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L’étude du Mémoire d’Olivi laisse poindre les insuffisances de l’approche de Joseph Joblin. Le problème vient essentiellement du fait qu’il analyse les choses a posteriori, à partir d’une grille de lecture qui n’était pas encore celle des membres. De fait, il ne tient pas suffisamment compte de l’approche socio-doctrinale qu’il a lui-même développée à partir du paradigme de Mgr Ketteler ! Il importe donc d’arriver à bien se replacer dans le contexte de l’époque et de tenter d’adopter au plus près l’angle de lecture des membres de l’Union de Fribourg.

Si l’on tient compte de l’intervention de Léon XIII pour dirimer le conflit lié aux îles Carolines, une telle entente ne paraît dès lors plus si décalée. Comme évoqué ci-dessus, l’ultramontanisme des membres de l’Union leur fait penser que seule la papauté reste apte à prodiguer le ‘salut’ dans la question sociale. Telle était en tout cas la vision des fondateurs de la Correspondance de Genève, comme le reflète les échanges épistolaires entre Cramer et Bréda, en 1870 déjà201. Les membres les plus ultras de l’Internationale noire, comme Cramer, envisagèrent même une profession de foi sociale dont le texte conservé est connu sous le nom de « formule de conduite politique », projet envers lequel les premiers théologiens consultés n’étaient pas favorables, en arguant que cela ne rendrait au final pas service à la papauté.

200

L. OLIVI, D’un arbitrage pontifical en matière de législation internationale sur le travail, p. 7 pour les deux citations.

201 Cf. E. LAMBERTS, « L’Internationale noire... », p. 19 : « L’Europe était menacée par “Attila” [Bismarck] et l’Internationale socialiste. Le cataclysme était imminent : seuls le pape et l’Eglise étaient en mesure de sauver la civilisation ». Il importe de replacer cette vue dans le contexte du Syllabus comme en témoigne l’adresse envoyée par les membres de l’Internationale noire au pape le 5 août 1873 : « Nous n’acceptons pas cette doctrine nouvelle que le pouvoir de l’Eglise ne s’étend pas au-delà du domaine fermé des consciences et que le monde extérieur échappe à son action. (…) l’Eglise est une société parfaite, immuable, d’origine divine, investie de tous les pouvoirs nécessaires à l’accomplissement de sa mission, qu’elle est une société supérieure, institutrice, reine et maîtresse des peuples comme des individus. (…). Vous avez rappelé au monde les vérités du Syllabus comme les principes fondamentaux du gouvernement des sociétés humaines. (…) Non l’Etat n’est pas le maître du droit. » (ibid. p. 65).

Ce texte sous fond d’anti-gallicanisme et d’antilibéralisme stipule par exemple que :

« 5° L’Etat n’est pas la source de tous les droits, il ne les possède pas tous ; ceux dont il jouit sont essentiellement limités. (…). 8° Les Pontifes romains ont le droit d’avertir, de corriger, de punir les princes, mêmes en absolvant leurs sujets du serment de fidélité. (…)16° Ce n’est point à l’Etat, c’est à l’Eglise qu’il appartient de s’occuper de la discipline des écoles, du régime des études, de la collation des grades, du choix et de l’approbation des maitres. (…)202 » .

Bien que le projet ait été laissé de côté après 1873, une telle profession a cependant le mérite de faire sentir l’état d’esprit qui régnait alors. Dans un climat politique tendu, un tel texte qui s’inscrit parfaitement dans le sillage du Syllabus, témoigne de la difficulté à envisager sereinement les rapports entre l’Eglise et l’Etat. Comme on le croit souvent encore, le problème ne vient pourtant pas du fait d’un blocage fondamental qu’aurait l’Eglise à l’encontre de l’Etat moderne. Elle ne remet en effet pas en cause sa légitimité ni sa manière d’exercer son pouvoir, mais bien plutôt le fait que « (l)a souveraineté de Dieu est passée sous silence203 ». En rappelant que « tout pouvoir vient de Dieu » (Rm 1, 13), l’Eglise au contraire rend attentif au fait que « l’origine [ultime] de la puissance publique doit s’attribuer à Dieu et non à la multitude » seul. Il n’est peut-être pas inutile de rappeler ici que « le Syllabus ne condamne aucune forme de gouvernement, [mais] seulement des idéologies qui peuvent inspirer des régimes contraires à la loi naturelle204 ». Autrement dit, l’Eglise dénonce avant tout les régimes arbitraires ou autoritaires, l’absolutisme de l’Etat, qui ne respectent pas les principes de la justice. Alors que l’anticléricalisme était en train de gagner du terrain à la tête des gouvernements, c’est bien plutôt l’abandon de la confessionnalité de l’Etat qui est dans sa ligne de mire.

