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Des pistes pour penser le potentiel développemental des savoirs

Dans cette section, je veux, au contraire de la précédente, envisager des arguments qui plaident en faveur d'une certaine utilité d'un enseignement de savoirs pratiques socialement reconnus. Ce faisant, je vais côtoyer dangereusement, sinon franchir, la frontière de mes ignorances. Je choisis de le faire en considérant cette audace comme inhérente au jeu de la note de synthèse : le travail que je tente de réaliser vise non seulement à mettre en évidence la cohérence des recherches déjà réalisées mais aussi à en saisir les limites pour entrevoir des pistes nouvelles. J'évoquerai ainsi des cadres théoriques dont je ne connais que très peu de choses, comme autant de domaines dont l'exploration est envisageable, mais repoussée au-delà du présent écrit.

1. L'approche instrumentale des règles de sécurité

Le travail auquel je vais référer relève de l'ergonomie cognitive et se réfère à un cadre théorique très éloigné de celui que j'utilise prioritairement mais qui vit en didactique, à savoir la théorie de la genèse instrumentale développée par P. Rabardel (1995). P. Mayen et C. Vidal-Gomel (2005) s'intéressent "à l'apprentissage, à l'usage et au développement de l'usage de cette catégorie d'artefacts que sont les artefacts prescriptifs, et plus particulièrement les règlements et les règles de sécurité." (p. 109)

J'ai trouvé intéressant de solliciter cet article comme une contribution à la discussion des arguments de B. Sarrazy et de la référence à Wittgenstein sur le rôle que peuvent jouer des règles d'action et plus largement des savoirs pratiques pour l'exercice d'une pratique.

Comme j'ai essayé de le montrer, la position de B. Sarrazy peut être interprétée de deux manières : 1. l'enseignement de savoirs relatifs à l'emploi de savoirs mathématiques est rejeté au motif qu'un sujet n'agirait pas en appliquant des règles mais en utilisant de manière nécessairement toujours contextualisée (thèse de la localité) les connaissances qu'il a construites 2. un tel enseignement pourrait être envisagé, les règles étant analogues à des

"poteaux indicateurs' qui orienteraient l'action du sujet sous son contrôle mais il serait illusoire d'attendre des effets directs d'une simple communication aux élèves de savoirs pratiques. P. Mayen et C. Vidal-Gomel se situent clairement dans la seconde perspective puisqu'ils considèrent comme des ressources pour l'action les répertoires de règles d'action qu'il n'est pas souvent possible d'inventer de toutes pièces (ibidem, p. 114) dans les contextes professionnels qu'ils étudient. Leurs terrains d'observation sont la RATP, la SNCF et la Poste, systèmes à risques dans lesquels les règles de sécurité font partie des moyens qui contribuent à la fiabilité :

"Elles [les prescriptions] ont pour but principal […] d'orienter l'action de ceux à qui elles sont destinées vers certains buts et dans le respect de certaines procédures ; autrement dit, de les amener à adopter des modalités d'action exprimées dans les procédures et à les inclure dans l'organisation de l'action. Pour réussir à orienter ainsi l'action, les prescriptions tendent, surtout dans le cas où elles forment des règlements de l'ampleur de ceux qui tendent à régir le travail dans des systèmes à risques, à prendre en charge une partie de l'activité des opérateurs […], y compris de prise d'information sur la situation ou de contrôle." (ibidem, pp. 110-111)

On peut ici penser aux fines procédologies évoquées par G. Brousseau. Ces savoirs sont considérés comme potentiellement utiles (des ressources) mais cette utilité n'est ni immédiate, ni automatique, c'est le résultat d'un processus d'appropriation par les opérateurs, processus qui ne réduit pas à néant le besoin d'adaptation au spécifique dans le contexte des situations.

