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Variance de genre en Amérique du Nord

Chapitre 2 : Une troisième catégorie ?

A- Variance de genre en Amérique du Nord

- Le cas des « berdaches »

Dans la plupart des cultures indiennes d’Amérique du Nord, la littérature anthropologique rapporte des classifications de genre différentes de celles de l’Occident. D’après Sabine Lang, dans ces cultures on ne trouve pas seulement deux genres, masculin et féminin, mais bien souvent quatre : homme, femme, homme-femme, femme-homme. Sabine Lang utilise le terme de variance de genre (gender variance) pour qualifier ce système classificatoire (S. Lang. 1996).

A leur arrivée au 16ème siècle les conquistadors espagnols ont rapporté qu’il existait dans ces régions des hommes préférant les occupations des femmes et adoptant une personnalité non- masculine, tout comme des femmes effectuant des tâches d’hommes. En anthropologie, ces individus ont été nommés « berdache ». Ce terme, dérivé de l’arabe bardaj, désignant un mâle prostitué, fut ainsi appliqué en référence au travestissement de ces individus et à leur éventuelle homosexualité. Plus tard ce terme fut fortement critiqué par les anthropologues mais aussi par les natifs américains qui le considéraient comme offensant.

Une des premières hypothèses concernant les berdaches nord-américain fut lancée par Georges Devereux qui suggéra que la tradition des hommes qui se comportent comme des femmes, ainsi que leur travestissement, était dans ces sociétés, un moyen d’intégrer les homosexuels, les individus déviants1. Devereux travaillait sur les Mohave et selon lui, le berdache et l’homosexuel étaient équivalents : les berdaches représentaient tout simplement une forme d’homosexualité institutionnalisée. Le terme de berdache a donc été souvent assorti, après Devereux, d’une présomption d’homosexualité. Cette hypothèse fut remise en question par

1 Georges Devereux. 1937. Institutionalized homosexuality of the Mohave Indians. Cité notamment par Johnson

beaucoup d’anthropologues pour qui le travestisme du berdache en Amérique du Nord n’était pas une affaire de sexualité avec le même sexe mais plutôt un désir d’avoir les occupations appartenant normalement au sexe opposé. Ainsi, comme le précise Bernard Saladin d’Anglure, « […] de nombreux « berdaches » ne sont pas homosexuels et beaucoup d’homosexuels amérindiens ne sont pas des « berdaches » (1992 : 837). Pour finir, le terme de « berdache » fut longtemps utilisé pour décrire les phénomènes de travestissement des Amérindiens alors qu’un berdache n’adopte pas forcément le mode vestimentaire associé au sexe opposé.

D’après Charles Callender et Lee M. Kochems, le berdache peut être défini comme « […]

a person, usually male, who was anatomically normal but assumed the dress, occupations, and behavior of the other sex to effect a change in gender status » (1983: 443)1. Les individus dénommés berdache adoptaient partiellement ou complètement le rôle du sexe opposé et pouvaient ou non se travestir selon la règle en vigueur dans leur société. Leur rôle, leur statut et leurs occupations variaient selon les tribus ainsi que la manière dont ils devenaient berdaches. Cependant ces personnes n’étaient pas considérées comme des hommes ou des femmes à part entière mais comme des individus à part, combinant les caractéristiques des deux sexes. Ainsi selon les propos de Sabine Lang : « there are more than just women and men » (S. Lang, 1996 : 190). Ces individus n’étaient pas hommes ni femmes mais ils avaient quelque chose de plus, leur transgression de la frontière des sexes faisait d’eux des êtres à part.

Selon Callender et Kochems, il y avait deux options pour devenir « berdache » (1983 : 451). Dans un premier temps, les berdaches acquièrent leur statut durant leur enfance en montrant des signes d’intérêt pour le travail du genre opposé et en s’associant à celui-ci. La seconde alternative, et la plus répandue, était un statut acquis par un mode d’élection surnaturel, une vision, un rêve dans l’adolescence. Dès lors, les berdaches étaient craints et respectés en raison de leur lien avec le surnaturel, et certains avaient même le statut de chamane ou sorcier.

