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DEUX VERSIONS DE L’INDIVIDUALISME LIBÉRAL : L’INDIVIDUALISME POSSESSIF VS L’INTERINDIVIDUALISME

4 : NÉOLIBÉRALISME ET LIBERTARISME : FAUX-JUMEAU

4.1 DEUX VERSIONS DE L’INDIVIDUALISME LIBÉRAL : L’INDIVIDUALISME POSSESSIF VS L’INTERINDIVIDUALISME

Selon Dupuy, la première conception met en scène un individu «souverain, autonome, autosuffisant» et «fondamentalement raisonnable». Souvent représenté comme étant «maître absolu de lui-même, coupé de toute influence et de toute sujétion», il a la «faculté de se donner soi-même sa loi». C’est un individu qui est «doté de droits qui sont des pouvoirs et des libertés». Dupuy remarque que c’est de sa «raison» que découle sa capacité, voire son droit, à se donner à lui-même sa propre loi (αὐτονομία) : «son autonomie et sa raison ne faisant qu’un», l’individu ici présenté est plein, entier. Il est,

55 Il fait notamment référence à l’Homo Economicus de Louis Dumont, qu’il critique pour avoir balayé

certaines nuances inhérentes aux approches individualiste au profit d’une vue d’ensemble pour le moins péjorative. Cette critique est partagée par Marcel Gauchet. Voir Dupuy 1992 : 22, Gauchet 1979.

98 par ailleurs, un «être hypothétique […] fondamentalement dépourvu de tout ce qui fait la vie en société». Cet individu s’apparente à l’homme «des grands systèmes philosophiques» d’héritage cartésien et plus particulièrement à l’individu des traditions entremêlées du contractualisme et du rationalisme. À différents égards, il s’agit d’une conception héritée de Locke, de Hobbes et de Rousseau56. Dupuy affirme que le

prolongement de cette conception de l’individu autonome découle sur un «individualisme méthodologique réductionniste». Nous utiliserons le terme «individualisme possessif» pour renvoyer à cette conception qui place la souveraineté du politique au sein de cet individu hypothétique.

Dupuy observe une seconde tradition libérale qui prend pour unité de mesure l’individu, en lui attribuant pourtant des caractéristiques différentes, voire incompatibles avec les prédicats précédents. L’individu de l’«économie politique», est pour sa part «un être radicalement incomplet, en état de manque, aussi peu maître de lui qu’il est maître du social». Ayant «besoin des autres pour se forger une identité», il ne possède pas de facto les caractéristiques de «volonté, conscience, raison, force et pouvoir». Dupuy parlera alors de cette conception interactive de l’individu comme «interindividualité», ou «interdividualité»57. L’individu social de l’économie politique constitue à cet égard «une

représentation originale de l’individu fort différente de l’image qu’en proposent les grands systèmes philosophiques». Dupuy désigne par-là l’individu d’une tradition qu’il observe «de Ferguson à Hayek», en passant par Smith58, Hume et Constant (Dupuy 1992 :

76). Il note cependant que cette tradition participe elle-même de l’avènement de l’individu chez Hobbes ou Locke59, mais qu’elle en précise la dimension sociale jusqu’à

rendre désuète la conception précédente. Dupuy nomme cette conception «individualisme méthodologique non-réductionniste». À titre de précision, nous utiliserons le terme «interindividualisme» pour désigner cette version de

56 Dupuy veut dire par-là que c’est une tradition individualiste héritée de ces penseurs. Voir Dupuy 1992,

p.76.

57 Il s’agit d’un terme que Dupuy emprunte à René Girard. Voir Dupuy 1992, p.34.

58 Cette hypothèse permet d’ailleurs à Dupuy de faire une lecture complémentaire et cohérente des deux

ouvrages d’Adam Smith (Theory of Moral Sentiments et Wealth of Nations), trop souvent étudiés séparément à son avis.

99 l’individualisme méthodologique qui replace la souveraineté du politique dans le processus interactionnel (et non dans le seul individu).

Comment expliquer ce changement de perspective dans l’unité de mesure individualiste? C’est l’avis de Dupuy, en écho à Marcel Gauchet, que cette redéfinition de l’unité de mesure, qui coïncide avec la naissance des sciences sociales (Smith et Ferguson), permet de rendre compte plus adéquatement des réalités étudiées. Cette redéfinition va de pair avec la révolution d’une perspective qui ne conçoit plus l’homme à l’origine du politique (on l’a vu plus tôt), mais plutôt comme participant d’une réalité qui le dépasse (ordre spontanément co-constitué dont nous avons parlé plus tôt). Cette nouvelle relativité de l’individu dans la constitution du social n’est rien de moins qu’une des «conditions de possibilité de son étude», selon Gauchet. En ce sens, Dupuy et Gauchet affirment que cet «individualisme méthodologique non-réductionniste» est plus adéquat que le précédent lorsqu’il s’agit d’étudier les phénomènes sociaux.

Pour la présente étude, cette bipartition de l’individualisme dans la tradition libérale me permet d’examiner l’hypothèse suivante : le principe de propriété de soi de Nozick est en filiation directe avec le premier type d’individualisme (possessif), alors que la liberté comme absence de coercition chez les néolibéraux (plus particulièrement chez Hayek) provient du second type (interindividuel). Les similarités des deux théories, telles que leur conception respective de l’état, sont à concevoir comme un carrefour au sein duquel les deux théories se rejoignent; encore faut-il distinguer l’état minimal (notion libertarienne) d’un état limité (notion néolibérale), deux conceptions de l’état qui découlent sur des prescriptions différentes, voire incompatibles. Comme nous voulons le montrer, la différence entre néolibéralisme et libertarisme tient dans le nombre potentiellement plus élevé de politiques publiques légitimes ou acceptable dans un cadre théorique néolibéral, en comparaison au cadre libertarien de Nozick60. Ainsi, dans le

contexte de ce mémoire, le libertarisme dont nous voulons distinguer Hayek et

60 C’est aussi l’avis de Raymond Plant: «It is a central contention of this book that, contrary to the

neoliberal perspective, there is in fact no categorical distinction to be drawn between social-democracy and neo-liberalism and certainly not in terms of the rule of law. At the same time, there is in fact a clear distinction to be drawn between social democracy and a libertarian position. The neo-liberals accept that there is a case for basic form of welfare provision; the libertarian does not» (Plant 2010 : 250).

100 Lippmann est plus spécifiquement celui que Robert Nozick a élaboré dans son ouvrage Anarchy, State and Utopia.