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Michel Winock dans Nationalisme, Antisémitisme et Fascisme en France, énonçait : « Quand la crise se fait verbe, elle parle le décadent » 310. Certes, la littérature, au sens large, qui se développe en temps de crise, arbore les motifs de la décadence. Mais ne serait-ce pas

cette même littérature critique (notamment médiatique), qui par un travail de fond, instaure le contexte de crise ? Si les crises de type économique, existent a priori, et si la manifestation de leur symptômes est une réalité tangible – krach boursier, faillites d’entreprises, etc. – elles ne prennent corps dans l’imaginaire collectif, qu’à partir du moment où elles sont nommées comme telles dans les médias. Avant cela, le citoyen ordinaire ne peut que constater des manifestations locales de la crise, éparses et sans inter causalité à ses yeux. Du moment où les kiosques se parent de gros titres nommant cette crise, elle existe pour lui. Concernant les crises politiques, notamment celles découlant de scandales touchant à certains parlementaires, le lien entre la crise et les médias est encore plus étroit, puisqu’elles en sont le produit, et que c’est en leur sein qu’elles se développent

Pourtant l’activité critique des journaux en questions n’a de cesse de s’exercer durant des temps plus calmes. La crise ne crée donc pas une littérature « décadente », mais donne plutôt une visibilité à cette littérature qui, elle, a produit la crise. Cette crise serait un moment où la presse d’opposition a gagné une bataille symbolique, parvenant à faire triompher un paradigme particulier. Mais cette bataille n’est qu’un épisode ayant éclaté au grand jour, d’un conflit de représentations souterrain, constant, entre la presse d’opposition « décadente », et le régime. Dès lors, le propos de Winock semble pouvoir être transformé, par une inversion. Nous pourrions plutôt dire : quand le décadent se fait verbe, il appelle la crise. Quand l’idée de décadence, qui alimente la pensée conservatrice, trouve une traduction politique sous la plume des journalistes, elle cherche à provoquer la crise. Nous montrerons dans cette partie comment Le Roussillon participe à ce combat idéologique, selon une stratégie discursive soigneusement élaborée.

Des manifestations locales de la crise…

Le journal réalise, en premier lieu, un travail qui vise à porter à la connaissance du lecteur, des évènements advenus dans les Pyrénées-Orientales, qui incarnent la réalité de cette crise. Le fait d’utiliser ces « symptômes locaux », n’est pas anodin, car il permet de toucher les lecteurs, en ce qu’il émane de l’évocation de lieux communs. A ce sujet, Benedict Anderson évoque un processus similaire dans les prémices de la littérature nationaliste philippine. Il prend l’exemple d’un ouvrage de José Rizal, poète philippin, aujourd’hui consacré comme véritable héros national pour avoir participé à l’émancipation du peuple philippin, asservi par l’Espagne, Noli Me Tangere, publié en 1887. Cet ouvrage aurait contribué à faire naitre le sentiment national aux Philippines. José Rizal, en effet, englobe

dans cette œuvre, le lecteur, les personnages, et lui-même, dans une même communauté, avec familiarité, à travers l’évocation de lieux communs accessibles à « nous-les-lecteurs- philippins »311. On peut également voir un lien entre cet œuvre et le discours du Roussillon,

par l’emploi du nous inclusif que nous avons décelé dans la critique économique du régime, visant à créer une fracture entre les dirigeants et les citoyens.

Parmi l’ensemble des articles que nous avons recensé dans le cadre de ce travail, 25,2 % traitent de questions d’ordre local. Nous tenons en revanche à souligner que les chiffres utilisés dans ce paragraphe sont à relativiser. En effet, notre recensement, s’il s’inscrit dans une démarche holiste, ne prétend pas être exhaustif. Et parmi les articles que nous n’avons pas recensés, nombre d’entre eux, traitent de faits divers qui traitent précisément d’évènements locaux. Les chiffres utilisés ne correspondent donc pas à la proportion des articles traitant de questions locales dans l’ensemble du journal, mais la proportion de ces articles, dans l’ensemble de ceux qui sont utilisés dans l’élaboration d’un argumentaire politique.