Ainsi les individus dénommés « berdache » en Amérique du Nord avaient une place à part et un rôle précis dans la société, de même leur mode « d’élection » était spécifique et faisait intervenir des forces surnaturelles. Ces hommes devenus socialement femmes, ou ces femmes devenues socialement hommes, étaient considérés comme un genre à part, une sorte de genre mixte car ils combinaient les caractéristiques des deux sexes mais avaient en plus des spécificités propres. Néanmoins le statut qui leur est accordé variait d’une tribu à l’autre. La variance de genre en Amérique du Nord ne se manifeste pas uniquement par le cas des berdaches.

1 Ces individus étaient appelés par un terme connotant une « troisième » catégorie : winkte, lhamana, heemaneh,

- Le cas des transgressions des Inuits

Chez les Inuits la transgression du sexe biologique peut se faire de différentes façons. D’une part, il y a le cas des individus appelés Sipiniit. Il s’agit d’individus qui sont considérés par leur entourage comme ayant changé de sexe biologique à la naissance. Bernard Saladin d’Anglure nomme ce phénomène, « transsexualisme périnatal » (1992 : 840). Les deux tiers des cas concernent des garçons devenus des filles : la société pense qu’ils sont des êtres pourvus d’un sexe masculin au stade utérin mais qu’ils ont acquis un sexe féminin à la naissance. Ainsi chez les Inuits « [ …] au niveau du passage de la vie utérine à la vie humaine, le sexe est instable et sa frontière peut être aisément franchie dans les deux sens ( B. Saladin d’Anglure, 1992 : 841).

D’autre part, il est fréquent d’élever certains enfants comme s’ils appartenaient au sexe opposé et donc de les travestir selon le sexe qui leur est attribué. Dans cette société l’identité d’un nouveau né est déterminée par l’attribution de ses noms et l’enfant reçoit le nom d’un ancêtre à sa naissance. Si l’enfant reçoit le nom d’un ancêtre qui n’a pas le même sexe que lui, alors on le travestit conformément au sexe biologique de l’ancêtre. Selon Saladin d’Anglure, « environ 15 à 20 % des nouveaux nés naissent avec un sexe différent de celui de leur ancêtre éponyme » (1992 : 841). Ainsi les enfants sont élevés, habillés et participent aux activités du sexe opposé. Néanmoins ce travestissement des enfants ne dure pas toute leur vie et à la puberté les enfants doivent adopter les vêtements et les activités en rapport avec leur sexe biologique et non avec celui de l’ancêtre dont ils portent le nom. On peut dire qu’ils changent à nouveau de sexe, ils reprennent leur sexe, celui qu’ils avaient à leur naissance. Mais, selon B. Saladin d’Anglure, « […] l’entrée dans le monde des adultes passait pour le travesti par une mort symbolique, par une crise profonde, avec souffrance et désarroi » (1992 : 843).

Ces individus sont généralement valorisés dans leur société car ils peuvent passer d’une sphère de la société à l’autre, ils peuvent franchir la frontière des sexes. A l’âge adulte ils sont ainsi considérés comme polyvalents et auto-suffisants. En raison même de cette polyvalence, ces individus sont par ailleurs regardés comme des intermédiaires entre le monde des vivants et celui des esprits. Bernard Saladin d’Anglure associe ces personnes à des chamanes car les deux personnages transcendent les frontières et on prête souvent aux individus Inuits qui franchissent la frontière des genres un pouvoir de médiation.

Selon N-C Mathieu, dans son article sur les modes de conceptualisation du rapport entre sexe et genre, le second cas de transgression Inuit serait « une transgression du genre (de l’enfant) par le sexe (de l’ancêtre) suivi par une transgression du genre de l’éponyme par le sexe de l’adolescent » (N-C. Mathieu, 1989 : 118). Ces individus qui transgressent la frontière des genres sont considérés comme différents des hommes et des femmes, ils sont vus comme plus

complets. C’est justement parce qu’ils transgressent cette frontière qu’ils sont vus comme des être entiers et non pas des moitiés d’homme ou de femme. Ils sont ainsi entourés de respect car ils combinent au cours de leur vie à la fois le masculin et le féminin.