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Dans les pages qui précédent, nous avons usé indistinctement d’articles relevés dans les deux périodes étudiées, selon une approche justifiée en introduction, posant que tous ces articles participent d’une stratégie rhétorique intangible et immuable. De même, l’antiparlementarisme est resté une constante du discours nationaliste. Pourtant, nous avons conscience que cela tend à gommer les légères évolutions qui ont eu lieu au cours du temps. Cette partie va tacher d’y remédier, et nous y identifierons les temps forts de la pensée antiparlementaire développée dans le journal. Plusieurs approches statistiques sont susceptibles de nous éclairer à ce sujet.

Le paradoxe de la représentation statistique de l’antiparlementarisme

En premier lieu, il convient de redonner les chiffres correspondants à la représentation de l’antiparlementarisme sur nos deux périodes. Ente 1886 et 1906, il représente 25,7 % des articles, et entre 1920 et 1934, 24,9 %. Un premier graphique permet d’étudier la représentation du thème antiparlementaire en chaque année, et permet ainsi de mesurer la position critique du journal vis-à-vis du gouvernement au cours du temps.

Graphique 8. Représentation statistique de la thématique "Antiparlementarisme" dans le discours développé par Le Roussillon, (1886 – 1906 ; 1920 – 1934, en %)

Source : 433 articles, soit 25,3 % du corpus global.

Ensuite, le tableur que nous avons mis au point permet de regarder plus en détail, « à l’intérieur » de cette thématique antiparlementaire, afin d’examiner si la nature de l’antiparlementarisme n’a pas évolué, en jouant sur la fréquence d’apparition des « sous- thèmes » définis en introduction de ce chapitre. L’approche par année, comme l’approche par période, sont alors envisageables. Voici les deux graphiques correspondants.

Graphique 9. Structure du discours relatif à la thématique "Antiparlementarisme", en fonction des sous-thèmes abordés par les articles du Roussillon (1886 - 1906 ; 1920 – 1934, en % cumulés)

Source : 433 articles, soit 25,3 % du corpus global. 0.00% 5.00% 10.00% 15.00% 20.00% 25.00% 30.00% 35.00% 40.00% 1886 1890 1894 1898 1902 1906 1920 1923 1927 1931 1934 0% 10% 20% 30% 40% 50% 60% 70% 80% 90% 100% 1886 1890 1894 1898 1902 1906 1920 1923 1927 1931 1934 Autre Moral Institutions civiles Institutionnel Fonctionnel Economique Attaque de parlementaires

Graphique 10. Structure du discours relatif à la thématique "Antiparlementarisme" dans le

Roussillon, en fonction des sous-thèmes abordés par les articles, pour les périodes 1886 - 1906 et

1920 – 1934 (en % cumulés)

Source : 433 articles, soit 25,3 % du corpus global. L’étude de ces graphiques conduit à des interprétations assez paradoxales. En effet, si l’on se réfère seulement aux approches par période, l’écrasante constance semble l’emporter sur les différences. Autant en ce qui concerne la représentation du thème antiparlementaire en général que celle des « sous-thèmes » en son sein, avec deux structures assez similaires. Pourtant, quand on considère les années indépendamment, on peut constater que des évolutions sensibles ont lieu. Cela implique un certain retour critique sur notre méthode et soulève des interrogations.

La première option envisageable consisterait à penser que, lorsque le nombre d’articles traités augmente, la représentation de chaque thématique tend vers une constante (par exemple, pour l’antiparlementarisme dans Le Roussillon cette valeur est proche de 25 %). Cela est une loi probabiliste, mais uniquement dans la mesure où les systèmes de probabilité sont identiques à chaque tirage. En d’autres termes, cela voudrait dire que le journal adopte une répartition des thématiques identique au cours du temps, du moment que l’on considère un nombre d’articles suffisant. Ainsi, on ne pourrait atteindre cette répartition absolue que par une étude de grands ensembles. Dans ce cas, l’approche par période qui est fondée sur un

0% 10% 20% 30% 40% 50% 60% 70% 80% 90% 100% 1886 - 1906 1920 - 1934 Autre Moral Institutions civiles Institutionnel Fonctionnel Economique Attaque de parlementaires

corpus plus large que l’approche « à l’année » disposerait d’une plus grande légitimité statistique.

L’autre explication résiderait dans une tendance intentionnelle du bureau de rédaction à équilibrer les différentes critiques formulées à l’égard de la République, comme si le journal était entièrement conditionné par un paradigme conservateur qui fixerait certains impératifs à ses rédacteurs. En tant que journal royaliste et nationaliste, il serait poussé à aborder certaines problématiques et même à y accorder une importance prédéfinie. Dès lors, lorsque le journal, parce que les événements privilégient le développement d’une thématique en particulier, se concentre durant un temps sur une critique spécifique, l’équipe de rédaction chercherait ensuite, par esprit de système, à « combler son retard » concernant les autres critiques, par la production dans les années qui suivent, d’articles relatifs à ces autres critiques. Cette hypothèse nous semble plausible, mais elle est fortement déterministe et laisse peu de place aux choix individuels des membres du bureau de rédaction du journal. Ceux-ci seraient alors réduits à une fonction de porte-parole d’une idéologie qui les dépasse, conditionnés par elle.

