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1.2 Fondements théoriques

1.2.1 Versions et réinterprétations

La proposition théorique de Brownlie s’articule d’abord autour du concept de « version », tel que défini par Barbara Herrnstein Smith (1980). La double définition proposée par cette dernière dans « Narrative version, Narrative theories », constitue donc le premier point d’ancrage de ce cadre théorique. Herrnstein-Smith conçoit les versions « [...] as retellings of other narratives and as accounts told from a particular or partial perspective [...] » (ibid. 215) et leur production comme une activité fondamentalement sociale. Elle rejette la perspective dualiste selon laquelle la coexistence de plusieurs versions serait le résultat du transfert d’une structure profonde (l’« histoire », une forme idéale inexprimée, sans corps), dans une structure de surface (le « discours » ou « récit », l’expression de cette forme). Pour Herrnstein-Smith, l’expression de l’histoire, son inscription textuelle constitue l’histoire elle-même, puisque toute

tentative d’exprimer cette structure profonde est impossible hors d’un acte de langage, hors du récit22 :

For any particular narrative there is no basically basic story subsisting beneath it but, rather an unlimited number of other narratives that can be constructed in response to it or perceived as related to it. [...] The form and feature of any version of a narrative will be a function of, among other things, the particular motives that elicited it and the particular interests and function it was designed to serve (ibid., 221).

Ainsi, nous considérons les révisions et les retraductions comme des types de versions, des ré-écritures d’un récit, dont la construction est influencée par le contexte dans lequel elles sont entreprises et par la fonction assignée à chacune de ces versions. Ces types de versions, auxquelles nous aimerions ajouter la « réédition » d’une traduction23, se distinguent

théoriquement24 d’autres productions textuelles (par exemple, du résumé ou de l’adaptation) du

fait que leur réalisation présuppose l’existence d’au moins deux autres versions particulières : une première version rédigée dans une autre langue — le texte dit source — et une deuxième version, une traduction déjà publiée dans la même langue. La différence entre les retraductions, les révisions et les rééditions réside, en principe, en leur relation à ces textes. Les retraductions peuvent prendre appui ou non sur une (ou des) traduction(s) préexistante(s), mais elles devraient

22 La perspective de Barbara Herrnstein-Smith est fortement déconstructiviste et renvoie à l’impossibilité d’un

rapport au monde hors d’un acte interprétatif et fait écho au caractère paradoxal de la relation texte-contexte, tel que souligné par Derrida : « La phrase qui, pour certains, est devenue une sorte de slogan en général si mal compris de la déconstruction (“il n’y a pas de hors-texte”) ne signifie rien d’autre : il n’y a pas de hors-contexte. Sous cette forme, qui dit exactement la même chose, la formule aurait sans doute moins choqué. » (Derrida et Weber 1990, 252) Cependant, si nous croyons que texte et contexte sont nécessairement et intimement liés, nous ne croyons pas pertinent, pour notre discipline, d’abolir leur frontière (même dans le cas où cette dernière ne serait, en effet, qu’une question de convention), d’autant plus que dans le cadre de cette réflexion philosophique sur l’écriture, Derrida ne définit pas précisément ce qu’il entend par « contexte ».

23 À la suggestion de Hélène Buzelin (communication personnelle), nous avançons que la réédition d’une

traduction, c’est-à-dire le travail réalisé par un éditeur sur une traduction déjà publiée, s’intègre beaucoup mieux dans cette « famille » que l’adaptation. En effet, cette dernière ne présuppose l’existence que d’une seule autre version (dans la même langue ou non) et elle peut se matérialiser à travers un médium différent (par exemple l’adaptation cinématographique d’un roman), alors que les trois autres types de version supposent l’existence préalable d’au moins deux autres versions.

24 Nous proposons « théoriquement », car l’idée ici est simplement de se doter d’un appareil terminologique

adapté aux pratiques actuelles. Nous sommes tout à fait consciente que ces types de versions sont perçues et définies différemment selon les lieux et les époques et nous n’envisageons nullement de trancher le débat

en principe constituer une ré-écriture du texte source. Hypothétiquement donc, une traduction et ses retraductions devraient partager le même point de départ, même si elles sont parfois aussi fondées sur des versions différentes25. Quant aux révisions et aux rééditions, elles constituent,

en théorie, une nouvelle version de la traduction déjà diffusée. Leur point de départ est donc cette dernière et non le texte source. Ainsi, si les premières intègrent potentiellement une part de relecture du texte source, la production d’une réédition par un éditeur qui ne possède pas nécessairement de compétences traductionnelles ne sous-entend généralement pas cette opération. Outre la redéfinition des rapports entre texte source, traduction, retraduction, révision et réédition sur des bases de contiguïtés (une relation à la fois chronologique et de voisinage) et de similarités, plutôt que de hiérarchies (grâce à la désacralisation du premier), le concept de « version » offre une perspective cohérente avec l’expérience du lecteur :

[...] in recent years we have seen Derrida (and others) rereading Walter Benjamin and celebrating the translation as the ʻʻafter-lifeʼʼ of the source text, its means of survival, its reincarnation. Indeed, Derrida suggests that effectively the translation becomes the original (Derrida, 1985). This view is entirely credible if we think of the terms in which most readers approach a translated text. When we read Thomas Mann or Homer, if we have no German or Ancient Greek, what we are reading is the original through translation, ie. that translation is our original. (Bassnett 1998, 25)

Par conséquent, si d’une part le prestige et le potentiel commercial associé à chaque type de version influence certainement la nature des projets qu’un d’éditeur choisit d’entreprendre, ce dernier est aussi conscient que, peu importe le type de version produite, cette dernière constituera, aux yeux de son lectorat, l’œuvre comme telle.

Finalement, comme démontré par l’étude de Paloposki et Koskinen (2010), les catégories de versions que nous venons de décrire sont flexibles et leurs limites perméables puisque les changements apportés à un même texte peuvent être de natures variées et s’inscrire à des niveaux textuels différents (allant de l’unité lexicale au texte entier). De même, il peut y

25 Vanderschelden avance précisément la parution ou la canonisation d’une nouvelle version du texte source,

avoir décalage entre l’ampleur des interventions et l’étiquette apposée paratextuellement puisque cette dernière dépend des conceptions et des projets des agents en milieu éditorial et de contraintes, par exemple juridiques. Autrement dit, nous tenons pour acquis que cette étiquette ne reflète pas nécessairement ni le point de départ des interventions, ni la nature, ni l’ampleur de ces dernières.

Finalement, la production d’une nouvelle version, d’une réécriture, sous-entend un autre processus, celui d’une relecture. D’un point de vue très large, si l’on considère que toute lecture est interprétation, la révision, en tant que relecture d’une traduction par un réviseur, comporte elle aussi une part de réinterprétation. Brownlie propose précisément la réinterprétation comme point de rencontre entre les forces textuelles et l’agent (Brownlie 2006, 167).