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CHAPITRE 2 ASSISE THÉORIQUE DE LA RECHERCHE

2.4 vers une bio-médicalisation de la naissance

Il se produit, en Occident d’après-guerre, un glissement important dans la pratique médicale (Martin, 2010). En effet, Sylvie Martin soutient que la bio-médicalisation est, en quelque sorte, la médicalisation poussée à son extrême. Elle nous présente très bien la façon dont l’avènement de la biologie moléculaire, dès les années 1950, vient complètement remodeler les paradigmes de la médecine. Les nouvelles technologies de l’information qui apparaissent alors sont intimement liées à cette évolution.

Ce dont il est question ici, c’est un processus qui conserve les mêmes fondements que la médicalisation, mais qui va bien au-delà en transformant « les infrastructures organisationnelles et institutionnelles des sciences de la vie et de la biomédecine, du fait de l’incorporation de technologies informatiques et informationnelles » (Clarke et al., 2000 : 13). La biomédicalisation est présentée comme un glissement mais on pourrait également parler du processus comme d’une transformation. Si la médicalisation s’impose en termes de contrôle, la biomédicalisation implique une transformation des processus humains. C’est

dans la gestion du risque par la surveillance et le dépistage que le paradigme opératoire de la biomédicalisation se démarque (Clarke et al., 2000 : 15). Nous l’avons vu, ces éléments existent depuis longtemps en ce qui concerne la prise en charge médicale, mais il faut comprendre que depuis quatre ou cinq décennies, on parle plutôt d’une gestion organisée et dominée par un « managed care system » ou encore d’un dispositif de standardisation inspiré du « New Public Management » (Azria, 2012). Cette incertitude a pu être modélisée scientifiquement grâce a un raisonnement probabiliste que l’on reconnaît à travers la méthode de l’evidence based medecine (EMB) (Carricaburu, 2007; Azria, 2012). L’EMB, constitué au début des années 1990 par un groupe d’épidémiologistes ontariens, passe par

une approche analytique et critique de la connaissance via les publications scientifiques et permet d’attribuer aux résultats des travaux – et aux recommandations pour la pratique du soin qui en découlent – des niveaux de preuve sur lesquels les cliniciens pourront s’appuyer pour prendre des décisions (Azria, 2012).

Cette approche qui se présente comme objective a de graves conséquences au niveau de la conception du soin à apporter. On s’intéresse plus à la potentielle défaillance de la « machine » humaine qu’à la personne impliquée; celle-ci devient un ensemble de paramètres épidémiologiques.

Cette méthode se diffuse peu à peu à toutes les branches de la médecine et l’obstétrique n’y échappe pas. Claire Wendland, anthropologue américaine, analyse la prise de décision de type evidence based lorsqu’il est question des césariennes aux États-Unis. Elle présente plusieurs conséquences d’une telle approche: l’absence de subjectivité de la mère, une marginalisation de la relation mère-enfant et une tendance à ne considérer que les complications à court terme. Au terme de son analyse, l’auteure arrive à la conclusion que « the philosophical and economic exigencies of obstetrics construct the doctor’s (cultural)

body as the site of safety, the mother’s (natural) body becomes the site of risk: risk to herself, and risk to her fetus » (Wendland, 2007 : 225). Ce qui doit être retenu ici c’est cette

raisonnement probabiliste. Ce risque est vu comme omniprésent, latent; il faut donc le dépister. Dans cette optique, la surveillance accrue est de mise. En effet, les chercheurs critiques cités plus haut viennent à une conclusion commune; dans l’évolution biomédicale, tout le processus de la mise au monde est perçu comme devant être surveillé et médicalisé.

Le processus de médicalisation n’est pas disqualifié par la biomédicalisation, ce sont deux processus qui coexistent et s’alimentent l’un l’autre. Ces deux entités coexistent et s’alimentent entre elles; il n’est pas question d’y voir une coupure. Clarke et al., (2000 : 31) n’hésitent pas à présenter le processus comme un « consortium qui mondialise avec agressivité et apporte la biomédecine occidentale, avec ses produits et ses services technoscientifiques, à de nouvelles régions géographiques pour développer de nouveaux marchés [...] ».

Pour illustrer ces propos et revenir plus particulièrement sur la naissance, on peut regarder les programmes et projets de l’OMS25 touchant la santé des mères et des nouveau-nés. Un

de ses programmes, The integrated management of pregnancy and childbirth (IMPAC), affirme être fondé sur des preuves scientifiques et sur des stratégies à faibles coûts. Les auteurs présentent le programme en trois volets : le système de santé (accessibilité, gestion des infrastructures, surveillance des performances), les soignants (formation, compétences) et finalement les familles et la communauté (éducation sanitaire). Encore une fois, c’est une vision gestionnaire qui ressort et le vécu des personnes n’est mentionné que pour optimiser leur recours aux soins de santé professionnels. Le but de cette approche gestionnaire est d’améliorer les indicateurs de santé pour les mères et les bébés, bref on focalise plus sur l’aspect épidémiologique de la naissance que sur les autres facteurs humains, comme les liens sociaux, entre autres.

Pour conclure ce chapitre, la (bio)médicalisation du corps est un processus qui sous-tend une vision morcelée et déshumanisée du corps humain. Appliquée au corps de la femme pendant la grossesse et l’accouchement, cette approche peut avoir de lourdes conséquences comme la « pathologisation » de la naissance, la justification des interventions médicales ainsi que l’évacuation du vécu de la personne concernée. La standardisation de ce processus mène à une vision gestionnaire du risque qui passe par une surveillance accrue du corps féminin du début de la grossesse jusqu’à l’accouchement, et même de plus en plus avant la conception (méthode contraceptive, procréation assistée, etc.) et longtemps après la naissance de l’enfant (allaitement, suivi du nouveau-né, etc.).

Dans un contexte de soutien à l’immigration, d’avenues alternatives favorisant l’humanisation de la naissance qui restent marginales et d’une médicalisation sans cesse accrue de l’accouchement, on peut se demander comment des femmes immmigrantes installées dans la ville de Québec vivent leur grossesse. Dans le prochain chapitre je présente les démarches de recherche et d’analyse.

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