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Unité du corps et de l’esprit dans l’expérience mystique

L’Incarnation, qui restaure dans le Christ l’unité du composé humain, âme et corps44,

opère également en nous cette réunification par notre union au Verbe incarné glorieux, manifeste entre autres dans l’expérience mystique (287). Ce serait donc un préjugé infondé que les mystiques ont en général un dédain du corps et que leur ascèse en vise l’anéantissement. Le mystique chercherait plutôt à vaincre l’attachement à soi-même (aux plaisirs sensuels ou à la recherche de jouissances spirituelles) et s’emploierait à la restauration complète de la sensibilité45 (278-79) « matérialisée » par le péché originel46 et donc limitée,

selon A. Stolz (1900-1942†), à son objet propre47. Cette sensibilité, une fois restaurée,

participerait à la béatitude de l’esprit dont la vision divine rejaillit sur la corporalité tout entière (282). Le dualisme est alors brisé par une simplification et une purification de l’être redevenu à l’image d’un Dieu simple, sans composition ni forme48. Au terme de l’itinéraire

spirituel, décrit Grégoire de Nysse, l’état premier et charnel du désir, de l’élan et de l’énergie humaine sont spiritualisés. Comme tout l’être participe alors à la louange de l’expérience unitive49, la distinction entre les différents centres de perceptions s’amenuise et semble se

fondre entre eux50.

43 La question de la souffrance sera étudiée au chapitre 5, mais voyons ce qu’il en est pour l’instant de sa vie

divine unie à notre humanité.

44 L’anthropologie bipartite héritée de l’aristotélisme, à laquelle a adhéré assez largement la Tradition de

l’Église, manque de précision pour rendre compte d’une réelle progression de la divine en notre nature

humaine. Voir notre perspective critique au chapitre 6.2.

45L.-M. de SAINT-JOSEPH étudie en particulier la doctrine de Jean de la Croix dans Cantique spirituel, A 39, Paris,

Seuil, p. 901, rapporté dans PHDD (279).

46 Le chapitre 4 ne situera pas, selon la doctrine de Brune, le premier péché dans une perspective historique

ayant des répercussions sur l’ensemble de l’humanité, mais il élabore une lecture typologique d’Adam et de sa chute.

47 STOLZ, Théologie de la mystique, trad. française Chevetogne, 1939, rapporté dans PHDD (282).

48 J. GAÏTH, La conception de la liberté chez Grégoire de Nysse, Paris, Vrin, 1953, pp. 186 & 198, rapporté dans

PHDD (282-83).

49 A. de FOLIGNO, Le livre de l’expérience des vrais fidèles, Paris, Droz, 1927, pp. 48, 58, 70-71 & 94-95, rapporté

dans PDHH (280-81).

2.3.1 La doctrine des sens spirituels

À ce titre, la doctrine des sens spirituels par lesquelles l’immatériel, le pur esprit, peut être réellement perçu par la totalité de la personne, suppose une perception directe du divin par l’esprit humain (281). En distinguant une première série de phénomènes mystiques faisant appel aux perceptions ordinaires qui ne consistent pas en une saisie directe de Dieu (visions, parfums, sensations, paroles, etc.), Brune en relève une seconde où Dieu est l’objet direct de la perception humaine. Lors des expériences de cette catégorie, le corps et sa sensibilité entrent en véritable relation avec le divin par une osmose harmonieuse entre les principes matériel et spirituel de l’être humain. Les réalités extérieures auxquelles participe le ou la mystique ne sont, selon Vladimir Lossky, ni sensibles ni intelligibles, mais puisqu’elles transcendent ces dimensions limitées, elles sont perçues par la personne tout entière et non par une seule de ses facultés51. C’est d’ailleurs cette participation du sensible au suprasensible qu’expriment les

traits physionomiques des visages des personnages iconographiques (284).

2.3.2 Dieu perçu comme feu et lumière

Le témoignage de mystiques chrétiens et non chrétiens, et même de plusieurs survivants d’expérience de morts imminentes (EMI) nous apprend que les abondantes données scripturaires illustrant la présence de Dieu sous la forme de feu ou de lumière ne doivent pas s’entendre de manière strictement analogique. C’est effectivement sous ces deux formes que Dieu se laisse le plus souvent percevoir par les sens spirituels : un feu d’amour qui ne brûle pas, mais transforme le mystique en ce même brasier d’amour, éliminant peu à peu les scories, comme l’or que l’on purifie dans le brasier. Ou alors une lumière d’une blancheur éclatante et douce, non localisable, toute différente des lueurs de la Terre, dont la perception n’est possible, une fois de plus, que sous un mode participatif à la transcendance même de Dieu. Ces témoignages, dont l’authenticité se vérifie en partie par la croissance spirituelle et l’avancement en sainteté de leurs voyants, attestent de la capacité de Dieu à investir réellement le monde matériel, non en l’éliminant, mais en le transfigurant (290-306).

2.3.3 La transfiguration comme clé du mystère christique

Suite à la réflexion théologique pour établir la pleine divinité et la pleine humanité du Christ appuyé par l’expérience des Pères du désert qui se sont laissé atteindre par le divin jusque dans leur propre chair, l’événement de la transfiguration est apparu non seulement comme prémisses de la Résurrection du Christ, mais aussi comme signe de notre gloire à venir. À partir du Ve siècle, fresques, mosaïques et fêtes se multiplient peu à peu pour

souligner cette conviction (311). Jean Damascène (676-749†), grand théologien de la transfiguration au XIIIe siècle, en parle en ces termes :

« Aujourd’hui a été vu ce qui est invisible aux yeux humains : un corps terrestre, rayonnant de splendeur divine, un corps mortel, versant la gloire de la divinité. Car le Verbe s’est fait chair et la chair Verbe, bien que celui-ci ne soit pas sorti de la nature divine. Ô miracle surpassant toute intelligence! Car la gloire n’est pas venue vers le corps du dehors, mais de l’intérieur, de la divinité supradivine du Verbe de Dieu, unie au corps selon l’hypostase, de manière ineffable. Comment les immiscibles sont-ils mélangés et demeurent-ils sans confusion? Comment les incompatibles concourent-ils en un seul, et ne sortent-ils pas des conditions propres de leur nature? C’est là l’action de l’union selon l’hypostase… les choses humaines deviennent celles de Dieu, et les divines celles de l’homme, par le mode de la communication mutuelle, et de l’interpénétration sans confusion de l’une dans l’autre, et de l’union extrême selon l’hypostase. Car il est un seul, celui qui est Dieu éternellement, et qui, plus tard, est devenu homme. »52

L’humanité du Christ qui jouit depuis sa création de l’influx divin par une forme de compénétration, en laisse jaillir extérieurement la gloire, à travers toute sa corporalité, à l’occasion de sa transfiguration. Mais comme le dit Damascène, elle demeure telle qu’elle a toujours été; ce sont les yeux des apôtres qui sortent de leur aveuglement et s’ouvrent à la réalité de ce qui est. Il est admis par plusieurs que si Jean l’évangéliste ne parle pas de la transfiguration dans son récit, c’est qu’il considère la gloire finale de la résurrection présente tout au long de son existence, depuis sa conception même. La croix étant pour lui l’expression par excellence de cette Vie d’amour (312-20).