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La vérité historique

Deuxième partie

VIII. La vérité historique

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Par toutes ces digressions nous avons voulu démontrer que la religion mosaïque n'a exercé une influence sur le peuple juif que lorsqu'elle fut devenue une tradition.

Sans doute n'avons-nous affaire qu'à des probabilités ; mais supposons que nous ayons acquis une preuve certaine, il ne s'en dégagerait pas moins l'impression qu'en la matière nous avons négligé le facteur quantitatif en tenant compte uniquement, du facteur qualitatif. Tout ce qui a trait à la création d'une religion - et ceci s'applique naturellement aussi à la création de la religion judaïque - est empreint d'un caractère grandiose que toutes nos explications ne suffisent pas à éclairer. Il doit y avoir un autre élément, quelque chose qui comporte peu d'analogie et n'a nulle part

d'équi-valent, quelque chose d'unique qui ne se peut mesurer que d'après ses conséquences et dont l'ordre de grandeur est celui de la religion elle-même.

Essayons d'aborder notre sujet par le côté inverse. Nous comprenons que le pri-mitif a besoin d'un dieu créateur du monde, chef de sa tribu et protecteur personnel.

Ce dieu a sa place derrière les aïeux disparus dont la tradition a conservé quelque souvenir. L'homme des époques plus tardives, celui de notre temps, par exemple, se comporte de la même manière. Lui aussi est resté infantile et, même à l'âge adulte, a besoin de protection, lui aussi sent qu'il ne peut se passer de l'appui de son dieu. C'est là un fait indiscutable, toutefois l'on comprend moins pourquoi il ne doit y avoir qu'un seul Dieu et pour quelle raison le passage de l'hénothéisme au monothéisme prend une aussi formidable importance. Certes, nous l'avons dit déjà, le croyant participe à la grandeur de son Dieu et plus ce Dieu est puissant, plus est efficace la protection qu'il peut assurer. Mais la puissance de Dieu ne présuppose pas son unicité. Un grand nombre de peuples ont eu d'autant plus de considération pour leur dieu que celui-ci régnait sur une plus grande multitude d'autres divinités inférieures.

Ils ne pensaient pas que l'existence de ces autres divinités diminuât la grandeur du dieu principal. En admettant l'universalité de Dieu, l'homme abandonnait en outre un peu de son intimité avec celui-ci qui avait à se soucier de tous les pays et de tous les peuples. Il fallait, pour ainsi dire, partager son Dieu avec des étrangers et se consoler en pensant que l'on était préféré. Notons encore que l'idée d'un Dieu unique implique un progrès dans la spiritualité, toutefois il ne convient pas d'attacher une énorme importance à ce point.

Cependant les croyants ont trouvé un moyen de combler cette évidente lacune dans la motivation. Ils prétendent que si l'idée de Dieu a eu sur les hommes une telle emprise, c'est parce qu'elle émane de la vérité éternelle qui, bien longtemps cachée, est enfin apparue pour balayer tout ce qui existait auparavant. Nous sommes obligés d'avouer que c'est là un facteur proportionné à l'ampleur du sujet autant qu'à celle de ses effets.

Nous serions satisfaits, nous aussi, d'adopter cette solution, toutefois nous nous heurtons à une difficulté. L'argumentation religieuse est basée sur une hypothèse optimiste et idéaliste. Jamais on n'a pu établir que l'intellect humain possédât une aptitude particulière à discerner la vérité ni que l'esprit humain tendît spécialement à accepter la vérité. Nous savons, au contraire, que l'intelligence humaine s'égare très facilement à notre insu et que nous ajoutons aisément foi, sans nous soucier de la vérité, à tout ce qui flatte nos désirs et nos illusions. Voilà pourquoi notre adhésion n'est pas totale. Nous aussi pensons que la solution proposée par les croyants est vraie, mais vraie historiquement et non pas matériellement. Et nous revendiquons le droit de corriger une certaine déformation subie par cette vérité quand elle réapparut.

C'est-à-dire que si nous ne croyons pas à l'existence aujourd'hui d'un Dieu suprême tout-puissant, nous pensons qu'aux époques primitives il y eut un personnage qui dut alors sembler gigantesque et qui, élevé ensuite au rang divin, resurgit dans le souvenir des hommes.