Prenons par exemple cet article du 3 février 1886, « Réponse à un habitant d’Espira ». Il y est fait mention de la construction d’un pont qui prend du retard sur la commune d’Espira-de-l’Agly (Pyrénées-Orientales). L’article se présente comme une réponse à un habitant du village qui s’étonne de la lenteur de ces travaux. Une aubaine pour Le Roussillon, qui s’empresse de formuler une réponse qui accuse les élus locaux d’avoir opéré un « virement » :

On appelle virement l’acte par lequel l’administration enlève à une commune, pour les attribuer à une autre, les fonds qui lui avaient été alloués pour certains travaux. Vous comprenez comment il est ainsi facile de satisfaire deux centres de population, […] car les uns s’endorment sur la foi des promesses qui leurs ont été faites, et les autres se réjouissent de la faveur dont ils viennent d’être l’objet. […] Vous ne pourrez voir de longtemps encore passer l’eau de l’Agly sous ses arches.312

On voit transparaitre, dans ces lignes, la volonté de faire enfler le mécontentement à propos d’un sujet qui concerne directement les lecteurs. Sans doute un certain nombre d’entre

311 Anderson, Benedict, L’imaginaire national, Réflexions sur l’origine et l’essor du nationalisme, traduit de

l’anglais par Pierre-Emmanuel Dauzat, Paris, Editions La Découverte, 1996 (édition originale : 1983)

eux sont-ils directement affectés, au quotidien, par l’absence de ce pont. Si ce n’est pas le cas, au moins passent-ils devant régulièrement, et sont ils capables de constater la « véracité » de ces propos.

La logique argumentative va plus loin, puisque cet article met également en relation directe ce retard et l’avidité des hommes politiques locaux, créant un fossé entre le contribuable et le représentant élu qui n’aurait aucune considération pour la population du moment qu’il peut accroitre sa popularité. Pourtant, deux jours après cet article, paraît dans le journal un démenti rédigé par l’élu en question, Monsieur Boluix, qui explique qu’aucun virement n’a été effectué, et que les travaux, comme l’Agly, poursuivent leur cours. Le Roussillon ferait-il peu de cas de l’éthique ? Quoi qu’il en soit, le message est passé…

… à la crise du régime

Nous proposerons une étude des titres des articles recensés dans notre corpus, visant à montrer comment le journal après avoir mis en lumière la matérialisation concrète de la crise dans le département, cherche à attester de sa généralisation. Sur l’ensemble de notre corpus, le terme crise apparaît à 21 reprises dans les titres des articles. En voici quelques exemples : « Crise viticole »313, « Saint-André, la crise »314, « Crise ministérielle »315. Cette volonté de nommer la crise est à mettre en parallèle avec l’insistance que manifeste le journal à exploiter les indicateurs de détresse économique que nous avons évoquée, comme en atteste ce dernier titre : « La crise du charbon, 30 000 ouvriers réduits au chômage »316.

Rappelons également la propension du Roussillon à mettre en récit les scandales, que nous avons abordé au chapitre I. On retrouve ce même procédé à propos de la crise, avec la parution fréquente d’articles aux titres récurrents. En 1886, au moment de la recomposition ministérielle issue de l’investiture de Freycinet à la tête du gouvernement, Le Roussillon publie quotidiennement pendant une semaine des articles intitulés « Dernières nouvelles de la crise »317, évoquant avec mépris les péripéties de la recomposition. Sur un mode identique, il

313 « Cirse viticole », Le Roussillon, n° 29, 04/02/1902, p. 3. 314 « Saint-André, la crise », Le Roussillon, n° 30, 05/09/1902, p. 3. 315 « Crise ministérielle », Le Roussillon, n° 42, 28/10/1933, p. 3.

316 « La crise du charbons, 30 000 ouvriers réduits au chômage », Le Roussillon, n° 22, 04/02/1920, p. 3. 317 « Dernières nouvelles de la crise » Le Roussillon, n°2, 04/01/1886 - n° 5, 07/01/1886.

publie des articles intitulés « La crise ministérielle »318, lors de la chute du gouvernement

Rouvier, en pleine crise des inventaires.319

A cela s’ajoute enfin un nombre important d’épithètes, attachées tantôt à la République, tantôt à l’état des finances, autant de sonnettes d’alarme, révélatrices de la crise du régime : « L’état critique de nos finances »320 ; « Ruinés par la République »321 ; « La misère et la République »322… ou « Le chômage en France »323 (trois occurrences du 16 décembre 1933 au 6 janvier 1934), pour obtenir un aperçu de la manière dont le journal cherche à opérer cette pénétration de l’idée de crise dans l’imaginaire de son lectorat.

C’est donc à travers l’articulation constante d’articles évoquant des problèmes locaux, manifestations observables par tous de la crise, et d’autres, réalisant une association systématique de la crise au régime, que le journal construit un système rhétorique, qui enracine, d’une part, l’idée que il y a bien une crise, et d’autre part, que celle ci est générée par les abus de la politique gouvernementale.

