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C) Vérité et justification

2) Vers une fin de la Vérité ?

Rorty se contredirait s’il cherchait à changer nos usages courants du terme « vrai » : c’est au contraire les discours constructifs à propos de la vérité qu’il cherche absolument à éviter. En réponse à cette objection, Rorty précise que l’usage circonspect de la vérité n’introduit pas une distinction entre de l’humain (nos croyances, nos intérêts, nos valeurs etc.) et du non-humain (la réalité en soi, l’a priori, la vérité absolue etc.) ; cet usage introduit la simple possibilité que les croyances justifiées des êtres humains pourront être révisées dans le futur s’il s’avère qu’une communauté propose de meilleures croyances150. « Vrai » n’est qu’un prédicat permettant de marquer la surenchère de nos croyances contre celles des autres151. Au sujet de cet usage circonspect de la vérité, Rorty ajoute ceci :

« D’un point de vue pragmatiste, lorsqu’on dit que ce qu’il est pour nous actuellement rationnel de croire peut ne pas être vrai, c’est comme si l’on disait que quelqu’un peut toujours se présenter avec une meilleure idée. Autrement dit, il y a toujours de la place pour une croyance meilleure, puisqu’une nouvelle preuve, de nouvelles hypothèses, ou un vocabulaire entièrement neuf, peuvent toujours se faire jour. Pour les pragmatistes, le désir d’objectivité ne se confond pas avec le désir de se soustraite aux limitations de sa communauté ; il s’agit simplement du désir d’une entente intersubjective aussi étendue que possible, du désir d’étendre la référence du « nous » aussi loin que nous pouvons.152»

150 Ibid., p.67-68

151 Rorty parle parfois d’une valeur d’ « avertissement » du mot « vrai », Voir « Réponse à Hilary Putnam » in Lire Rorty, p. 248.

Rorty insiste ici sur la dimension sociale et communautaire de tout discours sur la vérité et sur les règles concernant l’objectivité de nos croyances. On retrouve un esprit similaire dans le « consensus idéal » de Popper, ou bien avec « la communauté idéalement libre » de Habermas. Rorty s’en distingue clairement en éliminant la dimension objectiviste de Popper en termes d’accord idéal et l’idée chez Habermas d’une convergence rationnelle dans la conversation. En effet, si chez ce dernier la conversation vise nécessairement un accord et un consensus rationnel qui, une fois atteint, met un terme à la conversation, Rorty pense que cette attitude est une trahison contre le seul appui qui peut nous offrir de nouvelles idées. Une croyance actuelle que l’on tient pour rationnelle peut toujours en droit être révisable si une meilleure croyance peut se présenter. Cela concerne nos vérités les plus élémentaires tout comme les vérités supposées a priori153. Toutefois, comment une nouvelle croyance peut-elle être jugée meilleure s’il n’y a pas de critères rationnels qui transcenderaient nos simples approbations ou de réalité à laquelle se référer ? Pour dire qu’une croyance est meilleure qu’une autre, il faut au moins avoir quelques notions objectives de ce qu’est une bonne ou une mauvaise croyance. Il semble que ce choix soit toujours pour Rorty le produit d’une contrainte « intersubjective », c’est-à-dire, concernant l’accord de principes entre plusieurs individus sur des critères non-transcendants. Bien que séduisante par un prétendu rejet de l’a priori, l’intersubjectivité telle qu’elle est esquissée par Rorty n’apporte aucun soutien à l’argument, car elle présuppose les principes qu’elle est censée rejeter : si A se met d’accord avec B au sujet de la nature de p, cela présuppose, d’une part, 1) que nous pouvons en droit nous référer aux mêmes 153 Quine W.V.O. a ainsi montré que même les énoncés a priori étaient révisables. Voir « deux dogmes de l’empirisme » Du point de vue logique, Neuf essais logico-philosophiques, trad. Sandra Laugier et alii, Paris, Vrin, 2003.

