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2. LA CONCEPTION NÉOLIBÉRALE DE LA JUSTICE

2.1 CONTRE LE CONTRACTUALISME

C’est dans un sens large que j’utilise le terme «contractualisme», qui désigne ici plusieurs théories du contrat social24. Le contractualisme peut être compris comme un

mode de justification de l’ordre politique qui tire sa légitimité de l’accord hypothétique de tous les membres de la société. L’idée de «contrat social» illustre cette entente sur des principes de base raisonnablement acceptables de tous et toutes. Dans cette perspective, la justice se présente comme «ce qui est justifiable à tous, à la lumière de ce que chacun pourrait raisonnablement accepter dans certaines conditions hypothétiques» (James 2012 – je traduis). L’idée d’un contrat social ne peut pas se défaire du caractère hypothétique de l’accord, dont le contenu est légitime pour autant qu’il soit possible

43 d’imaginer l’assentiment de tous. Ceci fait ultimement reposer ce mode de justification sur un jugement a priori à l’endroit de ce qui est raisonnablement acceptable, étant donné l’impossibilité de recueillir le réel accord des parties concernées.

Le contrat, en tant que pacte consenti, établit un lien entre le contenu de l’entente et la structure politique à laquelle les membres consentants sont redevables. C’est de cette manière que la structure politique en vient à être considérée comme le produit délibéré et voulu par tous. Autrement dit, «si le contrat est l’œuvre des volontés conscientes de ce qu’elles font, on peut l’utiliser pour construire fictivement l’édifice politique exactement ajustés aux buts que les hommes cherchent à atteindre quand ils instituent des états» (Terrel 2013). Ceci vaut aux théories du contrat social d’être rangées, plus souvent qu’autrement, sous la bannière du constructivisme. Les philosophes du contrat reconnaissent, selon Marcel Gauchet, le «pouvoir des hommes sur l’organisation de leur société, organisation qui ne leur préexiste pas [et] qu’ils ont entièrement à délibérer et à produire» (Gauchet 1979 : 421). C’est pourquoi l’un des présupposés épistémologiques du contractualisme est de considérer le «schème de volonté comme principe actif du lien social» (Gauchet 1979 : 427), c’est-à-dire de supposer que l’ordre social n’advient pas sans qu’il soit d’abord pensé (Audard 2008 : 218-219).

Cette association entre contractualisme et constructivisme rationaliste est centrale à la pensée néolibérale que nous exposons ici25. Rappelons que les néolibéraux

s’opposent, à l’époque, au dirigisme, c’est-à-dire à un mode de gouvernement qui valorise la planification de l’économie, que ce soit par la détermination des prix ou par la centralisation de la production. Le modèle du dirigisme, selon Hayek, fait du domaine économique et des institutions qui le structurent le produit intentionnel du gouvernement, en réduisant les phénomènes économiques à la question de l’intentionnalité26. Or, nous dit-il, «the naive constructivist interpretation of the origin of

social institutions tends to assume that the rules of law must be the product of

25 Pour une analyse sur la possible parenté entre le contractualisme et le constructivisme au sein des

théories de la justice, voir O’Neil (2003).

26 Dès 1933, Hayek soutient que «it is an error not very different from this anthropomorphism to assume

that the existing economic system serves a definite function only in so far as its institutions have been deliberately willed by individuals.» Voir Hayek 1933, p.23.

44 somebody’s will [and this is] just as mythical as the origin of society from a social contract» (Hayek 1976 : 206). Le contractualisme dénoncé par Hayek recoupe donc le constructivisme en cela qu’il conçoit l’ordre social comme le produit de la volonté humaine (Hayek 1988 : 48-49). C’est en ce sens qu’il présente Hobbes, précurseur du contrat social, comme le prolongement du rationalisme cartésien dans le raisonnement politique (Hayek 1973 : 11, 32).

