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Face à cette conception libérale extrême de l’ouvrier-machine réduit à un simple facteur de production, les membres de l’Union valorisèrent une vue corporatiste de la société. Cette approche est pour eux « une des garanties les plus certaines d’une véritable prospérité publique263 ». Même s’ils semblent avoir abordé quelquefois le bien commun sous l’angle réducteur de cette seule prospérité publique – donc en reprenant des traits propres au libéralisme –, ils estiment toutefois que la véritable « panacée264

» réside dans ce modèle qui puise ses sources dans les corporations médiévales. Comme le suggère les accents principaux du Mémoire d’Olivi et encore bien d’autres textes de l’Union – pensons aux travaux de La Tour du Pin qui fut un ardent défenseur de la corporation –, pour eux, il convient de puiser à nouveau dans cette veine dénigrée par la modernité et d’en opérer les adaptations nécessaires pour leur temps. Alors que le courant de « l’historiographie soi-disant “objective”265 » mise en lumière par Máté Botos ne semble y voir qu’un essai de recréation des corporations médiévales, il apparaît pourtant clairement dans la thèse de Normand J. Paulhus que cette vue est dépassée. Disons-le une fois pour toute : les membres de l’Union de Fribourg n’ont pas cherché à se complaire dans une vue passéiste des choses266.

Considérées comme des groupements naturels et permanents, les corporations revêtent plusieurs avantages à leurs yeux, dont celui d’être le seul régime « dans lequel la représentation de tous les intérêts peut être assurée ». Ils y voient également « la condition nécessaire d’un bon régime représentatif267 ». Cette approche part du principe traditionnel que « l’ordre professionnel

262 G. DE PASCAL, « L’idée chrétienne et l’économie sociale » AC 19/2 150 pour les deux citations qui figurent aussi chez N.J.PAULHUS, The Theological and Political Ideals…, p. 156, n. 45.

263 Ibid. AC 18/3 264.

264

G. BEDOUELLE, « De l’influence réelle de l’Union de Fribourg », p. 251.

265 Cf. notre note 12 p. 10.

266 Voir à ce sujet, N.J.PAULHUS, The Theological and Political Ideals…, p. 97 : « It seems, from these relatively few but representative texts, that the Social Catholica movement represented by the members of the Fribourg Union was not reactionary in spirit. They had gradually become aware of the advantages and the durability of the free enterprise system and accepted it as a fact of life. However, they retained the image of medieval society as an ideal not to be simply reproduced but to be emulated » et p. 105 : « Nevertheless, one must not assume that the corporation envisaged by Count Blôme is simply a restoration of the medieval guilds ».

267

COLL., Réimpression des thèses de l’Union de Fribourg, p. 29 dont nous reprenons quelques avantages mentionnés sous « Les principes du régime corporatif et ses avantages », ici les numéros 5 et 6 ainsi que le 7e pour la troisième citation. Pour situer les positions des différentes écoles par rapport aux corporations, nous renvoyons à

est la base normale de l’ordre politique ». Aujourd’hui une telle façon de voir les choses est cependant remise en question, comme le révèle notamment la votation suisse sur le revenu inconditionnel de base.

Il resterait bien sûr à voir ce qu’il en serait vraiment dans une nation qui appliquerait leurs vues. Toutefois l’intérêt du régime corporatif, tel que présenté par les membres de l’Union réside dans sa capacité à valoriser à chaque échelon la poursuite du bien commun, tout en laissant à chaque groupement sa juste autonomie, sans pour autant en faire une monade seule contre le grand tout étatique. Les membres insistent en effet sur la nécessaire « coordination » des groupes « dans la société268 », ainsi que sur l’organisation interne de la corporation même. C’est à ce titre qu’interviennent les pouvoirs publiques qui ont avant tout la mission de

« maintenir la bonne harmonie entre les différents groupes sociaux et exercer, sans se substituer à leur gouvernement intérieur, ses droits de police, de contrôle et de direction générale, dans l’intérêt supérieur de la société269 ».

Avec une telle conception, il devient à nouveau possible de recréer tout un réseau de relations intermédiaires entre l’Etat et l’individu, tout en reconnaissant à ces cellules leur consistance propre sans pour autant générer des problèmes d’opposition. En schématisant les choses, cela évite à la fois de tomber dans les extrêmes de la position libérale (l’Etat est un mal nécessaire qui empêche le plein épanouissement individuel) ou socialiste (l’individu se fond dans l’Etat). Les pouvoirs publics ne sont dès lors pas d’abord vus comme des forces contraignantes, mais comme des conditions-cadres offertes à tous pour le bien de tous et de chacun. Ces conditions permettent à chacun de développer, individuellement et en groupe, le meilleur de leurs potentialités en vue du bien-vivre ensemble.

