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B) Le concept de vérité-utilité

3) Vérité et sémantique : une métaphysique désamorcée ?

L’usage 3) de la vérité se rapproche fortement de la conception frégéenne139 et de la sémantique tarskienne qui pose l’équivalence entre fait et énoncé vrai : énoncer « p est vrai » revient tout simplement à énoncer « p ». L’équivalence que prône la théorie décitationnel semble être une tautologie dont on ne saisit pas toujours bien les usages anti-correspondantistes que Rorty peut en tirer. Toutefois, ce schéma d’équivalence implique un puissant rejet de toute propriété substantielle que recouvrerait le terme de « vrai » : dire que « p » est vrai revient

137 Engel, Pascal, Rorty, Richard, À quoi bon la vérité ?, p. 26, note 1. Geach, Peter, « assertion »

Philosophical Review, 1962.

138 Structure logique d’un modus ponens : !,  !  →  !  ∶  !  

139 Frege pensait toutefois que la vérité, bien qu’indéfinissable, était une propriété substantielle de nos assertions.

tout simplement à asserter p. « Vrai » ne dénote ici aucune autre propriété que l’assertion elle-même. Ce terme n’a donc qu’un usage sémantique que l’on peut mettre sur le même plan que certains opérateurs logiques tels que « et », « ou », « ne…pas »140. Cette conception qu’on appelle parfois « déflationniste » ou « redondantiste », propose ainsi une élimination des problèmes métaphysiques qui se rattachent au concept de vérité en proposant une interprétation purement sémantique. Cet usage s’applique à des phrases en tant qu’instrument de décitation, mais ne s’applique pas au contenu même des propositions : nous pouvons décharger ainsi de toute notion métaphysique le terme « vrai » en le réduisant à son simple usage décitationnel. Cet usage installe simplement un dispositif nous permettant de parler de nos énoncés, de les approuver, ou de les rejeter mais en aucun cas à désigner un monde objectif, une réalité absolue qui transcenderait les approbations qui ont lieu au sein de notre communauté. À l’égal des simples connecteurs logiques, la vérité ne désigne pas plus un idéal ou un but qu’il faudrait atteindre : elle est simplement un instrument, d’où l’idée de « vérité- utilité », nous permettant d’asserter des croyances et de les évaluer141. Les débats entre réalisme et idéalisme n’ont dès lors aucun espoir de fonder une quelconque définition « épaisse » de la vérité, car ils présupposent déjà un sens minimal de « vrai » qui repose sur l’équivalence entre la phrase et son contenu : il n’y a donc pas d’assertion sur la nature du vrai qui ne soit pas circulaire. Mais s’il n’y a réellement que ce sens minimal à chercher dans le prédicat « vrai », dire que certaines théories scientifiques sont vraies au sens déflationniste ne signifie rien d’autre que nous les acceptons comme telles : il n’y a pas à se demander si les énoncés scientifiques, tels que « les neutrons sont les composants élémentaires de 140 Engel, Pascal, La vérité, p. 36.

la matière », renvoient à des entités réelles ou arbitraires. « Vrai » renvoie tout simplement au contenu de nos assertions sans désigner une entité extérieure. On peut toutefois résister à cet usage par les deux arguments suivants que propose Pascal Engel en s’inspirant de Crispin Wright142: d’une part, assimiler la vérité à la simple assertion n’est pas toujours évident, car nous pouvons dans certains cas faire une assertion au moyen d’un énoncé sans considérer que l’énoncé est vrai, ce qui donne le paradoxe de G.E Moore143: « je crois p, mais p n’est pas vrai », par exemple, affirmer qu’il pleut, mais croire que cela n’est pas vrai. L’énoncé n’est pas stricto sensus absurde, mais cela contredit pragmatiquement un usage courant : lorsque nous affirmons une croyance, c’est que nous croyons qu’elle est vraie. S’il est cependant possible de concevoir un énoncé que l’on peut asserter sans croire qu’il est vrai, il faut bien distinguer l’assertion en elle-même et les raisons qui nous poussent à y croire. Il y a donc bien un lien non réductible entre croyance et vérité : les croyances sont des états mentaux qui ont un certain contenu factuel rendu vrai ou faux par l’état des choses. Or, si une croyance est « vraie » ou « fausse » par rapport à ce que le monde contient, il n’est alors pas superflu d’ajouter le terme de « vrai » à nos croyances, puisqu’on peut très bien croire une chose sans que cela soit vrai si la réalité dément le contenu de notre croyance. Dans nos usages courants, nous sentons intuitivement que les énoncés « Robespierre est mort en 1794 » et « il est vrai que Robespierre est mort en 1794 » ne sont pas strictement identiques. Dans le premier cas, on peut tout à fait émettre une simple hypothèse qui doit être vérifiée par les historiens ; dans le deuxième, la croyance est en quelque sorte garantie par un ensemble de contraintes factuelles qui peuvent être convoquées si nous demandons les raisons

valables de cette assertion. Le lien non réducteur entre assertion, croyance et vérité, nous guide ainsi vers une intuition correspondantiste. D’autre part, si nous ne croyons pas n’importe quoi et n’importe comment, il faut alors des raisons pour croire ceci ou cela. Toute la question consiste à savoir si ces raisons sont de « bonnes » ou « mauvaises » raisons, ce qui n’est jamais trivial. Si le déflationniste persiste à soutenir qu’on juge un énoncé « vrai » simplement parce qu’on l’asserte, il faut regarder de plus près les raisons pour lesquelles nous avons cherché à produire cette assertion : si par « raisons » nous entendons de « bonnes raisons », c’est-à-dire, ce qui justifie objectivement et rationnellement telle ou telle croyance, alors la notion de vérité contient une dimension normative qui est implicite dans le simple schéma décitationnel. Le prédicat « vrai » ne recouvre ainsi pas simplement les énoncés que notre communauté a l’habitude de citer ou de déciter : il implique une norme épistémique de l’assertion et de la croyance144. La version correspondantiste peut alors légitimement refaire surface : une des normes permettant de justifier nos assertions, c’est l’adéquation de nos croyances aux objets qu’elles sont censées représenter. Nos assertions et nos croyances visent la vérité en cherchant à s’ajuster au monde. Bien entendu, nous pouvons mentir ou nous tromper, mais ces cas sont rendus possibles par le but premier des assertions qui est de chercher le vrai : si nous sommes facilement crédules, c’est bien parce que nos assertions visent a priori la vérité145. En cherchant à évacuer toute métaphysique, le schéma d’équivalence réintroduit en sous-main la norme aléthique qui régule le but de nos assertions et de nos croyances. La seule manière d’éviter la théorie correspondantiste est de nier que nos assertions visent des

147 Ibid.

normes absolues, mais seulement des normes relatives à notre auditoire : ce qui nous ramène à l’usage 2) dit « circonspect » du mot « vrai ».