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Le progrès dans la spiritualité

Deuxième partie

IV. Le progrès dans la spiritualité

70 Voir Frazer, l. c.

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Pour continuer d'exercer sur un peuple quelque action psychique, il ne suffit pas, c'est évident, de lui affirmer qu'il a été spécialement choisi par Dieu. Il faut aussi, d'une manière quelconque, le lui prouver si l'on tient à ce qu'il y ajoute foi et à ce qu'il tire des conséquences de cette croyance, Dans la religion de Moïse, ce fut l'Exode qui servit de preuve. Dieu ou en son nom Moïse ne se lassaient jamais de faire état de cette marque de faveur. C'est pour commémorer cet événement que fut instituée ou plutôt modifiée la fête de Pâques. Mais il ne s'agissait plus que d'un souvenir, l'Exode lui-même appartenait à un lointain passé. À l'époque qui nous intéresse les preuves de la faveur divine étaient devenues bien rares et les événements dénotaient plutôt une disgrâce. Les peuples primitifs avaient accoutumé de déposer, voire même de châtier leurs dieux quand ceux-ci ne leur accordaient pas la victoire, le bonheur et le bien-être. Les monarques ont, de tout temps, été traités de la même façon que les dieux, ce qui témoigne en faveur d'une ancienne identité, d'une origine commune. Les peuples modernes aussi chassent leurs souverains quand la splendeur des règnes vient à être ternie par des défaites qui entraînent des pertes de territoires et d'argent. Par quel miracle alors le peuple d'Israël, si rigoureusement traité par son Dieu, persista-t-il cependant à lui montrer tant de soumission? C'est là un problème que nous sommes obligés de laisser sans solution pour le moment.

Tout ceci nous incite à rechercher si la religion de Moïse n'a pas donné au peuple autre chose qu'un accroissement de sa confiance en lui-même au travers de son sentiment d'être préféré par Dieu. Et cette autre chose est vraiment facile à déceler . leur religion a donné aux Juifs une idée plus grandiose de la divinité ou, plus exacte-ment, l'idée d'un Dieu plus grand, Quiconque croyait en ce Dieu devait, de quelque manière, participer à sa grandeur et pouvait s'en trouver élevé. Ce fait ne manquera pas de surprendre les incrédules, mais peut-être un rapprochement leur fera-t-il mieux comprendre ce sentiment : prenons, par exemple, un sujet britannique et supposons qu'une quelconque révolution vienne à éclater dans le pays étranger où il se trouve.

Cet homme ne s'inquiétera pas, contrairement à tout ressortissant d'un petit État continental. C'est que le sujet britannique sait que si l'on se permettait de toucher à un seul de ses cheveux, son gouvernement enverrait un navire de guerre. Cela, les émeutiers ne l'ignorent pas non plus. Au contraire, le petit État, lui, ne possède aucun navire de guerre. Le sujet britannique est fier de la puissance de son empire, mais cette fierté tient aussi à un sentiment de sécurité, à la certitude d'une protection dont jouit tout sujet du Royaume-Uni. Il en est de même, sans doute, quand il s'agit de la conception d'un Dieu sublime et comme on ne saurait prétendre à aider Dieu dans son gouvernement du monde, la fierté de sa grandeur va de pair avec le sentiment d'avoir été « élu ».

L'une des lois mosaïques a plus d'importance qu'on ne lui en attribue tout d'abord.

C'est l'interdiction de se faire une image de Dieu, c'est-à-dire l'obligation d'adorer un dieu invisible. Je présume que Moïse a dû, sur ce point, être plus strict encore que la religion d'Aton. Peut-être ne cherchait-il qu'à être logique, sa Divinité ne devait avoir ni nom ni visage. Peut-être s'agissait-il là d'une nouvelle mesure de protection contre d'illicites pratiques magiques. Mais une fois cette interdiction admise, elle avait certainement d'importants effets, à savoir : une mise à l'arrière-plan de la perception sensorielle par rapport à l'idée abstraite, un triomphe de la spiritualité sur les sens ou plus précisément un renoncement aux instincts avec tout ce que ce renoncement implique au point de vue psychologique.

Afin de rendre plus plausible ce qui, à première vue, ne semble pas convaincant, faisons appel à certains phénomènes de caractère analogue survenus au cours du développement de la civilisation humaine. Le plus ancien et peut-être le plus impor-tant d'entre eux se perd dans la nuit des temps, et cependant ses surprenantes consé-quences nous contraignent à en postuler la réalité. Chez nos enfants et chez les adultes névrosés, comme chez les primitifs, nous retrouvons le phénomène mental que nous avons appelé « croyance en la toute-puissance de la pensée ». Il s'agit là, à notre avis, d'une surestimation de l'influence que nos facultés mentales - les facultés intellectuelles dans le cas présent - sont capables d'exercer sur le monde extérieur en le modifiant. Toute la magie, prédécesseur de la science, repose sur cette croyance.