Selon l’articulation de la partie au tout dégagée dans le chapitre précédent, il devient également possible avec le régime corporatif de donner toute son amplitude au bien commun du tout qui est plus que la somme des différentes parties, donc des corporations réunies. Il y a en effet entre elles un réseau de relations complexes qui sont appelées à se tisser et qui ont une valeur. L’ensemble des interactions de ce réseau forme ainsi un bien plus grand que la simple addition du bien de ces différents groupements. On parle alors de biens relationnels. En guise d’exemple, pensons, suite aux nécessités qu’ont deux parents de faire garder leur enfant, à la notre note 91 p. 35, tout en rappelant que les membres de l’Union en ont donné une définition claire (cf. notre note 188, p. 71).

268 Ibid., n° 3.

différence qualitative qu’il y aurait entre le fait de le placer dans une structure gérée par l’Etat ou au contraire dans un groupe reconnu de parents concernés : voisins ayant également des enfants, parents travaillant au sein de la même entreprise, etc. Là, au-delà de la simple prestation fournie, des amitiés peuvent naître peut-être plus facilement : on vient par exemple à s’entre-aider bénévolement pour d’autres services. Ces rapports d’entre-aide mutuelle et de confiance ont une valeur en soi qui ne manque pas d’augmenter la qualité générale du bien-vivre ensemble et ce même s’ils dépassent toute possibilité de quantification objective de la prospérité avec les outils économiques classiques comme le PIB.

La doctrine sociale de l’Eglise a principalement exploité ce filon du régime corporatif jusqu’à Quadragesimo Anno. En raison peut-être à sa récupération fasciste par Mussolini, ce modèle n’apparaît ensuite plus guère au-devant de la scène. Rerum novarum ira quant à elle bien moins loin que les thèses défendues par l’Union de Fribourg. Guy Bedouelle relève à ce propos que, même si le premier schéma élaboré par le Père Liberatore était nettement plus corporatiste, l’encyclique opta pour un régime purement privé des corporations, auxquelles elle adjoint sans trop de distinction les confréries, les congrégations et ordres religieux. Selon lui, le texte de Léon XIII met davantage « l’accent sur leur rôle moral et même religieux » et ne s’hasarde pas à parler de « patrimoine corporatif », thème qui « serait trop proche d’une propriété collective270 », donc du socialisme que le pape combat. Pie XI quant à lui fait remonter à la suite de S. Thomas le principe d’union du corps social « dans la production des biens ou la prestation des services que vise l’activité combinée des patrons et des ouvriers » en ce qui concerne la profession. Pour l’ensemble d’entre elles, il relève que « ce principe d’union se trouve (…) dans le bien commun auquel elles doivent toutes, et chacune pour sa part, tendre par la coordination de leurs efforts271 ». A un système marqué par la lutte des classes et par le principe de subordination d’une classe sur l’autre, le régime corporatif nous invite par conséquent à envisager ces rapports sous l’angle de la coordination, à l’image d’un organisme irrigué par une multitude de vaisseaux, de tissus et d’organes qui remplissent chacun leur rôle suivant des fonctions adéquatement ordonnées, autrement dit bien coordonnées et non pas simplement juxtaposées l’une à côté de l’autre sans but commun.

270 G. BEDOUELLE, « De l’influence réelle de l’Union de Fribourg », p. 252 pour l’ensemble des citations de ce paragraphe. Voir en particulier RN n° 36 à 44 et le n° 37 pour le caractère privé des corporations.

271 QA 91. Voir aussi QA n° 36 à 39 sur l’importance prise par les associations ouvrières depuis RN, QA n° 40 sur le droit naturel d’association et surtout le numéro 90 sur la nécessité qu’il y a à recréer les corps professionnels au sein de la société. Par rapport à la question du corporatisme dans la suite du désenveloppement de la doctrine sociale, voir l’introduction d’Olivier DE DINECHIN, in : CERAS,Le discours social de l’Eglise catholique, op. cit.,

p. 89 : « Certes le caractère ambigu du corporatisme proposé par Quadragesimo anno, en dépit des réserves formulées à l’endroit de l’étatisme fasciste italien, a pu servir de justification à des régimes autoritaires prétendant imposer leur voie pour réconcilier les classes antagonistes. Accueillant plus largement l’héritage du mouvement ouvrier, ni Mater et Magistra ni Laborem exercens ne reprendront la notion dans ce sens ».