation de l’effet de réel dans le roman, qui a forcément une propension à révéler la topicité du lieu.

121 V. PÉSÉMAPÉO BORDELEAU. Op. cit., p. 26.

Je me pencherai ainsi sur ce qui constitue les villages qui parsèment le territoire d’Eeyou Istchee122, à commencer par Waskaganish, qui apparaît au début du troisième chapitre ;

Daniel et Victoria y font escale et séjournent dans une auberge d’aspect rustique (véritable lieu de passage où l’arrêt ne se veut que temporaire) : « Nous réservons une chambre à l’auberge construite d’énormes rondins et située face à la rivière Rupert. […] Une odeur de friture rôde dans les corridors123. »

L’auberge étant à proximité d’une rivière, et donc d’une plage, « [l]e sable s’infiltre partout124 », lequel en vient à faire partie intégrante du décor unique qui caractérise

chacune des communautés dévoilées au cours du voyage ; cet élément naturel constituant du paysage cri revient invariablement tout au long du récit, jusqu’à devenir une figure spatiale en soi. À Wemindji, la narratrice remarque que le sable entoure véritablement le village, tout comme les habitations : « Les maisons construites sur du sable semblent inhabitées. Nous laissons notre véhicule sur la plage immense qui ceinture la communauté125. » Puis, à Némaska, celui-ci constitue même l’essentiel des chemins : « Une longue bande de sable, entre deux plans d’eau, se détache devant nous. […] Les rues de Némaska sont en sable fin126. » Le sable a la particularité d’être doux au toucher,

122 TOURISME EEYOU ISTCHEE. Découvrez Eeyou Istchee, la terre du peuple, [En ligne],

http://www.discovereeyouistchee.ca/fr/ (Page consultée le 9 août 2013).

123 V. PÉSÉMAPÉO BORDELEAU. Op. cit., p. 26-27. 124 Ibid., p. 26.

125 Ibid., p. 53. 126 Ibid., p. 180.

ce qui procure une sensation agréable, comme l’expérimente la protagoniste127 ; malgré

la solitude et le dénuement128 qui émanent des communautés autochtones décrites dans le

roman, on pourrait supposer que la figure du sable confère un certain calme, du moins dans l’atmosphère ou le décor ambiant : « C’est effectivement comme une recherche de repos, de sécurité, de régénération129. » Toutefois, cet élément sablonneux contribue à procurer à l’espace un aspect désertique, presque fantomatique, comme si la véritable âme des villageois se cachait derrière ce brouillard symbolique. En outre, cette évanescence des lieux pourrait signifier la difficulté qu’ont les Cris à s’approprier les terres de réserve. Ceci m’amène à effleurer l’épineuse question des problèmes sociaux qui vient briser l’apparente quiétude des communautés dans la diégèse, telles que Chisasibi, là où il est interdit de faire entrer de l’alcool sur le territoire cri : « Une décision prise par le conseil de bande, suite aux multiples accidents et suicides causés par l’abus de consommation. L’alcool, poison pour leur système, n’atténue pas leurs souffrances130. » Il en va de même pour Mistissini qui est aux prises avec des fléaux

similaires131.

127 Ibid., p. 53.

128 « L’environnement des maisons du village frappe par sa nudité. Ainsi le condo qu’habite Carolynn

semble sortir de nulle part, installé au milieu d’un grand cercle de sable. » (Ibid., p. 183)

129 J. CHEVALIER et A. GHEERBRANT. « Sable », Dictionnaire des symboles. Mythes, rêves coutumes, gestes, formes, figures, couleurs, nombres, 2e édition revue et corrigée, Coll. « Bouquins », Paris, Éditions

Robert Laffont/Éditions Jupiter, (1re édition : 1969) 1982, p. 969. 130 V. PÉSÉMAPÉO BORDELEAU. Op. cit., p. 65.

131 Ibid., p. 159.

Par ailleurs, la contemplation du village de Waskaganish offre à Victoria un étonnant mélange de modernité et de tradition, de nordicité « urbaine » donc, mais où le mode de vie nomade ancestral tend à disparaître au profit d’une sédentarisation, un passage presque obligé :

La pluie creuse de profondes crevasses dans ce sol sablonneux. Les traces de pneus de voiture contournent certaines fissures en passant par la cour des maisons. Construits en ligne comme dans les banlieues des villes du sud, des bungalows remplacent les cabanes en rondins et les tentes. Dans les ruelles, des tipis se dressent ; ils servent de fumoirs pour le petit gibier132.

Waskaganish et d’autres communautés, telles que Wemindji, Chisasibi, Waswanipi, Némaska ou Mistissini, comptent leur lot de lieux publics, qui pourraient être désignés comme des non-lieux, tels que définis par Bédard, considérant leur caractère pratique, parfois même impersonnel. Il est alors possible d’identifier des restaurants133, une école134, un service de santé135 ou une boutique d’artisanat136, qui viennent répondre à

une gamme de besoins issus de la modernité. La protagoniste nous entraîne également dans un musée de Waskaganish qui, au premier abord, semble la rebuter quelque peu : « [Brad] nous invite à le suivre vers des baraquements qui ressemblent davantage à un garage d’aéroport qu’à un musée137. » Toutefois, même s’il s’agit d’un lieu en apparence anodin, celui-ci présente des caractéristiques propres à l’entre-lieu. De fait, le musée est

132 Ibid., p. 27. 133 Ibid., p. 54, 67, 95, 105, 180. 134 Ibid., p. 98. 135 Ibid., p. 157. 136 Ibid., p. 73. 137 Ibid., p. 30.

« […] habité par le passé138 », autant par ce qu’il contient d’objets historiques, de cartes

géographiques que par ce qu’il recèle en matière de généalogie139, lui fournissant les

outils pour en venir à occuper un rôle identitaire, notamment pour Victoria et son cousin Stanley Domind ; la découverte d’ancêtres communs apporte un éclairage nouveau au lieu, sa mission de gardien de la mémoire se dessine, se précise.

Le visage des communautés autochtones se révèle donc assez ambivalent, dévoilant un paysage sablonneux dénué de tout artifice où la douleur s’insinue sournoisement, presque invisible devant ces bâtiments et ces maisons modernes ; les traditions persistent sous la forme de modestes tipis, de cartes ou de vestiges d’une époque désormais révolue. La protagoniste se meut à travers les rues désertes et les restaurants bondés et continue à décrire ce qu’elle contemple au cours de son pèlerinage, de communauté en communauté. Elle (re)découvre des lieux qui la fascinent, la touchent, la bouleversent, mais qui, toujours, l’amènent au tréfonds d’elle-même, jusqu’à puiser dans son héritage cri afin d’avancer dans sa quête.