objets, c’est-à-dire, partager un monde objectif qui est le garant de toutes nos assertions vraies ; d’autre part, 2) l’intersubjectivité implique qu’il y ait un but commun, par exemple, la recherche de la vérité, qui soit universellement partagé afin que la discussion ait un sens. Si le pragmatisme de Rorty ne répudie pas à conserver le terme d’ « objectivité », il en change à nouveau son usage habituel : l’ « objectivité» n’est plus la manifestation d’un critère surplombant toutes les communautés humaines, mais une simple présomption fondée sur des valeurs intersubjectives. C’est par ce moyen que Rorty entend rattacher l’objectivité à la solidarité. Pour qu’un énoncé soit fondé autrement que socialement, il faudrait qu’il existe un quelconque a priori qui serait imposé soit par la « réalité », soit par la nature des facultés du sujet connaissant. Or, l’intuition de ces entités a priori n’est pas de l’ordre du connaissable pour un pragmatiste. Donc, l’objectivité permettant d’établir la vérité d’un énoncé ne peut pas être fondée sur de l’universel. La justification d’une thèse ou d’un énoncé « vrai » n’est rien d’autre qu’un phénomène social et non une opération qui met le « réel » en jeu154 : la seule contrainte contingente est celle qui nous serait opposée par un autre groupe avec d’autres valeurs. La « vérité » ne désigne rien d’autre qu’un usage culturel qui a lieu dans la conversation : elle n’est qu’un vocabulaire parmi d’autres que nous valorisons parce que nous y prenons beaucoup d’intérêt et de passion, mais nous pourrions très bien nous en débarrasser si nous estimons que cela en vaut la peine, tout comme nous pouvons ne pas l’ériger en une valeur suprême155. Néanmoins, Rorty semble encore faire une pétition de principe à propos du fait que la vérité, étant une entité inaccessible, ne peut pas être le but de nos 154 Rorty, Richard, L’homme spéculaire, p. 20.

155 Paul Veynes semble tenir une thèse similaire : « cela fait d’abord un drôle d’effet de penser que rien n’est ni vrai ni faux, mais on s’y habitue rapidement, et pour cause : la valeur de la vérité est inutile […] la vérité est le nom que nous donnons à nos options dont nous ne démordrions pas. […] [les nazis] disaient qu’ils avaient raison […] nous aurions pu leur rétorquer qu’ils se trompaient mais à quoi bon ? Ils n’étaient pas sur la même longueur d’ondes que nous. » Les grecs ont-ils cru à leurs mythes, 1986, p. 137.

recherches. En effet, Bernard Williams relève avec pertinence que Rorty transforme lui-même la vérité la plus banale en une Vérité métaphysique, en jouant sur les majuscules polémiques, qui, nécessairement, devient un objet inconnaissable ou trop vague pour être la norme de nos enquêtes156. Sous des aspects démystificateurs, Rorty est lui-même l’auteur des mythes qu’il combat. Il n’y a pas besoin de croire en une réalité transcendante, ou un ciel des Idées, pour voir que nos énoncés les plus triviaux visent intrinsèquement la vérité. La « vérité » est une norme conceptuelle qui régule nos assertions et en aucun cas exprime la moindre adhésion à une entité métaphysique ; si nous définissons le terme de « norme » au sens de « règle constitutive d’une pratique », nous ne voyons pas en quoi introduire la vérité comme norme distinguant les croyances justifiées avec la réalité objective exprimerait une contrainte métaphysique ou morale157. Il est d’ailleurs étonnant que ni Rorty, ni les philosophes dit « négateurs » ou « vériphobes »158, ne relèvent ces usages tout à fait banals lorsqu’ils dédaignent le concept de « vérité ». Néanmoins, un problème reste encore irrésolu : si la « vérité » peut être réduite à la simple « garantie intersubjective au sein d’une communauté », sommes-nous pour autant autorisés à confondre vérité et justification ?