Reste enfin l’option d’une coïncidence : peut-être que les corpus « annuels » choisis aléatoirement pour faire l’objet de ce dépouillement abordaient un contenu différent, mais que l’agrégation en périodes de ces différentes années traitées, a par hasard conduit à équilibrer les différentes thématiques et sous thématiques.

L’ensemble de ces hypothèses ne rend pas pour autant illégitime l’étude de l’évolution du thème antiparlementaire dans le détail des différentes années dépouillées. L’objet de cette partie étant justement de faire apparaître certaines inflexions au sein de la thématique antiparlementaire, nous nous y emploierons en nous référant donc aux deux derniers graphiques présentés.

D’une critique ontologique à une critique empirique ?

Une autre manière d’appréhender l’évolution de l’antiparlementarisme manifesté par le journal repose sur l’étude des sous-thèmes qu’il recouvre. La division des critiques adressées à la République opérée en ce début de chapitre a conduit à polariser ces critiques autour des fondements de la République et de la démocratie d’une part, et autour de la politique gouvernementale d’autre part. Nous avons également fait émerger une critique d’ordre moral de la République, elle aussi d’ordre ontologique, au sens où l’amoralité serait inhérente au régime républicain. Ainsi d’un côté cette critique ontologique, de l’autre une

critique que l’on pourrait qualifier d’empirique. Si l’on regroupe ces critiques dans ces deux catégories, nous pouvons constater un certain basculement.

Entre 1886 et 1906, les critiques ontologiques représentent 67,7 % du corpus antiparlementaire, et les critiques empiriques 32,3 %. La critique ontologique est donc prépondérante pour les royalistes qui combattaient avec véhémence la jeune République. Il semble qu’après-guerre, les choses aient quelque peu évolué, puisque dorénavant Le Roussillon développe davantage une critique adressée à la politique gouvernementale, qu’il s’agisse de la politique économique du régime (dont la part s’accroit dans cette période préoccupée des questions de réparations puis de la crise de 1929), ou du pacifisme de Briand. Ainsi entre 1920 et 1934, les critiques ontologiques sont devenues minoritaires, avec 43,2 % des articles, tandis que les critiques empiriques dominent, avec 56,8 % du corpus.

Cette évolution permet de formuler certaines hypothèses quant à l’acceptation du régime par les conservateurs roussillonnais. Bien entendu, ils continuent à être des adversaires de la République. Leur rattachement à l’Action Française en est évidemment un indicateur. Pourtant, ce déplacement de la critique ne serait-il pas la résultante d’un certain enracinement de la République ?

En 1920, celle-ci jouit déjà de cinquante années d’existence. La laïcisation du régime est acceptée par certains catholiques qui ont rallié la tendance progressiste, ouverte par l’encyclique Rerum Novarum publiée par le pape Léon XIII le 15 mai 1891. 304

L’antiparlementarisme ne fait donc plus l’unanimité chez les catholiques, si bien qu’à la Chambre Bleu Horizon de 1920 siègent Marc Sangnier et quatre autres membres de la Jeune République, mouvement qu’il a fondé après condamnation pontificale du Sillon le 25 août 1910.305

La composition de la chambre d’ailleurs, à laquelle siègent également Daudet et quelques députés ligueurs – sans pour autant qu’ils soient inscrits sur une liste de l’Action Française –, permet également de fournir des éléments d’explication sur cette évolution des critiques. En effet, du moment que l’extrême droite dispose de quelques sièges, la mise en cause du système démocratique est plus difficilement attaquable.306 L’année 1920 est d’ailleurs la seule pour laquelle, au sein des critiques antiparlementaires, aucune ne renvoie à la critique « Fonctionnelle » qui recouvrait les attaques de la démocratie. Si l’on considère

304 Cholvy, Gérard, La religion en France, de la fin du XVIIIe à nos jours, Paris, Hachette 1991.

305 Garrigues, Jean, « Le moment parlementaire », dans Jacques Prévotat, L’Action Française… op cit. 306 Ibidem.

cette critique du fonctionnement de la démocratie comme un marqueur pertinent concernant l’acceptation du régime, l’étude de cette seule thématique va dans le sens de notre hypothèse.

Graphique 11. Représentation statistique du sous-thème "Fonctionnel", sur l'ensemble du corpus relatif à la thématique "Antiparlementarisme" dans Le Roussillon, (1886 - 1906 ; 1920 – 1934, en

%)

Source : 79 articles, soit 5,3 % du corpus global et 18, 24 % du sous corpus « Antiparlementarisme ».

