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Une violence puissance de vie

CHAPITRE III DE LA PASSION À L’AMOUR CRÉATEUR

I. Une violence puissance de vie

Dans le champ de la filiation, l’amour peut être pensé à partir du récit biblique du jugement de Salomon (Le premier livre des Rois 3). Dans ce texte, deux prostituées se présentent au roi Salomon pour qu’il rende justice en les départageant. Toutes deux clament être la mère d’un seul et même enfant. Chacune prétextant que l’autre a échangé son fils mort contre le sien vivant. Après les avoir entendues, le roi Salomon réclame son épée en prononçant la parole suivante : « coupez l’enfant qui vit, et donnez-en la moitié à l’une et la moitié à l’autre ». La première femme s’insurge et décide de renoncer à l’enfant. La seconde femme, quant à elle, consent en refusant de se déposséder de l’enfant. L’épisode biblique signifie que le renoncement, la séparation et la perte fondent l’amour du père et de la mère pour son enfant. Selon le roi Salomon, la mère ne peut être que la première femme car elle accepte de se séparer de l’enfant pour le laisser vivre. A l’inverse, la seconde femme préfère faire mourir l’enfant plutôt que de le perdre. Son amour procède d’une logique sacrificielle. Elle choisit d’anéantir l’enfant plutôt que de s’en séparer pour ainsi le posséder à jamais. Il ne s’agit donc pas d’un amour mais d’une passion meurtrière. Le récit manifeste également que le parent n’est pas forcément celui à qui l’enfant appartient par la chair et par le sang. Peu importe l’origine biologique de l’enfant, la filiation est d’ordre symbolique. Elle relève du tranchant d’une parole qui sépare et qui délie. Le véritable parent est celui qui consent à faire l’épreuve de la violence du renoncement. L’amour parental ne peut être pensé qu’à partir de cette violence, puissance de vie, qui sépare et qui délie pour permettre à l’enfant d’être vivant.

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La difficulté de l’amour parental tient dans un paradoxe insurmontable : aimer son enfant, c’est accepter d’y renoncer. C’est l’aider à se détacher progressivement de soi pour qu’il puisse s’attacher à d’autres. L’amour parental n’est pas une possession. Il doit permettre à l’enfant de vivre, un peu plus chaque jour, loin de soi, avec d’autres, ailleurs. En outre, il faut souligner la particularité de l’enfant comme objet d’amour. Le parent sait d’avance que, sans que l’amour n’en soit en rien épuisé, il sera un jour séparé de son fils ou de sa fille par la mort. Le parent ne voit jamais grandir la totalité de ce qu’il a semé. L’amour parental doit trouver une satisfaction dans la non-possession, voire dans la dépossession de l’enfant. C’est là tout l’enjeu de la transmission. « Nous devons à nos fils et à nos filles de leur transmettre ce qui leur permet de nous quitter, c’est-à-dire ce qui offre d’exister à une place distincte de la nôtre, singulière, unique » 212. Ainsi, les parents ne doivent pas seulement à leur enfant du bien-être, de la tendresse et de l’amour. Comme l’écrit clairement Philippe Julien, « ce qui est surprenant, c’est que la vraie filiation est d’avoir reçu de ses parents le pouvoir de les quitter à jamais » 213. Ne

pas laisser l’enfant quitter – au nom d’un amour puissant ou d’une passion violente – traduit le désir de le garder sous son emprise et de se survivre à travers lui. C’est l’enfermer dans une monstrueuse capture. C’est lui faire croire qu’il se trouve redevable d’une dette imaginaire de réciprocité. En d’autres termes, c’est le laisser penser qu’il doit reverser à ses parents autant d’amour qu’il en a reçu d’eux. Or, l’amour descend mais ne remonte jamais le cours des générations. La seule dette dont l’enfant est redevable est une dette symbolique. Il s’agit pour lui de reverser l’amour qu’il a reçu vers l’avant, c’est-à-dire en se tournant vers la génération qui suit. « Il ne s’agit pas de rendre le don de vie – telle est la mauvaise dette –, mais de la donner à son tour selon une logique de la génération qui toujours descend et qui ne remonte jamais. On ne peut pas rendre ce qu’on a reçu et on n’a pas à le rendre. On peut seulement donner à son tour. On peut verser devant soi, vers la génération d’après, ce qui a été reçu » 214.

Comme le disait Françoise Dolto, honorer ses parents, c’est s’en aller, parfois en leur tournant le dos, en montrant qu’on est devenu un être humain à même de s’assumer, responsable de ses actes et sujet de son désir215.

212 Jean-Daniel CAUSSE, Figures de la filiation, Paris, Ed. Cerf, 2008, p. 99 213 Philippe JULIEN, Tu quitteras ton père et ta mère, Supra, p. 75 214 Jean-Daniel CAUSSE, Figures de la filiation, Supra, p. 99

215 « Honorer ses parents, c’est très souvent leur tourner le dos et s’en aller en montrant qu’on est devenu un être humain capable de s’assumer » : Françoise DOLTO cité In Philippe JULIEN, Tu quitteras ton père et ta mère, Paris, Ed. Flammarion, 2000, p. 75-76.

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L’amour créateur se fonde d’une « dé-prise », d’un « laisser-être »216. Cela n’est pas aussi

simple qu’il y paraît. A l’instar de la parole du roi Salomon, l’acte qui tranche, sépare et délie le parent de son enfant constitue une véritable violence. Mais cette violence est une puissance de vie. En outre, elle permet aux parents et à l’enfant de se rencontrer vraiment (II).

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