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La variété des épures praxéologiques

les dynamiques de la cognition institutionnelle

2. La variété des épures praxéologiques

S'étant développé à partir du cas des mathématiques, le modèle praxéologique, y compris dans la forme que j'en ai donnée au début de ce chapitre, dérive d'une épure praxéologique [T, , θth, Θ] dans laquelle l'existence d'une théorie mathématique produit et valide une technique et la composante théorique de sa technologie ; même si la recherche suit souvent des chemins moins directs, c'est sous cette seule forme qu'une praxéologie mathématique est aujourd'hui reconnue comme appartenant au capital cognitif de l'institution P(M) productrice des savoirs mathématiques. Cette configuration peut être généralisée aux autres institutions scientifiques, avec leurs formes de validation spécifiques qui, contrairement aux mathématiques, ne sont pas exclusivement théoriques.

La caractéristique de cette forme de développement praxéologique que je vais retenir pour la généraliser est que le processus de production est délocalisé par rapport à l'utilisation : la fonction institutionnelle des chercheurs n'est pas limitée au traitement de tâches de T, elle est de développer et valider une praxéologie relative à T. Ce détour par rapport à la pratique et ses contraintes, ce délai par rapport à ses rythmes, n'est pas l'apanage de la science. Ainsi la recherche technique, pourtant prioritairement intéressée par la pratique et le développement des techniques (alors que la science a d'abord des visées épistémiques), se donne le temps d'une validation organisée et systématique de ses inventions. Ce faisant, elle développe une technologie, laquelle peut être exclusivement expérimentale, sans justification théorique : en résistance des matériaux par exemple, de très nombreuses formules en jeu dans le bâtiment résultent de processus de modélisation-vérification expérimentale en laboratoire85.

Il faut noter qu'en envisageant la possibilité qu'une technologie systématiquement validée ne soit pas accompagnée d'une théorie, je fais un usage plus restreint de la notion de 'théorie' que ne le fait Y. Chevallard. Pour lui en effet, la théorie est la technologie de la technologie, c'est-à-dire tout discours rationnel qui justifie, rend intelligible et produit la technologie. Cette théorie peut être, est en général, évanescente. Ce n'est pas la position que je choisis. Comme je l'ai fait dans (Castela 2008a), je généralise le point de vue adopté par D. Lecourt dans la définition suivante :

"La notion de théorie scientifique implique une mise en forme logique de principes et de conséquences qui regroupent des résultats préexistants." (Lecourt 2004, p. 940)

Une théorie est un ensemble structuré de savoirs qui possède une dynamique propre permettant que, de certains éléments avérés, puissent être déduits des conséquences qui

85 Il existe de fait des praxéologies de modélisation avec une technologie (analyse dimensionnelle) permettant de produire des équations modélisant les situations rencontrées. Ainsi on peut lire dans un cours de mécanique des fluides (Ecole Centrale de Nantes-voir la thèse d'A. Romo Vázquez ch5 partie IV.2.1.1 p.139) :

« On présente ici une analyse systématique aveugle fondée sur la dimension des variables descriptives du problème étudié. Le principe fondamental repose sur l’homogénéité dimensionnelle. Il faut :

1) recenser les variables du problème (intuition, expérience…)

2) former avec ces variables une équation hypothétique (généralement un développement généralisé de type polynomial),

3) appliquer à cette relation le principe d’homogénéité dimensionnelle ;

4) effectuer quelques expériences pour déterminer les coefficients constants qui subsistent dans l’équation. » (Cours de mécanique des fluides, p.111)

s'intègreront pour ce qui nous concerne à la technologie d'une technique. Ainsi, je ne reconnais pas comme théorie d'une formule de résistance des matériaux un discours qui dirait : "cette formule est vraie parce qu'elle a été validée au laboratoire ; de plus, on ne connaît pas de cas pratique où son application a produit des effets indésirables". Cette phrase exprime la mémoire de processus de validation expérimentale et empirique et elle résume une position de l'institution "Résistance des matériaux" (P(RdM)) quant aux modalités de la validation. Elle ne dit donc presque rien du processus expérimental effectivement réalisé, rien non plus du processus historique et social qui a conduit à la légitimation par P(RdM) du paradigme de validation évoqué. Prendre la notion de théorie dans un sens aussi large ne me paraît pas efficace du point de vue de l'étude d'une phase essentielle de l'apprentissage institutionnel, c'est-à-dire de la validation des praxéologies par les institutions. C'est pourquoi je m'en tiens pour l'instant à une conception plus classique : une théorie apparaît dans une praxéologie si par son propre développement, elle a validé un élément de la technologie. Si ce n'est pas le cas, la place de la théorie reste vide, ce qui met en évidence la nécessité d'enquêter sur les processus qui ont institué socialement cette praxéologie, technologie comprise.

En résumé, partant du cas des mathématiques, j'ai décrit une voie du développement praxéologique qui s'appuie sur les productions d'institutions situées dans une position de spectateur vis-à-vis des types de tâches concernées, ce qui m'a parfois conduite à les nommer institutions théoriciennes. J’ai renoncé à cette expression, source potentielle d’incompréhension dans la mesure où la référence à la théorie est aujourd’hui beaucoup trop éloignée de l’étymologie du mot. Ainsi, la pensée théoricienne définie par A. Sierpinska (2000) n’a pas pour seule caractéristique d’avoir des visées épistémiques, dépourvues d’intérêts pratiques, elle est plus précisément intéressée au développement de théories. Or, comme je viens de le dire pour la recherche technique, il est possible qu'aucune théorie ne soit sollicitée pour valider les savoirs technologiques produits. C’est pourquoi je parle aujourd'hui plutôt d'institutions de production praxéologique ou encore d'institutions de recherche. La première formulation met l'accent sur le fait que la fonction de ces institutions est précisément de produire directement (recherche technique) ou indirectement (recherche scientifique) des développements praxéologiques, la seconde renvoie à un domaine aujourd'hui bien identifié des activités humaines, je l'utiliserai dans la suite parce que plus légère et peut-être plus immédiatement accessible. Les épures praxéologiques ont donc la caractéristique d'être produites et validées par une institution de recherche Ir, elles se présentent sous la forme [T, , θr, Θ] où θr est composée de savoirs validés selon les normes en vigueur dans Ir, la cohérence conduit à la nommer "technologie de recherche" même si l'on pressent bien que cette expression n'est pas ergonomique86.

