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Ville, violence, les deux termes se conjuguent, dans la réalité du continent africain comme dans la fiction. » Véronique Bonnet

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Introduction

Le drame dont souffre notre peuple, c’est celui d’un homme laissé à lui-même dans un monde qui ne lui appartient pas, un monde qu’il n’a pas fait, un monde où il ne comprend rien. Mongo Beti, Mission terminée.

Nombreux sont les écrivains /romanciers africains qui ont consacré leurs œuvres aux problèmes urbains auxquels la société africaine est confrontée. De Mongo Beti, qui dès les années 1950 donnait un nom évocateur à son roman, Ville cruelle (1954) ou Cyprian Ekwensi, People of the City (1954), Jagua Nana(1961), en passant par Voices in the Dark (1970) de Leonard Kibera, Charles Mangua, Son of Woman (1971),51 ou encore Chris Abani,

Graceland (2004), tous, à leurs manières, ont décrit non pas seulement les problèmes de survie quotidiens auxquels les citadins doivent faire face, la corruption, la désillusion des néo-arrivants, la déstructuration des liens familiaux mais aussi l’opportunité qu’offrent les grandes métropoles africaines.

Servant jadis de cadre pour abriter les quartiers administratifs et économiques, bref le pouvoir colonial, ces villes coloniales sont devenues, pour la plupart, après les indépendances, les capitales de nombreux pays africains. Par conséquent, la plupart des capitales et les grandes villes africaines sont très jeunes, très récentes. On pense à Accra,

51 Selon Xavier Garnier (2003), c’est ce roman qui « ouvre la veine de la littérature populaire en Afrique de l’Est » (p. 14). Il faut signaler que dans les années 1970 la littérature « populaire » a connu un succès au Kenya.

Son thème de prédilection est la ville avec tout ce qu’il y a comme opportunités et le goût de l’aventure. Ces romans peignent la façade superficielle et artificielle de la ville en laissant de côté le dysfonctionnement et l’obscurité des « sous-quartiers » qui pâliraient les lumières scintillantes des gratte-ciels et des avenues de Nairobi. Cependant, la trilogie urbaine (Kill Me Quick, Going Down River Road et The Cockroach Dance) de Meja Mwangi fait « remonter à la surface […] tout ce qui vient entraver la trop belle homogénéité de la ville moderne » (Garnier, 2003, p. 15).

Meja Mwangi a commencé à publier vers la fin des années 1970 des romans qualifiés de littérature « populaire » : The Bushtrackers (1979), Assasins on Safari (1983), publié sous le pseudonyme de David Duchi,

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Kumasi, Lagos, Lomé, Nairobi, Mombassa, et Harare pour nous en tenir à ces quelques exemples.

Le cas de Nairobi, la capitale du Kenya, qui retient notre attention dans l’analyse de la trilogie urbaine (Kill Me Quick, Going Down River Road et The Cockroach Dance) de Meja Mwangi, au temps de l’occupation anglaise, n’était qu’une gare sur la voie ferrée reliant Mombassa au lac Victoria. Selon Bernard Calas, ce site a été choisi en 1899 par les ingénieurs de l’Uganda Railway parce qu’il permet l’approvisionnement en eau des locomotives à

vapeur et la relative tranquillité du site compte tenu de sa situation géographique. Il est situé dans un « no man’s land ethnique entre les pasteurs masaï et les agriculteurs kikuyus » (Calas, Encyclopædia Universalis, consultée le 24/12/2012). Ainsi,

À l'ouest du noyau ferroviaire, les planificateurs coloniaux ont dressé les services administratifs de la nouvelle colonie et les commerces, à l'est la zone industrielle. Cette organisation originelle détermine encore le paysage de l'actuel Central Business District (C.B.D.). Le centre regroupe les fonctions politiques, administratives, bancaires et commerciales d'une capitale (Calas, Encyclopædia Universalis, consultée le 24/12/2012).