C'est ce que la théorie de la genèse instrumentale permet de prendre en compte, comme le précisent les auteurs :

"En considérant que les règlements ou les règles de sécurité sont des artefacts prescriptifs, nous nous inscrivons dans le cadre des activités avec instruments (Rabardel 1995) et nous soulignons d'une part que les instruments qu'ils permettent de constituer ne sont pas donnés d'emblée et qu'il ne s'agit pas uniquement d'"appliquer". L'usage de ces instruments nécessite le développement des compétences sur le long terme" (ibidem, p. 114-115)

Introduite par P. Rabardel, développée en didactique des mathématiques à propos de l'utilisation de différents logiciels (voir Guin &Trouche 2002), l'approche instrumentale distingue artefact (artis factum : "fait de l'art", objet issu d'une production humaine) et instrument qui est composé d'un artefact et de schèmes d'utilisation. La genèse instrumentale désigne le processus dans lequel l'utilisateur de l'outil fait de celui-ci un instrument pour lui, processus dans lequel il met l'outil à sa main tout en se faisant la main, la genèse associant deux composantes : l'instrumentalisation (l'usager adapte l'artefact à ses habitudes de travail), l'instrumentation (les contraintes de l'artefact contribuent à structurer l'action de l'usager)27.

Dans l'article que je considère ici, ce ne sont pas des outils matériels qui sont pris comme artefacts. Certes, les règlements sont mis en textes, sont constitués en recueils consultables en cas de nécessité, toutefois il est évident que les mots seuls ne constituent pas l'artefact, mais bien aussi les savoirs qu'ils signifient. Dans les formations initiales ou continues étudiées par P. Mayen et C. Vidal-Gomel, ces savoirs sont enseignés dans des cours magistraux qui reprennent la réglementation, à partir d'un modèle du sujet que les auteurs définissent de la façon suivante :

"pour gérer des risques professionnels, l'opérateur doit appliquer les règles de sécurité qu'il a apprises en formation. La règle de sécurité est présentée comme le seul moyen efficace pour gérer les risques. Il s'agit donc d'appliquer, telle quelle et sans la remettre en cause ou la discuter, une règle de sécurité conçue par d'autres. […] Ainsi, en formation, les "opérateurs apprennent à exécuter le One best way trouvé par ceux d'en haut", pour reprendre des termes connus." (ibidem, p. 113)

27 Ces lignes figurent presque à l'identiques dans la note de synthèse de G.Gueudet (p. 49)

Même s'il existe des théories (de la circulation ferroviaire, de la distribution du courrier), celles-ci ne sont enseignées qu'au niveau du collège cadre :

"Les principes managériaux en vigueur se basent sur le principe "d'obéissance passive et absolue au règlement" rappelé au sein même de ceux-ci." (ibidem, p. 115)

On est donc tout à fait dans l'illusion dénoncée par B. Sarrazy. La recherche s'attache à mettre à jour ce que, ainsi formés, des techniciens, d'ancienneté variable, font avec les règles de sécurité lorsqu'ils ont à procéder aux interventions que ces règles sont supposées encadrer.

Plus précisément, le travail mené à la SNCF met en évidence quatre niveaux de relation à la règle qui sont vus comme des étapes du processus de genèse instrumentale. Compte tenu du choix de formation mentionné ci-dessus, le premier niveau consiste en une application simple de la règle, reçue comme n'étant pas à discuter ; il n'est que très rarement présent chez les expérimentés, il est le plus souvent contesté par les débutants en formation. Très rapidement, suit le deuxième niveau, celui de la remise en cause : les savoirs pratiques enseignés sont considérés inutiles, les opérateurs font confiance à leur expérience et à leur intelligence de la situation. Le problème est que dans une entreprise comme la SNCF, toutes les données pertinentes ne sont pas situées dans le contexte accessible à l'agent ; ses interventions, si elles sortent du cadre prévu par le règlement, peuvent avoir des effets en chaîne sur l'organisation complexe de l'action collective et donc sur la sécurité de la circulation ferroviaire. Or, P. Mayen et C. Vidal-Gomel ont constaté que certains des agents les plus expérimentés pouvaient se situer à ce niveau, ce qu'on peut voir comme un effet des choix de formation qui privent les agents des moyens d'une intelligence des raisons d'être du règlement, ce dans un contexte où le milieu de l'action perceptible ne produit pas de rétroactions permettant à l'opérateur de mesurer certains des effets potentiels de ses actes. Selon les auteurs, une formation ne doit pas chercher à éviter cette étape, il faut, au contraire, la susciter pour la discuter, de façon à ce que l'efficacité, réelle mais potentiellement périlleuse en l'occurrence, d'une intelligence intuitive des situations ne fasse pas obstacle à l'accès au troisième niveau de développement instrumental, correspondant à une application des procédures par connaissance des causes. Enfin, le quatrième niveau correspond à une instrumentalisation contrôlée, au développement de la règle :

