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Nous avançons ici que la révision lorsqu’elle est analysée à des niveaux textuels supérieurs à la phrase, révèle son caractère complexe et holistique. En effet, même si nous avons décrit les révisions individuellement, par types, décomposées en unités analysables, ces dernières sont souvent le fruit de plus d’un motif et ont souvent plus d’une fonction. La révision en tant que processus global n’est pas une suite de modifications sans relations et le produit fini n’est pas non plus constitué de la simple somme de ces changements.

61Selon l’OQLF : « L’emploi du féminin n’est pas obligatoire en ce sens que l’omission des noms féminins ne

constitue pas une erreur de vocabulaire ou de grammaire. Par contre, leur emploi est souhaité et encouragé si l’on veut rendre visible la présence des femmes dans les textes, et par là même, leur place dans la société. »

(OQLF 2002, s.p.) et le Bureau de la traduction : « Il importe de préciser que la féminisation des textes ne comporte aucun caractère obligatoire. C’est à l’auteur d’établir la nécessité d’y avoir recours dans son texte. » (Le Guide du rédacteur 2015, s.p.)

Dans l’exemple 87, la première révision, constituée de deux substitutions lexicales, n’a pas été simplement apportée parce que tête entretenait un lien sémantique très ténu avec cara ou parce que la réviseure a préféré couvrir le visage du personnage avec un foulard plutôt qu’un mouchoir. Elle n’a pas, non plus, été simplement apportée parce qu’elle est légèrement incongrue (que fait une femme sandiniste dans une caserne avec un mouchoir blanc sur la tête? pourquoi tombe-t-il?). Cette révision était indispensable au déroulement de l’histoire : si c’est la tête et non le visage du personnage qui se découvrait, le commandant aurait déjà vu ses traits, il aurait su qu’il s’agissait d’une femme et la phrase aurait été superflue. Il était

nécessaire que la commandante se découvre le visage, car c’est par ce geste qu’elle se présente d’abord au colonel. De plus, le terme commandante a été féminisé, non seulement pour des raisons de systématicité et des motifs idéologiques, mais dans ce cas précis parce qu’il est aussi essentiel à la vignette. En effet, cette dernière rend précisément hommage aux femmes ayant dirigé des troupes pendant la révolution sandiniste. Le titre de la vignette Les

commandantes, était d’ailleurs déjà au féminin dans la traduction.

Exemple 87. 1979, Granada A3 : El coronel atraviesa la calle.

— Quiero hablar con el comandante. Cae el pañuelo que cubre la cara :

— La comandante soy yo— dices Mónica Baltodano una de las mujeres sandinistas con mando de tropa. (303)

B3 :Le colonel traverse la rue.

— Je veux parler avec le commandant.

Le mouchoir blanc qui lui couvrait la tête tombe.

— Le commandant, c’est moi, dit Monica Baltodano, une des femmes sandinistes qui

dirigent la troupe. (325)

C :Le colonel traverse la rue.

— Je veux parler avec le commandant. Le foulard qui lui couvrait le visage tombe.

— La commandante, c’est moi, dit Monica Baltodano, une des femmes sandinistes qui dirigent la troupe. (884)

Également, dans l’exemple 53, l’importance de l’image du prêtre sur le dos de son « porteur indien » réside aussi en ce qu’une autre vignette du deuxième tome qui se déroule 160 ans plus

tard, cette fois au Mexique, fait écho à cette image. Cette récurrence met en relief la continuelle oppression des autochtones et l’absence d’amélioration de leurs conditions :

La vie des Indiens, par contre, ne dépend pas du hasard. […] Parfois, ils volent en morceaux quand la poudre éclate et, parfois, ils glissent dans le vide en transportant des pierres ou en portant les contremaîtres sur leur dos, habitude qui leur a valu le surnom de petits chevaux. (C, 394)

Les révisions décrites dans ce chapitre ont donc souvent des impacts multiples sur la lisibilité des phrases et des paragraphes et sur la cohérence des vignettes. De plus, elles sont interdépendantes. C’est leur interaction qui permet de restaurer les réseaux sémantiques, de rétablir la récurrence des lieux, des personnages, des situations et des idées, qui rend possible la cohérence historique et culturelle de l’œuvre. Et ce sont précisément ces éléments, perdus dans une traduction qu’on peut, au terme de cette analyse, qualifier de chaotique, qui

constituent la trame de Mdf et assurent l’unité de l’œuvre. Ces multiples fils conducteurs renoués sont ceux qui donnent corps au projet idéologique de Lux, projet intimement lié à celui de Galeano. Pour justifier certaines des modifications apportées, par exemple le

remplacement de nègre par Noir, la réviseure parle d’« incohérences » ou d’éléments « allant à l’encontre du livre ». Dans cet aller à l’encontre, il y a selon nous, en plus d’un aspect

sémantique, un lien direct avec la fonction historico-politique de l’œuvre. La réactivation de cette dernière n’est donc absolument pas fortuite.

Si la traduction de Mdf donnait à connaître aux francophones une œuvre littéraire à succès d’un auteur latino-américain connu, sa révision retrace à nouveau les histoires multiples de l’Amérique latine et convainc le lecteur qu’il est possible de reconstruire des identités propres malgré l’expérience de la colonisation.Cette nouvelle version de Mémoire du feu, par la ré-inclusion des voix subalternes qui avaient été effacées lors de la traduction, valorise les expressions dissidentes multiples et, par conséquent, témoigne que la construction de l’identité passe par la célébration de ces différences, une revendication de la culture