Contagion parlementaire et permanence de la crise

Enfin, le journal utilise un autre procédé, cette fois non pour faire naitre l’idée de crise, mais pour attester de sa généralisation. Le développement de l’affaire Stavisky est éclairant à ce sujet. L’affaire débute le 25 décembre 1933, lorsque le directeur du crédit municipal de Bayonne, Gustave Tissier, est arrêté pour fraude. Rapidement, l’enquête fait apparaître la connivence de personnalités politiques, telles Dalimier, ministre de la Justice, Gaston Bonnaure, député de la Seine. Cette révélation suscite un émoi dans l’opinion publique, alimenté par les journaux d’opposition, qui en font leurs choux gras.324 Tous en effet s’allient

dans une campagne qui conjugue l’antisémitisme et l’antiparlementarisme, attisé déjà par une certaine instabilité ministérielle, et par plusieurs scandales qui ont eu lieu dans les années qui précèdent (Panama, Oustric, Hanau, etc.). On retrouve alors la compétition entre ces divers

318 Le Roussillon, n° 57, 07/03/1906 – n° 63, 14/03/1906.

319 Portier, Philippe, L’Etat et les religions en France, Une sociologie historique de la laïcité, Rennes, Presses

Universitaires de rennes, 2016.

320 « L’état critique de nos finances », Le Roussillon, n° 32, 8 février 1886, p. 3. 321 « Ruinés par la république », Le Roussillon, n°22, 27/01/1894, p. 2.

322 « La misère et la République », Le Roussillon, n° 23, 28/01/1886, p. 3.

323 « Le chômage en France », Le Roussillon, n°49, 23/12/1933, p. 2, n° 51, 30/12/1933, p. 4, n°1, 06/01/1934,

p. 2.

324 Charlier, Jean-Michel, Montarron, Marcel, Stavisky, Les secrets du scandale, Paris, réédition Éditions

journaux, chacun voulant être le premier à publier un nouveau rebondissement, L’Action Française n’ayant par exemple de cesse de rappeler : « nous avons fait éclater, les premiers, d’ans l’A.F, le pétard suivant : Raynaldi, garde des sceaux, collaborateur de Sacazan, financier véreux. » 325 Sur un ton d’une virulence extrême, ils appellent aux manifestations, qui adviennent le 6 février 1934, provoquant la chute du ministère Daladier tout juste constitué pour mettre un terme à la crise.

Les journaux font une nouvelle fois preuve d’une stratégie discursive bien rodée. Dès le premier numéro de l’année 1934, Le Roussillon prend part à cette campagne, et durant les deux mois qui suivent, il y consacre la quasi totalité de ses articles. Au fil des semaines, les journaux s’attachent à faire apparaitre les liens qu’entretiennent diverses personnalités politiques avec Stavisky, afin de les compromettre. Un article intitulé « Récapitulons » 326 , du 27 janvier 1934, dresse ainsi une « liste de différents ministres et parlementaires, plus ou moins compromis dans l’affaire », dans laquelle se retrouvent Chautemps, Bonnaure, Raynaldy, Bonnet, Malvy, etc. en prenant soin de rappeler à quelle famille politique ils appartiennent (radicaux et socialistes). Cette liste reste ouverte aux nouvelles découvertes, et elle s’étend progressivement, à mesure que le scandale prend de l’ampleur. Le journal abonde également de néologismes associés au nom de Stavisky : « L’union Staviskale »327 ; « la stakiskrapullerie » ; « la compagnie staviskienne » 328 , attachés à au groupe des

parlementaires compromis, hauts placés dans le gouvernement. La méthode est efficace, un martellement ininterrompu, qui contribue également à pérenniser l’idée qu’au gouvernement tout le monde est corrompu, que la crise est en fait celle du régime républicain tout entier.

D’autre part, se développe également avec l’affaire, l’idée que celle-ci n’a rien de nouveau, elle serait simplement la continuité logique du régime parlementaire. Ressurgissent alors les anciens scandales, que les républicains avaient eu beaucoup de peine à laisser derrière eux. On évoque « ce nouveau Panama »329, et on déterre les affaires Hanau (1928) et Oustric (1930), encore tièdes : « Assez de l’oustriconcentration, et du Stavyskartel, et de leur pillage des deniers du contribuable »330 ; « La Staviskanaillerie, cliente de la mère Hanau »331. On voit apparaitre la volonté marquée de créer une continuité dans les différentes crises politiques qui ébrouent la République.