"Certaines configurations d'évènements les [les facteurs] conduisent à développer les règles inscrites dans le règlement, à s'en servir pour atteindre, en plus des buts prévus par l'institution, d'autres buts pour

"tirer leur épingle du jeu". D'autres fois, le règlement est durci et des règles propres complètent les règles formelles. D'autres fois encore, sans remettre en cause la validité des règles ni des causes qui les fondent, ils les transgressent, mais dans ce cas, la transgression reste sous contrôle. […] Ces derniers, [les facteurs-tuteurs qui sur des tournées qu'ils connaissent très bien s'autorisent des écarts au règlement]

dès l'apparition d'une situation inédite, savent d'ailleurs très vite revenir à la règle…" (ibidem, p. 119)

Cette dimension de l'article est complétée par la présentation des résultats d'une recherche consacrée aux opérateurs de maintenance des systèmes électriques à la RATP. On y voit clairement comment une même règle, Faire une vérification d'absence de tension "au plus près du lieu de travail", donnent naissance à des schèmes d'utilisation différents suivant les opérateurs, donc à plusieurs instruments "qui remplissent les fonctions prévues par le concepteur […] mais aussi d'autres fonctions, [on y voit aussi] que de nouveaux instruments [complémentaires] sont élaborés." (p.119)

En résumé, je retiens de cet article qu'enseigner des règles d'action ne doit pas être rejeté au motif d'inutilité puisque ces règles peuvent donner naissance à des instruments efficaces pour le traitement contextualisé des situations. Je retiens également que, si un tel

enseignement peut adopter une présentation directe, celle-ci n'est que le premier pas d'un processus d'appropriation individuelle dont on ne peut pas faire l'économie. C'est pourquoi il me semble beaucoup plus intéressant, grâce à la notion de genèse instrumentale, de comparer les règles d'action et autres savoirs pratiques à des artefacts qu'à des poteaux indicateurs orientant l'action.

2. Quels cadres théoriques pour regarder tout savoir socialement reconnu comme ressource potentielle pour l'apprentissage des individus ?

N'est-ce pas entraîner l'approche instrumentale bien loin de ses bases que de prétendre finalement utiliser la notion d'artefact pour tout savoir pratique et a fortiori pour tout savoir, puisqu'il n'y a pas véritablement de raison de distinguer ici deux catégories ? Est-ce que ce point de vue sur les savoirs apporte quelque chose par rapport aux théories usuelles de l'apprentissage ? Malgré mon insuffisante expertise dans le domaine, j'avancerai que cela marque une différence avec l'approche constructiviste de Piaget en faisant de l'existence des savoirs-artefacts une donnée, un ingrédient du processus de construction des connaissances.

Celui-ci n'est pas considéré comme résultant seulement 28des actions du sujet sur les objets du monde qu'il s'agit de connaître, les savoirs sociaux n'intervenant qu'a posteriori pour institutionnaliser les connaissances et savoirs personnels élaborés. Il ne s'agit pas non plus de se contenter de voir dans les savoirs les fondements de l'élaboration par les professeurs des situations dont ils font dévolution aux élèves pour qu'ils y construisent les connaissances visées, comme c'est le cas dans la TSD. Introduire un point de vue artefact sur le savoir c'est postuler que la rencontre avec un savoir socialement mis à disposition contribue à l'apprentissage. Un tel point de vue me semble tout à fait relever de l'approche vygotskienne, ce qui n'a rien d'étonnant puisque le courant de l'ergonomie cognitive auquel appartient P. Rabardel se réclame de cette référence. En différenciant concepts quotidiens et concepts scientifiques, Vygotsky envisage l'enseignement comme la forme privilégiée de l'entrée dans le processus de développement des concepts scientifiques :

"l'enseignement délibéré à un élève de nouveaux concepts et formes de mots non seulement est possible mais peut même être le point de départ d'un développement supérieur des concepts propres, déjà formés, de l'enfant et un travail direct sur le concept est réalisable dans le processus d'apprentissage scolaire. Mais ce travail […] constitue non pas la fin mais le début du développement du concept scientifique et, loin d'exclure les processus propres de développement, il leur imprime des directions nouvelles et établit entre ceux-ci et les processus de l'apprentissage scolaire des rapports nouveaux et au plus haut point favorables aux buts ultimes de l'école. " (Vygotsky 1934, traduction 1997, p.214)

On voit que ce que j'envisage est une double extension : de concept à savoir et de savoir scientifique au savoir socialement reconnu. Je ne pense pas que la première extension soit en contradiction avec l'approche de Vygotsky. Par contre, même si selon J. Rogalski (2008, p.

