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Une rencontre au-delà du possible

CHAPITRE III DE LA PASSION À L’AMOUR CRÉATEUR

II. Une rencontre au-delà du possible

Selon Emmanuel Levinas, la relation entre un parent et son enfant est ouverte sur le mystère de l’Autre. Dans l’ouvrage Ethique et infini, au sein d’un chapitre consacré à l’amour et la filiation, Levinas définit le concept de filialité comme « une relation avec autrui où autrui est radicalement autre, et où cependant il est, en quelque façon, moi ; le moi du père a affaire à une altérité qui est sienne, sans être possession ni propriété» 217. Levinas souligne ici un aspect tout à fait essentiel de la filialité : pour les parents, l’enfant est même et Autre. Il est à la fois semblable et altérité radicale. Plus loin, Levinas détermine la particularité qui fait toute la complexité de la relation du parent au fils ou à la fille qu’il a mis au monde : « le fait de voir les possibilités de l’autre comme vos propres possibilités, de pouvoir sortir de la clôture de votre identité et de ce qui vous est imparti vers quelque chose qui ne vous est pas imparti et qui cependant est de vous – voilà la paternité » 218. L’enfant manifeste des possibilités qui sont pour

son père et sa mère impossibles tout en étant leurs propres possibilités. Levinas appelle cette relation paradoxale une relation « au-delà du possible ». Selon lui, « considérer autrui comme son fils, c’est précisément établir avec lui ces relations […] "au-delà du possible" »219. Mais alors, comment comprendre le concept de filialité de Levinas ? Qu’en est-il exactement de cette relation parent-enfant ouverte sur le mystère de l’Autre ? Que signifie réellement établir avec autrui une relation « au-delà du possible » ?

Une première lecture laisse penser que Levinas considère l’enfant comme le simple prolongement de son père, où encore comme une projection fantasmatique de celui-ci. Toutefois, en lisant attentivement le texte, on s’aperçoit que le concept de filialité n’a rien à voir avec un processus d’identification. Cet « au-delà du possible » qui caractérise la relation d’un parent avec son enfant se situe en dehors du registre spéculaire et de la capture narcissique.

216 Philippe JULIEN, Tu quitteras ton père et ta mère, Paris, Ed. Flammarion, 2000, p. 76. 217 Emmanuel LEVINAS, Ethique et Infini, Paris, Ed. Fayard, 1982, p. 72.

218 Ibid., p. 73. 219 Ibid., 1982, p. 74.

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Pour Levinas, l’enfant n’est pas le simple prolongement de son père ou de sa mère. Il existe au- delà de ses parents. La scène fantasmatique est traversée par le fait que cet « au-delà du possible » renvoie à l’altérité de l’enfant. En paraphrasant Levinas, on peut affirmer que considérer autrui comme son fils revient à reconnaître en lui une part insaisissable, une altérité radicale, l’impossible du réel. En ce sens, l’enfant vient pointer l’impossible du père. L’impossible étant ici à entendre comme le mystère qui s’ouvre avec la nouveauté singulière et imprévisible de sa venue au monde. Dans cette perspective, la relation « au-delà du possible » s’allie fort bien à ce que Levinas appelle l’Infini et qu’il oppose à la Totalité220. La Totalité

renvoie au monde de l’Un. Elle constitue un système fermé qui prétend tout englober. C’est l’univers du « tout voir » et du « tout savoir ». C’est le carcan de la monstrueuse capture. A l’inverse, l’Infini caractérise le monde de l’Autre. Il désigne ce qui ne cesse d’échapper à la globalité du système. C’est une trouée dans le registre du « voir » et du « savoir ». Il se situe hors du champ des représentations. « L’Infini Lévinassien relève d’une pensée de l’excès : se trouve en l’être humain un excès ou un surcroît qui rend l’être impossible à cerner et qui marque chacun du sceau de l’étrangeté »221. Dès lors, considérer autrui comme son enfant,

c’est reconnaître en lui cette part d’étrangeté qui échappe fondamentalement à toute capture. En effet, pour Levinas, « ni les catégories du pouvoir ni celles de l’avoir ne peuvent indiquer la relation avec l’enfant. […] La paternité n’est pas simplement un renouvellement du père dans le fils et la confusion avec lui. Elle est aussi l’extériorité du père par rapport au fils. Elle est un exister pluraliste »222. Cela signifie qu’un parent ne peut se retrouver en son enfant qu’en lui

reconnaissant l’altérité radicale dont il se sait, par ailleurs, lui-même constitué. De sorte que « dire "il est moi" ne signifie pas, en effet, "il est semblable à moi" comme dans une simple logique de projection narcissique. "Il est moi" signifie que le père salut en son fils l’altérité dont il se sait aussi constitué lui-même. Il désigne dans le fils ce qui est aussi en lui-même : le mystère imprenable de l’être »223. Ainsi, il apparaît que parent et enfant ne se rejoignent ni dans une capture narcissique, ni dans la jouissance de l’Un. L’un et l’autre se retrouvent dans ce qui les sépare à jamais : leur insaisissable altérité.

220 Référence à l’ouvrage d’Emmanuel LEVINAS, Totalité et Infini. Essai sur l’extériorité, Paris, Ed. Poche, 1990 221 Jean-Daniel CAUSSE, Figures de la filiation, Supra, p. 51

222 Emmanuel LEVINAS, Le temps et l’autre, Supra, p. 85-86 223 Jean-Daniel CAUSSE, Figures de la filiation, Supra, p. 51

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L’amour créateur implique cette ouverture de l’Un à l’Autre. L’amour créateur est celui qui porte la nouveauté singulière et imprévisible de l’enfant. Il s’adresse à l’enfant au-delà du possible de ses parents. Il consacre l’avènement de l’enfant impossible (III).

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