325 Ripouill, Théo, « Ils sont touchés et F…outus ! », Le Roussillon, n°5, 03/02/1934, p. 1. 326 « Récapitulons », Le Roussillon, n°4, 27/01/1934, p. 3.

327 « L’union Staviskale », Le Roussillon, n°4, 27/01/1934, p. 1.

328 Pour les deux références qui précèdent, « A bas les voleurs », Le Roussillon, n°3, 20/01/1934, p. 1. 329« La fin d’un régime », Le Roussillon, n° 2, 13/01/1934, p. 1.

330 Jolly, Pierre, « D’un Jeudi à l’autre », Le Roussillon, n° 6, 10/02/1934 p. 2. 331 « A bas les voleurs », Le Roussillon, n°3, 20/01/1934, p. 1, op. cit.

Ce chapitre entendait donc interroger l’antiparlementarisme manifesté par Le Roussillon. Nous avons dans un premier temps démontré que l’antiparlementarisme était la constante majeure du discours du journal et avons questionné sa nature. Nous avons alors envisagé trois types de critiques convergentes, qui régissent le discours antiparlementaire. Une première critique s’attaque aux fondements de la République. Celle-ci condamnerait le pays à une paralysie politique, l’inconstance des républicains et leurs intérêts personnels faisant obstacle à l’intérêt général. La démocratie est également critiquée dans son principe comme dans son application. Elles sont formulées à l’encontre de la presse par exemple : Le Roussillon accuse les grands quotidiens nationaux d’être soumis à la politique de l’Etat, et de servir les intérêts républicains ; à ce titre, ils n’assumeraient pas la fonction de promouvoir la diversité des tendances politiques dont ils se réclament. De même, la fraude électorale pratiquée par certains les conduit à condamner le principe des élections. Dans ces conditions, les journalistes nationalistes estiment que la démocratie serait une illusion que l’on sert au peuple.

Vient ensuite une critique de la politique menée par le gouvernement. Nous avons pu constater comment la politique militaire et économique menée est jugée désastreuse par les conservateurs du Roussillon. En matière militaire, nous avons vu comment les journalistes tenaient l’armée comme garantie de la grandeur nationale, et qu’à ce titre, ils critiquaient les baisses du budget militaire. Dans notre seconde période, cette question de la grandeur les pousse à considérer la puissance militaire française relativement à celle des puissances étrangères afin de susciter l’urgence d’un sursaut patriotique. Cette critique est associée à une critique de la politique économique, le journal se saisissant de chaque difficultés rencontrés par le régime, autant que des solutions qu’il propose, comme les hausses d’impôts, pour faire enfler le mécontentement populaire.

Enfin une critique d’ordre moral est également présente, et se mêle souvent aux deux premières, touchant aussi bien à l’avidité et à la corruption des parlementaires, qu’à la laïcisation des institutions civiles, facteur de perversion. Nous avons à ce propos interrogé les processus argumentatifs qui la portent, et mis à jour une tendance à générer des archétypes, personnifiant les institutions par des figures emblématiques, comme l’infirmière, l’instituteur ou le juge d’instruction, et à en montrer les travers.

Abordant ensuite ces différents aspects de la critique antiparlementaire dans une perspective chronologique, nous avons révélé un déplacement. En effet, si les critiques ontologiques, liées à la question morale, aux institutions républicaines ou au principe démocratique sont dominantes dans notre première période, la seconde est davantage tournée vers une critique empirique, concernant majoritairement la politique économique. Ce faisant, nous en sommes venus à conjecturer une certaine acceptation de la république, puisqu’elle semble moins remise en cause dans ses fondements durant l’entre-deux-guerres.

Enfin, notre dernier impératif concernait la question de la construction rhétorique de la crise politique. En effet si l’ensemble des questions soulevées précédemment dans ce chapitre concernait le paradigme des rédacteurs du journal, et nous renseignait sur la manière dont ils se représentent la République, notre sujet s’intéresse également aux pratiques littéraires qu’ils utilisent pour faire triompher ce modèle. Nous avons alors montré que Le Roussillon essayait de faire pénétrer l’idée de crise dans l’imaginaire collectif, par une stratégie visant à articuler des articles qui soulignent des manifestations concrètes de la crise, à l’échelle locale, et des articles qui généralisent l’existence de cette crise à l’échelle nationale tout en accusant la république. Ce faisant, nous avons précisément mis à jour un moyen qu’ils emploient afin de convaincre leurs lecteurs.

Chapitre IV