438), "le terme de concepts scientifiques recouvre souvent celui de concepts enseignés" dans le chapitre 6 de Pensée et Langage, il est clair que la deuxième extension demande à être interrogée, particulièrement lorsqu'on se propose de prendre en compte des savoirs pratiques :

Quelles sont les spécificités des savoirs qui, comme les concepts scientifiques, pourraient être en tant qu'artefact, au départ du développement des connaissances du sujet ?

J. Rogalski résume ainsi les analyses de Vygotsky :

"la force d'un concept scientifique c'est à la fois sa généralité en termes d'abstraction et de domaine de mise en œuvre […] et le fait qu'il est conscient. […] il a été construit "pour" être conscient, et avec les

28 "Le constructivisme piagétien affirme que les connaissances sur les objets se construisent à partir des actions sur ces objets (et l'ambition de Piaget est de montrer la validité de son approche sur l'ensemble des grands domaines de la connaissance). Ces actions du sujet ne sont pas limitées aux actes physiques sur les objets du monde, mais avec le développement de la conceptualisation, la construction des connaissances fait intervenir aussi des opérations mentales." (Rogalski 2008, p. 432)

"mots pour le dire". […] La force d'un concept scientifique est en revanche dans sa généralité, et dans le caractère cohérent du système de concepts dont il fait partie." (ibidem, p. 440)

J. Rogalski semble un peu plus loin appeler à s'interroger sur l'extension possible de l'approche proposée pour les concepts scientifiques, à d'autres types de concepts, les concepts pragmatiques introduits en didactique professionnelle (voir chapitre 3), mais la question n'est pas soulevée explicitement. Toutefois, en conclusion d'une partie consacrée à la ZPD qui pointe le rôle médiateur attribué aux concepts scientifiques, elle signale le potentiel de "la conceptualisation de Vygotsky sur les modes d'existence et de développement des concepts quotidiens et scientifiques [qui] permet une approche développementale cohérente tout au long de la vie du sujet" et précise en note :

"Cela appelle toutefois un travail de nature épistémologique sur les relations entre les concepts issus de l'interaction avec le monde de l'action (concepts spontanés et quotidiens en ce qui concerne les grandes catégories de la connaissance du monde, concepts pragmatiques en ce qui concerne la connaissance opératoire dans les situations de travail) et ceux que permet le développement social scientifique et technique." (ibidem, p. 442)

Je ne pense pas que cet appel au travail épistémologique recouvre complètement celui que j'ai introduit par la question posée ci-dessus dans la mesure où le point de vue du sujet cognitif et de ses connaissances est toujours présent dans la réflexion de J. Rogalski, alors que je veux m'intéresser aux savoirs, considérant que des modalités de leur reconnaissance sociale dépend leur potentiel développemental. Quoi qu'il en soit, on entrevoit des directions de questionnement communes.

Poursuivant encore un peu ce travail d'exploration de domaines non familiers, je prolongerai le questionnement sur l'intérêt de considérer les savoirs comme des artefacts en pointant l'idée de médiation, classique dans une perspective vygotskienne et évoquée ci-dessus à propos des concepts scientifiques. Dans les lignes citées, il s'agit d'une médiation conceptuelle mais J. Rogalski évoque aussi plus loin la médiation instrumentale symbolique, notamment via l'existence d'un langage approprié. J'avancerai qu'il faut a priori envisager que jouissent également d'un potentiel médiatif tous les dispositifs et outils matériels produits pour et produits dans le processus de reconnaissance des savoirs socialement partagés. Ceci introduit clairement la Théorie de la Médiation Sémiotique (Bartolini Bussi & Mariotti 2007) comme un cadre potentiel pour analyser la contribution des savoirs reconnus à la formation des individus, perspective qu'il convient clairement de rapprocher du cadre aujourd'hui développé au sein de la TAD par le modèle herbartien de l'étude évoqué dans III.3. dans lequel une dialectique des medias et des milieux joue un rôle central (Chevallard 2008).

VII. Des outils pour décrire les enjeux d'apprentissage relatifs à la résolution de