Dans sa lutte pour faire respecter les droits et la souveraineté légitime de l’Eglise, Pie IX la qualifie de « société parfaite205 ». L’expression qui a été abondamment reprise, pourrait laisser croire que l’Eglise par ce qualificatif cherche à se substituer à la société civile comprise dès lors comprise comme imparfaite. Or, une telle expression sert simplement à souligner que l’Eglise n’est pas la propriété de l’Etat et qu’elle « dispose par elle-même de tous les moyens nécessaires pour atteindre ses fins propres206 ». Il s’agit donc avant tout d’un concept juridique qui était déjà connu d’Aristote. Le cardinal Bellarmin l’appliqua au 16e

siècle à l’Epouse du Christ. Cette

202

Ibid., pp. 66-71, ici 68-69.

203 LÉON XIII, Immortale Dei, p. 6 et p. 8 pour la deuxième citation.

204 P. CHRISTOPHE – R. MINNERATH, Le « Syllabus » de Pie IX, p. 86.

205 Pie IX utilise pour la première fois cette expression qui était très usitée dans le droit public ecclésiastique, dans sa lettre Cum catholica du 26 mars 1860. Léon XIII la réemploiera notamment dans Immortale Dei, pp. 3 et 7.

206 P. CHRISTOPHE – R. MINNERATH, Le « Syllabus » de Pie IX, p. 97 à qui nous reprenons les développements plus généraux de ce paragraphe sur la société parfaite.

dernière l’emploie pour justifier son autonomie vis-à-vis du temporel, à partir d’une argumentation rationnelle. Comme les rapports entre l’Eglise et les Etats s’apaisèrent par la suite, on abandonna progressivement cette expression, dès Vatican II, au profit par exemple de la notion plus biblique de peuple de Dieu207. Un tel qualificatif de « société parfaite » avait donc en premier lieu une fonction apologétique au sein du concert des nations où l’Eglise, en raison du contexte spécifique du 19e siècle, devait défendre avec vigueur ses prérogatives.

Cela ne signifie pas pour autant que l’Eglise n’était pas déjà consciente d’une juste conception de l’autonomie du temporel, comme elle sera thématisée par la suite dans Gaudium et Spes. On retrouve déjà une formulation très claire de la distinction de ces sphères dans Immortale Dei où Léon XIII précise que « Dieu a (…) divisé le gouvernement humain entre deux puissances : la puissance ecclésiastique et la puissance civile ; celle-là préposée aux choses divines, celle-ci aux choses humaines ». Il précise en outre le fait que « chacune est renfermée dans des limites parfaitement déterminées et tracées en conformité de sa nature et de son but spécial », tout en insistant sur la nécessité d’avoir entre elles « un système de rapports bien ordonné, non sans analogie avec celui qui, dans l’homme, constitue l’union de l’âme et du corps208 ».

Il reste encore à noter par rapport à l’histoire même du thème de l’entente internationale pour la protection des travailleurs, le fait qu’il trottait déjà dans les esprits de ce même groupe genevois dès 1875 par rapport à la question de la nécessité d’une réglementation étatique209. C’est en raison de l’échec même d’une telle implémentation au niveau de l’Etat que l’on vient à songer à une réglementation internationale arbitrée par le pape. L’idée n’est toutefois pas propre au groupe fribourgeois. Joseph Joblin précise en effet que « (l)es domaines que l’Union de Fribourg demande de voir traiter par des ententes internationales correspondent à ceux que tous les autres mouvements sociaux mettaient alors en avant. Leur premier objectif était de sauver la santé des travailleurs et ensuite d’obtenir d’autres améliorations de leur sort210

».

207 Sur la façon contemporaine de concevoir les rapports entre l’Eglise et l’Etat, nous renvoyons sommairement au

Compendium de la doctrine sociale de l’Eglise, en particulier aux numéros 424 et 425 et par rapport à la question du

régime du travail, aux numéros 291-293 où l’Eglise demande à l’Etat de promouvoir des politiques actives de travail, d’encourager une véritable collaboration internationale sur cette question et de favoriser la promotion du droit du travail.

208 LÉON XIII, Immortale Dei, p. 4 pour les trois citations.

209

E. LAMBERTS, « L’Internationale noire... », p. 59 : « Les congressistes exprimèrent aussi un nouveau point de vue dans les matières sociales. La sous-commission qui s’occupait de “l’économie chrétienne” plaida explicitement pour l’intervention de l’Etat en faveur des ouvriers : une règlementation du travail des enfants et des femmes s’imposait, ainsi qu’une loi sur le repos dominical ».