La ville, depuis la nuit des temps, a toujours exercé un attrait particulier sur les gens. Fonctionnant comme un appât ou un aimant52 avec ses gratte-ciels, ses belles voitures, ses discothèques et ses « filles faciles », la ville se présente comme un monde merveilleux, un lieu d’émerveillement et par-dessus tout un lieu où tout rêve est permis. Nairobi, la capitale kényane, est présentée par le narrateur dans The Bushtrackers (1979) de Meja Mwangi ainsi :

a lively city of scurrying feet and roaring cars by day, a city of strangers and ladies of darkness by night, a retiring old hag, loverless and unlovable. Just as she belongs to no one, no one belongs to her. […] They come here to work, make money, have a good time and get back to the obscurity of the distant hills and plateaus. To many, Nairobi is just an opening; everyone is

glad to use her, sing praises to her beauty, her conveniences, while loudly denying owing her any loyalty (p. 148, c’est moi qui souligne).

52 L’attrait de la ville sur les personnages est mis en relief dès le début du roman d’Alan Paton, Cry, the Beloved

Country (1948/ 1995) : « John who was a carpenter had gone there [Johannesburg]. His sister Gertrude….and the

child of his parents’ age, had gone there with her small son to look for the husband who had never come back from the mines. His only child Absalom had gone there, to look for his aunt Gertrude, and he had never returned….When people go to Johannesburg, they do not come back » (pp. 6-8).

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Soulignons la féminisation et la personnification de la ville de Nairobi dans la citation ci-dessus. Ici, Nairobi apparaît comme une ville enchanteresse. Également, dans Weep

Not, Child de Ngugi wa Thiong’o, le narrateur parle de Nairobi en ces termes : « Nairobi the

big city, was a place of mystery that had at last called away his brothers from the family circle » (1964/2012, p. 43). Ainsi, quand les autres frères de Maina sont partis eux aussi en ville (Nairobi) probablement à la recherche de celui-ci et aussi dans l’espoir de trouver du travail, ils ne sont jamais revenus : « ‘During the time of the long drought,’ […] the old man [Maina’s father] sent his remaining sons out to the city to look for the lost one. They too never

came back » (Kill Me Quick, p. 135, c’est moi qui souligne). Mais devant la façade

scintillante de la ville, nombreuses sont les surprises qui attendent ceux qui s’engagent dans cet environnement. Maints écrivains peignent le chaos social, moral et psychologique qui assiège les démunis, l’exploitation de ces derniers et l’arrogance éhontée des riches et des gens de pouvoir. Telle semble être la mission de Meja Mwangi qui, à travers sa trilogie, peint la situation précaire des gens ordinaires, des ouvriers sur les chantiers, des jeunes sans emplois, des pauvres qui peuplent les quartiers malfamés et lugubres de Nairobi. La plupart de ces gens sont des personnes déplacées à l’intérieur de leur pays pour des raisons économiques.

On observe, dès lors, un violent et douloureux déracinement où la perte de repères, associée à l’isolement, à la marginalisation et à l’instinct de survie poussent les individus au crime. Pour eux, la désillusion est palpable et l’image idyllique de la ville se transforme peu à peu en une « ville cruelle » qui dévore tout sur son passage. La ville est ainsi dépeinte comme une « reine insatiable et cruelle » (In Koli, 2008, p. 105) « une véritable pieuvre » avec ses « tentacules » (Djunku, 1988, p. 20) ou une prédatrice qui emprisonne les gens dans ses « griffes » (Ekwensi, 1961/1982, p. 165). En un mot, la ville est « un lieu mystérieux et attirant » (Ngugi, 1964/2012, p. 43), un lieu qui corrompt : « [a place] where devils dwell, where evils abound, where the young and the unwary sink into the eternal mud of sin » (Ruheni, 1975, p. 140). Faisant le lien entre le roman et la ville, Roger Kurtz estime que la ville et le roman sont liés de façon intrinsèque : « the city and the novel are inextricably linked in postcolonial Kenya; to understand one, we would do well to understand the other » (1998, p. 4). Cependant, il serait important de souligner que le roman implique une médiation esthétique par rapport à la réalité brut : le roman n’est pas une photocopie de la réalité.