Toute la magie des mots découle de cette foi en la toute-puissance de la pensée comme aussi la conviction du pouvoir lié à la connaissance et à l'énonciation de quelque nom. Nous estimons que « la toute-puissance de la pensée » exprimait le prix que l'homme attachait au développement du langage qui amena de si extraordinaires progrès des activités intellectuelles. C'est alors que s'établit le règne nouveau de la spiritualité à partir duquel les concepts, les souvenirs, les déductions, prirent une importance décisive au contraire des activités psychiques inférieures relatives aux perceptions sensorielles immédiates. Ce fut certainement là, sur la voie du devenir humain, l'une des étapes les plus importantes.

Un processus plus tardif se présente à nous sous une forme bien plus tangible : sous l'influence de conditions extérieures qu'il ne nous appartient pas d'étudier ici et qui d'ailleurs ne sont pas toutes bien connues, une organisation patriarcale de la société succéda à l'organisation matriarcale, ce qui naturellement provoqua un grand bouleversement des lois alors en vigueur. Il nous semble percevoir comme un écho de cette révolution dans l'Orestie d'Eschyle. Mais ce bouleversement, ce passage de la mère au père a un autre sens encore . il marque une victoire de la spiritualité sur la sensualité et par là un progrès de la civilisation. En effet, la maternité est révélée par les sens, tandis que la paternité est une conjecture basée sur des déductions et des hypothèses. Le fait de donner ainsi le pas au processus cogitatif sur la perception sensorielle fut lourd de conséquences.

Entre les deux faits que nous venons de citer s'en produisit un jour un autre, apparenté surtout à celui que nous avons étudié dans l'histoire des religions. L'homme

se vit amené à reconnaître l'existence de forces « spirituelles », c'est-à-dire de forces que les sens, et singulièrement la vue, ne peuvent saisir et qui ont cependant des effets indéniables et même extrêmes. Si nous nous en référons au langage, c'est le déplacement de l'air qui fournissait une image de la spiritualité, puisqu'en effet l'esprit emprunte son nom au souffle d'air (animus, spiritus et, en hébreu, ruach-fumée).

Ainsi naquit l'idée d'une âme, principe spirituel de l'individu. Ce souffle d'air, l'obser-vation le retrouva dans la respiration de l'homme, laquelle ne cesse qu'à la mort.

Aujourd'hui encore nous disons d'un mourant qu'il rend le dernier soupir. C'est ainsi que s'ouvrit à l'homme le royaume de l'esprit. L'âme qu'il avait découverte en lui-même, il fut disposé à la prêter à toute la nature. L'univers tout entier se trouva pourvu d'une âme et la science, qui naquit bien plus tard, eut fort à faire pour dépos-séder de cette âme une partie du monde, tâche qui n'est pas encore achevée aujourd'hui.

Grâce à l'interdiction mosaïque, Dieu fut porté à un échelon plus élevé de la spiritualité et une porte s'ouvrit devant ces nouvelles modifications du concept de Dieu dont nous parlerons par la suite. Occupons-nous, auparavant, d'une autre de ses conséquences. Tout progrès de la spiritualité a pour effet d'accroître la confiance en eux-mêmes des individus, de les rendre orgueilleux, de telle sorte qu'ils finissent par se croire supérieurs à ceux qui subissent encore le joug de la sensualité. Nous savons que Moïse inculqua aux Juifs la fierté de se croire un peuple élu ; grâce à la déma-térialisation de Dieu, un nouveau joyau s'ajouta encore au trésor secret de ce peuple.

Les Juifs continuèrent à s'intéresser aux choses spirituelles, les malheurs politiques de leur nation leur apprirent à apprécier à sa juste valeur le seul bien qui leur restât : leurs documents écrits. Immédiatement après la destruction par Titus du Temple de Jérusalem, le rabbin Jochanaan ben Sakkai demanda l'autorisation d'ouvrir à Jahné la première école consacrée à l'étude de la Thora. Désormais ce furent les Livres Sacrés et leur étude qui empêchèrent ce peuple dispersé de se désagréger.

Tous ces faits sont généralement connus et admis. J'ajouterai seulement que cette si caractéristique évolution des Juifs fut due à l'interdiction formulée par Moïse d'adorer Dieu sous une forme visible.

La préférence accordée par les Juifs, pendant environ deux mille ans, aux efforts spirituels, eut naturellement certains effets : elle provoqua une atténuation de la brutalité et de la violence qu'on rencontre habituellement là où le développement athlétique est devenu un idéal populaire. Il ne fut pas permis aux Juifs d'accéder à cette harmonie entre activités spirituelles et physiques que réalisèrent les Grecs. Dans ce conflit, ils optèrent du moins pour ce qui était le plus important du point de vue culturel.

Moïse, son peuple et le monothéisme : deuxième partie

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