210

J. JOBLIN,« L’appel de l’Union de Fribourg à Léon XIII… », 364.

Sur ce point, voir aussi la Lettre du 22 septembre 1884 (AAM, manuscrit, 4 pages) dans laquelle, rappelons-le (cf. notre note 69 à la page 28 et annexe V, p. 146), le marquis de La Tour du Pin demande à Mgr Mermillod de lui

L’œuvre de Daniel Legrand le manifeste. Il s’agit d’un catholique alsacien qui en 1857 déjà développa tout un projet de loi internationale sur les travailleurs, ce qui fait dire à Robert Kothen qu’il est le premier à sa connaissance à avoir conçu une telle idée211. Joblin, quant à lui, la fait remonter plus haut. Il attribue en effet la paternité de cette idée à Robert Owen (1771-1858) et surtout à Hindley, un autre Anglais « qui suggéra, en 1833, devant une commission d’enquête parlementaire de recourir à des traités internationaux pour régler cette question, comme on l’avait fait pour l’esclavage212 ». Plusieurs autres noms mériteraient d’être cités comme le médecin Louis Villermé qui publia un article en 1837 et A. Blanqui, personnes sur lesquelles nous ne nous arrêtons pas, préférant s’en tenir au Mémoire d’Olivi et dire un mot sur le paradigme même du travail alors en cours.

2.2. Le paradigme du travail alors en cours

Avant même d’aborder sur le plan théologique, les questions liées à la nature et à la finalité du travail, ce projet d’entente internationale invite tout d’abord à s’interroger sur les conditions de travail auxquelles les membres de l’Union de Fribourg étaient confrontés, Concrètement, quelles sont les possibilités qu’avaient les ouvriers pour se défendre et faire respecter leurs droits ? En se rappelant l’argument qui est à la source de ce projet, à savoir qu’il paraît plus utile aux membres de l’Union, d’agir au niveau international plutôt que sur chaque industrie particulière, force est de constater qu’il ne devait pas exister grand-chose pour assurer la protection des travailleurs. Cet argument invite toutefois à aller voir ce qui se passe « en-dessous », au niveau de l’usine et de l’atelier, notamment à partir des travaux de Jacques Le Goff, relatifs au contexte français et selon une approche juridique.

L’ancien inspecteur du travail relève en premier lieu que la période précédant les réunions de Fribourg, soit grossomodo les années 1830 à 1880, reste marquée par un « vide juridique dans favoriser une rencontre « avec un personnage éminent de la Cour romaine » (ici p. 1) pour échanger sur le thème d’une entente internationale pour la protection des travailleurs. Il précise également que « (c)ette pensée est aussi venue aussi à plusieurs bons esprits, dont le comte Blome (…) [et qu’elle] est tellement dans l’air que le gouvernement helvétique en a pris l’initiative en 1881, sans succès il est vrai près du gouvernement français, et que depuis un an les socialistes en font l’objet de leurs congrès international [sic] » (p. 2). Le marquis donne également quelques éléments sur lesquels devrait porter cette entente. L’un, sous forme de sanction, ne semble pas avoir été développé plus en avant par les membres de l’Union. Il s’agit de : « E. Comme sanction, des conventions douanières favorables à l’échange entre les nations contractantes, à l’exclusion des non adhérentes à l’Union [à entendre, l’entente internationale]. » (p. 3.). Est-ce pousser trop loin notre interprétation que de dire que nous avons affaire-là à l’une des prémisses de la libre circulation des personnes ? La Tour du Pin poursuit en insistant sur le rôle que doivent prendre les chrétiens dans ce débat : « Il me semble comme à vous, Monseigneur, qu’en ce temps où tous les parlements agitent ces questions à l’intérieur des frontières, il y aurait quelque chose de bien saisissant pour l’opinion à les voir résolues d’un commun accord en leurs principes tout au moins par des représentants de la chrétienté. » (ibid.). Pour le texte complet de cette lettre, voir notre annexe V, p. 147.

211 Cf. R. KOTHEN,La pensée et l’action sociales des catholiques, p. 150.

l’univers des relations du travail213

». Le droit du travail est avant tout une affaire privée entre le patron et l’ouvrier, caractérisée par des règlements d’atelier contraignants. La logique à l’œuvre est bien celle du silence et de la soumission de l’ouvrier face à un patron tout puissant qui opère sur lui un contrôle absolu, même au-delà de la sphère strictement professionnelle.

Il est intéressant de voir comment le politique s’y est pris pour mettre en place un véritable droit du travail. Au niveau sociétal, un véritable modelage d’un nouvel espace-temps est en train de se mettre en place. Au niveau entrepreneurial s’instaure un nouveau système de pouvoir214

. On chercha premièrement à adapter pour l’entreprise le modèle rural fondé sur le droit coutumier. C’est à ce titre que l’on connut encore une valorisation du travail à domicile, caractérisé par des petits ateliers où vie de famille et vie professionnelle se mélangeaient.