Ce graphique illustre en effet, d’une période à l’autre, une diminution assez sensible de la part des articles qui condamnent le principe démocratique. Plus encore, trois phases se dessinent. Les deux premières années du dépouillement sont elles aussi assez peu portées sur la question démocratique. Cela est assez étonnant, quand on sait la lutte acharnée qui sévit durant les premières années de la République. Un élément d’explication résiderait peut-être dans la mise en perspective avec un autre sous-thème de l’antiparlementarisme, à savoir les questions économiques. 0.0% 5.0% 10.0% 15.0% 20.0% 25.0% 30.0% 35.0% 1886 1890 1894 1898 1902 1906 1920 1923 1927 1931 1934

Graphique 12. Représentation statistique du sous-thème "Economique", sur l'ensemble du corpus relatif à la thématique "Antiparlementarisme" dans Le Roussillon, (1886 - 1906 ; 1920 – 1934, en

%)

Source : 77 articles, soit 5,2 % du corpus global 17, 8 % du sous corpus « Antiparlementarisme ». La symétrie de ces deux graphiques est flagrante. En effet, à l’exception de l’année 1923, chaque année où les critiques fonctionnelles étaient faiblement représentées, les critiques économiques le furent d’autant plus, et réciproquement. Ainsi, il semble que dans les périodes de difficultés économiques, les préoccupations conjoncturelles l’emportent sur les critiques ontologiques. 1886 et 1890 sont des années difficiles.

La période de dépression amorcée en 1873 empira après le krach de l’union générale en 1882, banque fondée par Eugène Bontoux, et soutenue par la droite légitimiste et les milieux catholiques. Les retombées de cette faillite se feront ressentir durant de longues années, autant à travers les développements de l’antisémitisme qu’elle favorise, Rothschild ayant été impliqué dans la chute de la banque, que sur le plan économique.307 Les secteurs de

la métallurgie, l’industrie textile, le bâtiment, furent durement touchés et la France passa du statut de seconde puissance industrielle mondiale, au quatrième rang.308 Sur le plan social, le

monde agricole subit durement la crise, ce qui provoque un exode rural, vécu comme un véritable déracinement, grand thème « fin de siècle ».309

307 Prochasson, Chritophe, « Les années 1980, au temps du Boulangisme », dans Michel Winock, Histoire de

l’extrême droite en France, Paris, Éditions du Seuil, coll. « XXème siècle », 1993, pp. 51 – 82. 308 Bouvier, Jean, Le Krach de l’Unions générale, Paris, Presses Universitaires de France, 1960. 309 Winock, Michel Décadence fin de siècle, Paris, Editions Gallimard, collection « nrf », 2017.

0.0% 5.0% 10.0% 15.0% 20.0% 25.0% 30.0% 35.0% 1886 1890 1894 1898 1902 1906 1920 1923 1927 1931 1934

Il en va de même durant l’entre-deux-guerres. En 1920, à la sortie de la guerre, le pays est évidemment préoccupé de sa reconstruction et l’économie se trouve ainsi au centre des préoccupations. L’année 1923 marque une exception, mais on pourrait une fois encore y voir un effet conjoncturel. A ce moment, le journal est engagé dans une polémique d’ordre local, attaquant certains propos d’Emmanuel Brousse à l’encontre des camelots du roi. De plus, il dénonce avec verve l’inaction des parlementaires vis-à-vis de l’assassinat de Marius Plateau. En 1927, le journal attaque une hausse des impôts, induite par la politique d’austérité de Poincaré. Enfin, les années 1931 et 1934 sont profondément marquées par l’empreinte de la crise mondiale. Ainsi donc, la part des articles consacrés à l’économie dans Le Roussillon est étroitement corrélée à la situation financière du pays.

Nous avons donc identifié deux effets qui semblent affecter la thématique antiparlementaire, et témoignent de certaines évolutions de son contenu. Premièrement, il semble que le journal ait modifié la posture critique qui était la sienne. Attaché à pourfendre les fondations mêmes de la République parlementaire dans la première période, qu’il s’agisse du principe démocratique ou des institutions républicaines, il est dans la seconde période davantage sensible à des sujets contemporains, et développe une critique « empirique ». Ce déplacement est-il à envisager comme la résultante d’une acceptation partielle des principes républicains ? L’hypothèse engage, aussi nous ne trancherons pas hâtivement. Mais cette exploitation statistique irait tout de même dans le sens de cette conjecture.

D’autre part, nous avons pu identifier cette étroite corrélation entre les critiques économiques et les critiques fonctionnelles, les premières éclipsant les autres lorsque leur poids augmente au sein du discours. Ainsi, la nature de l’antiparlementarisme développé par le journal semble évoluer au gré de la conjoncture économique. Nous terminerons ce chapitre, en abordant cette fois une question de forme, renvoyant à la stratégie rhétorique développée par le journal.