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CHAPITRE I

« VILLE CRUELLE » : LUEUR ET LEURRE

Les villes ou les mégalopoles africaines, en tant qu’espace géographique et humain, décrites par la plupart des romanciers africains dans leurs œuvres, apparaissent comme un lieu, un environnement inhospitalier, hostile, étranger et étouffant où l’exacerbation de l’individualisme et la lutte pour la survie tranchent radicalement avec la vie communautaire de la campagne. En ville, comme le souligne Maina, l’un des protagonistes de Kill Me Quick, chacun vit pour soi : « everybody minded his own business and none noticed the other. Not as a fellow human being anyway. Everybody had his part to play in the game of life and everybody did just that » (p. 8). Nairobi, la capitale kényane, qui sert de décor et de cadre à l’intrigue des trois romans (Kill Me Quick (1973), Going Down River Road (1976) et The

Cockroach Dance (1979) de Meja Mwangi est qualifiée de « cruelle », d’ « étrange » et

de « terrifiante » : les gens y sont indifférents et affairés. Nairobi ressemble à nouveau monde : « a new strange world way out of the universe where every other human being was a rival, every car a charging beast and every building a mysterious castle » (Kill Me Quick, p. 3).

Compte tenu de la concentration du secteur économique, administratif, éducatif et socio-culturel dans les villes, celles-ci attirent beaucoup de gens en quête de travail, de bien-être et d’épanouissement. Cependant, la ville sous son aspect éclatant d’eldorado et de pays de cocagne se présente comme un piège qui se referme sur les néophytes en quête de la réalisation de leurs rêves. Tous les personnages de Meja Mwangi qui ont succombé aux lueurs de la ville sont dépeints comme des individus broyés, déboussolés et étrangers qui n’arrivent pas à comprendre ce nouveau monde.

À travers une description de la vie dans les bas-fonds de Nairobi, Meja Mwangi plonge le lecteur au cœur de la déchéance des laissés-pour-compte de la société kényane. Pour Elizabeth Knight, ces trois romans de Meja Mwangi constituent un reflet de la réalité ( « a mirror of reality ») : « [ Mwangi] has […] accurately depicted the real life of

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Nairobi’s inhabitants, the transient workers, the down-and-outs and the underworld behind the gleaming modern façade » (1983, p. 156). Ayobami Kehinde, quant à lui, parle de l’« aesthetics of reality » (2004/2005, p. 223). En effet, dans sa peinture de la réalité sociale, Meja Mwangi accorde une importance capitale à la description minitueuse des « personnages ordinanires », de leur environnement, du cadre de l’action, de leurs caractéristiques sociales et de leur psychologie. Cette description ‘‘réaliste’’ de la vie s’inscrit dans le sillage de ce que Claire Dehon appelle le « réalisme africain ».53 Cependant, Meja Mwangi semble plus proche du courant naturaliste qui, selon Emile Zola (cité par Jarrety, 2001, p. 284), doit « tout voir et tout peindre » – tous les milieux sociaux sont explorés – sans prétention de présenter une copie du réel. Ainsi, le naturalisme, pour Emile Zola, se défini comme « un coin de la nature vu à travers un tempéramment », celui de l’artiste.

Pour s’en sortir, ces néo-citadins ne peuvent que compter sur eux-mêmes et sont prêts à enfreindre les lois. Même, s’ils sont animés, au départ, d’un bon sentiment et d’un réel désir de gagner honnêtement leur vie, la société va les précipiter dans un gouffre sans fin en les marginalisant, et ce faisant leur dénier les droits les plus élémentaires. C’est le cas de Maina et de Meja, dans Kill Me Quick, qui après leur diplôme de collège, sont partis à Nairobi pour chercher du travail. Cependant, leur quête se transforme en un chemin de croix qui les conduit vers une descente aux enfers.

53 Selon Claire Dehon (2002), « le mode réaliste implique : le goût de la vérité – « c’est- à- dire ce que la majorité des hommes [appartenant à une même culture] croit, admet comme possible, dans les événements, le cadre, les personnages, la morale » – la réalité des faits dans leur diversité, l’exactitude dans les détails, une préférence pour le concret, une pénétration dans la représentation de la société, une observation quasi scientifique. Il préfère des personnages ordinaires, souvent médiocres, déterminés par le milieu, décrits physiquement et psychologiquement avec plus de ou moins de détails suivant l’auteur, mais toujours dans le but de les particulariser […] Le style imite des façons de s’exprimer régionale ou par la classe sociale » (pp. 18-19).

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