Nous supposions que la religion mosaïque, après avoir été rejetée et en partie oubliée, réapparut plus tard sous la forme de tradition. Nous admettons maintenant que ce processus n'était que la répétition d'un processus antérieur. En apportant au peuple l'idée d'un Dieu unique, Moïse ne lui donnait rien de nouveau et ne faisait que ranimer un événement ancien remontant aux époques primitives de la famille humaine et qui avait, depuis longtemps, échappé à la mémoire consciente des hommes. Mais cet événement avait été si important, avait provoqué ou bien préparé de tels changements dans l'existence des hommes que tout permet de croire qu'il avait laissé dans l'âme humaine une trace profonde, comparable à une tradition.

La psychanalyse des individus nous apprend que les impressions les plus pré-coces, recueillies à une époque où l'enfant ne fait encore que balbutier, provoquent un jour, sans même resurgir dans le conscient, des effets obsédants. Nous sentons qu'il doit en aller de même quand il s'agit des événements les plus précoces vécus par l'humanité. L'un des effets dus à ces événements serait justement l'apparition du concept d'un seul Dieu tout-puissant ; il s'agit là, il est vrai, d'un souvenir déformé mais malgré tout réel. Ce concept possède un caractère obsédant et il faut se contenter d'y ajouter foi. Dans la mesure où il est déformé, on peut l'appeler démence ; dans la mesure où il apporte quelque lumière sur le passé on doit l'appeler vérité. La démence des psychopathes elle-même renferme une parcelle de vérité et la conviction du malade s'établit sur cette parcelle pour au-delà se répandre sur toute la construction démentielle.

Ce qui va suivre n'est qu'une répétition à peine modifiée de mon premier exposé.

En 1912, j'ai essayé dans a Totem et Tabou » de reconstituer la situation ancienne dont découlèrent toutes ces conséquences. Dans ce but, j'ai utilisé certaines réflexions théoriques de Charles Darwin, d'Atkinson et surtout de Robertson Smith en les combinant avec certaines découvertes et certaines suggestions de la psychanalyse. A Darwin, j'empruntai l'hypothèse suivant laquelle les hommes avaient originairement vécu en petites hordes, dont chacune était soumise à l'autorité tyrannique et brutale d'un mâle plus âgé qui avait réduit à merci des jeunes hommes dont certains étaient ses fils, ou s'était débarrassé d'eux. J'adoptai la description donnée par Atkinson de la fin du régime patriarcal : les fils révoltés se liguèrent contre leur père, le vainquirent puis le dévorèrent en commun. Me basant sur la théorie du totem de Robertson Smith, j'admis que le clan totémique des frères succéda à la horde du père. Afin de vivre en paix, les frères victorieux renoncèrent aux femmes pour lesquelles cependant ils avaient assassiné leur père et édictèrent l'exogamie. La puissance paternelle ayant aussi été brisée, les familles s'organisèrent d'après le droit matriarcal. L'ambivalence des fils à l'égard de leur père persista au cours de toute l'évolution ultérieure. En lieu et place du père, un certain animal fut choisi comme totem, considéré comme l'an-cêtre, l'esprit protecteur, et il fut interdit de lui faire du mal ou de le tuer. Toutefois, une fois l'an, tout le clan s'assemblait pour un festin où l'animal totem, révéré en général, était mis en pièces et dévoré en commun. Personne n'était autorisé à

s'abs-tenir de participer à ce festin qui était une répétition solennelle du meurtre du père, meurtre qui avait marqué le début d'un nouvel ordre social, d'une nouvelle loi morale et d'une nouvelle religion. Plusieurs auteurs ont, avant moi, été frappés de la relation qui existe entre le festin totémique de Robertson Smith et la communion chrétienne.

Je continue présentement à m'en tenir à cette façon de considérer les choses. On m'a maintes fois véhémentement reproché de n'avoir pas, dans les récentes éditions de mon oeuvre, modifié mes opinions, puisque de modernes ethnographes, avec un ensemble parfait, ont rejeté les théories de Robertson Smith pour les remplacer par d'autres entièrement différentes. A cela je réplique que tout en étant bien au courant de tous ces soi-disant progrès, je ne suis convaincu ni de leur bien-fondé ni des erreurs de Robertson Smith. Contester n'est pas nécessairement réfuter et innover ne signifie pas toujours progresser. Et surtout je ne me donne pas pour ethnographe, mais pour psychanalyste et j'étais en droit de tirer de données ethnographiques ce dont j'avais besoin pour mon travail psychanalytique. Les travaux du génial Robert-son Smith m'ont fourni de précieux points de contact avec le matériel psychologique de l'analyse en même temps que des suggestions pour utiliser ce matériel. Je n'en saurais dire autant des travaux de ses contradicteurs.

Moïse, son peuple et le monothéisme : deuxième partie

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