En tant que procédé de légitimation de l’ordre politique, le contractualisme possède au moins les trois caractéristiques suivantes : (1) D’après une conception de l’ordre social comme produit de la rationalité, (2) il procède par un raisonnement a priori dans le but (3) d’illustrer le consensus hypothétique au fondement des principes politiques. Ceci s’oppose rapidement à l’épistémologie que préconise Hayek et Lippmann, puisque les deux penseurs récusent la possibilité d’intégrer un raisonnement de type a priori dans la justification des principes politiques (Lippmann 1925 : 102 ; 1934 : 51 ; N. Barry 1979 : 133 ; Audier 2008 : 64). Du moins, leur théorie politique repose sur la tentative de contourner ce type de raisonnement. Si le consensus doit être à la base de principes communément acceptables, il doit être justifié par des données empiriques afin d’être légitime. Autrement, il suffirait, pour un gouvernement qui tire son pouvoir d’une «usurpation» ou de la «conquête», de dire qu’il est «originairement fondé sur un accord ou sur un pacte volontaire» ancestral, pour reprendre Hume dans son Essai sur le contrat primitif. Puisqu’un consensus à grande échelle ne peut être soumis à une vérification, le contrat social est, selon les néolibéraux, illégitime et surtout inapproprié pour justifier les principes politiques. En ce sens, les néolibéraux reprochent aux partisans du contractualisme d’employer des propositions a priori (2) au sein de leur raisonnement.

À plus forte raison, c’est le lien entre la volonté humaine et l’ordre social (1) qui demeure obscur chez les contractualistes, selon les néolibéraux. Une causalité s’établie entre la rationalisation de la volonté commune et le fonctionnement de l’interaction humaine, de telle sorte que la société puisse être conçue comme un ordre à penser, à faire. En ce sens, la pensée contractualiste hérite d’une conception de la rationalité à laquelle rien ne préexiste, et c’est cette cosmologie que les néolibéraux vont critiquer (De

45 Lasganerie 2013 : 67-68). C’était d’ailleurs le problème qui occupait Hayek dès ses premiers ouvrages : la question n’est pas de penser la coexistence des individus, puisque ceux-ci interagissent sans pour autant qu’on y pense; il s’agit pour lui de comprendre comment ceux-ci en arrivent à se coordonner.

À l’instar de Smith, Lippmann et Hayek comprennent l’interaction humaine comme un équilibre fragile qui fonctionne de manière partiellement autonome. Du moins, il est impossible d’envisager pleinement son processus. Leur critique du rationalisme constructiviste vise à pointer l’importance d’intégrer dans une théorie politique l’antériorité de certains mécanismes à l’œuvre au sein de l’ordre social (Lippmann 1937 : 29), ce qui revient à admettre une part d’ignorance face aux processus complexes de l’ordre social27. On comprend donc que, pour ces néolibéraux, le

rationalisme constructiviste est associé à la présomption cartésienne selon laquelle la raison est suffisante pour façonner à son image les domaines du politique et du social (Hayek 1973 : 17-18). Il s’agit en quelque sorte d’une primauté de la raison humaine sur le monde et du politique sur le social, chronologie que la cosmologie néolibérale renverse en ramenant l’antériorité du social sur le politique et en insistant sur la primauté de l’interaction sur l’action. La notion de marché, comme nous le verrons, est le lieu de ce renversement.

Le contrat serait donc à l’individualisme rationnel ce que le marché est à l’individualisme de la réciprocité chez Smith : deux points de départ pour la justification d’une théorie politique que tout semble opposer. Le contrat illustre le lien social au moyen d’un terrain d’accord hypothétique, pacte énonçant les principes qui devraient régir le vivre-ensemble; le marché illustre le lien social au moyen d’une observation sur le fonctionnement historique du vivre-ensemble, que nous avons désignés plus tôt par le terme d’interdépendance. Le premier prend pour modèle la fiction rationnelle de la généalogie de la société (conception subjective), alors que le second prend pour modèle

27 Fabrice Ribet, qui signe la préface d’une édition récente de La Cité Libre, indique que Lippmann avait

d’abord été constructiviste, et qu’il a rejeté cette conception de l’ordre social au tournant des années 1920, donc suite à la Première Guerre mondiale (Lippmann [Ribet] 2011 : 18).

46 le fonctionnement de l’interaction humaine (conception intersubjective). Nous reviendrons sur cette distinction au quatrième chapitre.

2.2 DU CONTRAT AU MARCHÉ : UN NOUVEAU MODE DE JUSTIFICATION