Même s'il existe une théorie pertinente, la validation n'est pas pure formalité. Tout d'abord, parce que la justification de la technologie par la théorie, est l'objet, on le sait bien en mathématiques, d'examens méticuleux par différents dispositifs critiques dans Ir. Ensuite parce que la théorie elle-même est soumise à un processus de légitimation. Est-elle exempte de contradictions internes ? Est-elle corroborée par l'expérience ? Est-elle productive ? Plus généralement, il s'agit de contrôler que les différents savoirs composant la praxéologie ont bien été validés suivant les normes de Ir. Et ceci n'est que la phase finale d'un processus de production et légitimation des normes en question, dans Ir et en dehors.

86 Je l'ai nommée technologie scientifique dans mon intervention au IIIème colloque de la TAD, expression possible mais qui supporte mal l'extension au cas des épures sans théorie bien que systématisées que j'ai déjà évoqué et dont je donnerai d'autres exemples plus loin.

Lien avec la distinction entre praxéologies de modélisation et praxéologies de déduction

Sur plusieurs points, les réflexions développées dans ce chapitre font écho à celles qu'avance depuis plusieurs années M. Schneider (2011). Je me réfèrerai ici au cours qu'elle a donné à la 15e école d'été de didactique des mathématiques. Elle y distingue, pour les mathématiques et essentiellement dans une perspective didactique, deux types de dynamiques de développement praxéologique, de modélisation et de déduction :

"Le premier type de praxéologies concerne la modélisation mathématique de systèmes intra ou extra-mathématiques constitués d’objets que l’on peut considérer comme des objets préconstruits au sens de Chevallard (1991)" (p.190). "Comme ces objets n’existent pas encore comme objets d’une théorie et que le but est précisément de les constituer comme tels, le discours qui justifie ces techniques et les rend intelligibles eu égard à la tâche visée ne peut être théorique, au sens où l’entendraient des mathématiciens. Et, c’est ce qui rend nécessaire, me semble-t-il, l’existence d’un niveau de discours que Chevallard appelle discours technologique. […] Au terme de telles praxéologies, les préconstruits se constituent en concepts mathématiques par le truchement d’une définition pour se prêter à une théorie déductive." (p.191)

Le point de vue de M. Schneider revient à considérer que, pour les mathématiques, une praxéologie sans théorie peut émerger dans une dynamique de modélisation en tant qu'une étape d'un processus qui conduit à une formalisation théorique. La seconde dynamique, dite de déduction, renvoie à des types de tâches portant sur le développement théorique lui-même :

"Entrent en jeu alors les praxéologies de type « déduction » dont les tâches diffèrent considérablement de celles des praxéologies « modélisation ». Elles sont en effet propres à la constitution d’une organisation déductive. Il s’agit de reformuler certains concepts pour en faire des "proof-generated concept" au sens de Lakatos […]. Il peut s’agir aussi de déduire tel résultat théorique d’axiomes et/ou de théorèmes antérieurement démontrés, d’établir un système d’axiomes « simple » et non redondant, de conjecturer un ordre d’agencement des théorèmes,etc." (p.191)

Les praxéologies de modélisation et de déduction modélisent le travail des mathématiciens.

Une partie du travail de validation des théories dont j'ai pointé précédemment l'existence relève des praxéologies de déduction envisagées comme le montre clairement la considération suivante relative à ce qui vient occuper le niveau de la théorie dans les praxéologies de déduction :

"Quant à la théorie, il s’agit en quelque sorte d’une théorie des théories ou ce que Popper appelle « la logique de la connaissance scientifique » qui soulève des questions épistémologiques concernant la nature des concepts scientifiques, la falsifiabilité des théories, le problème méthodologique de la simplicité, la hiérarchie des disciplines scientifiques, le refus du mélange des genres dans l’établissement de la causalité,…" (P.192)

Les deux dynamiques sont donc productrices de praxéologies complètes mais M. Schneider met clairement en avant que les théories obtenues dans l'une et l'autre sont de nature généralement différente :

"Ces deux types de praxéologies conduisent à des développements mathématiques presque étrangers les uns aux autres. Si une praxéologie de type « déduction » peut conduire à une théorie mathématique standardisée, plus ou moins globale, il n’en va pas de même des praxéologies « modélisation » qui débouchent sur des argumentations non assimilables à des théories canoniques plus ou moins locales.

[…]

les praxéologies « modélisation » autorisent des modes de validation plus pragmatiques qui seront récusés dans les secondes, tel celui qui consiste à tester la pertinence d’une technique nouvelle pour résoudre un problème dont la solution est déjà connue par ailleurs." (p. 192

Dans ces lignes est envisagée la possibilité qu'une dynamique de modélisation débouche sur des praxéologies relatives à des types de tâches mathématiques dont la théorie ne correspond pas (ou pas entièrement) aux normes mathématiques. Ces réflexions font très clairement écho à l'exemple des praxéologies du calcul symbolique évoqué dans III.3.