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Une réception conditionnée par la traduction 127

La traduction est un élément indissociable de toute réception de littérature étrangère. Cependant, en étant une véritable réécriture de l’ouvrage pour permettre son transfert dans une autre langue sa réalisation implique des changements qui jouent un rôle important dans la représentation de la littérature à sa réception.

A. Le poids de la traduction dans la construction d’une représentation

Le fait pour les traducteurs de permettre à un ouvrage de passer d’une langue à une autre entraîne des conséquences importantes sur l’image que l’on peut avoir de la littérature d’un pays. La traduction a, en effet, un triple enjeu, à la fois culturel en se présentant comme un moyen d’enrichissement pour la culture de réception mais aussi social avec la constitution d’un corps de métiers spécifique et enfin économique puisque les ouvrages traduits coûtent généralement plus cher et nécessitent une vente en conséquence pour équilibrer les investissements. Le poids culturel de la traduction se porte

notamment sur la langue du pays qui est l’origine de la traduction. Marie-Claire Pasquier cite à ce propos Walter Benjamin et son article célèbre « la tâche du traducteur » (1923). Selon lui, la langue en tant qu’entité vivante se renouvelle perpétuellement. Les textes issus d’une langue étrangère et traduits permettent d’améliorer la maturation du langage en libérant le « pur langage captif dans l’œuvre » et de le « racheter dans sa propre langue »42. La traduction agit comme « support d’échange », un « agent de liaison » qui permet à deux cultures de communiquer et d’échanger. Pour certains théoriciens comme Fredric Jameson la traduction va même plus loin et se définit comme un véritable signifiant à la fois des éléments linguistiques mais aussi un reflet des images mentales ou des stéréotypes du pays d’accueil43. Elles sont à même de « devenir signifiantes voire agissantes » dans le domaine de la représentation d’un pays étranger. En effet, elles participent à l’évolution d’une société et de son histoire en apportant des éléments d’une autre société et un autre regard sur la manière d’aborder la littérature. De plus, la littérature italienne avec l’accélération des traductions est au centre de l’évolution de la perception de l’autre et du statut qu’il obtient dans l’opinion du milieu d’accueil. Cela contribue à changer la vision en France des Italiens qui était auparavant plus négative mais aussi leur propre représentation avec cette nouvelle valorisation de leur littérature. La traduction aide à se rendre compte de la présence linguistique et culturelle italienne en France avec le rôle de nombreux membres des milieux de l’italianisme français dans ce processus. Les traducteurs ne sont pas seulement des passeurs de textes mais aussi « de langue et de monde »44.

B. Un décalage inévitable dans la réception

La traduction n’est pas une simple « mise en contact de mots » mais la confrontation de deux cultures qui impose un inévitable décalage entre l’espace d’émission et celui de réception45. Ce décalage a tout d’abord lieu en ce qui concerne la distance temporelle entre la parution d’un texte en Italie et la sortie de sa version traduite en français. On constate que même si pour certains auteurs cette durée a tendance à diminuer

42

PASQUIER, Marie-Claire. « Traduire la fiction ». In BARRET-DUCROCQUE, Françoise (dir.). Traduire l’Europe. Paris : Editions Payot, 1992, p. 187-196.

43

VEGLIANTE, Jean-Charles. Op. cit., p. 51-65.

44

LEVISALLES, Natalie. « La trattoria des traducteurs ». Libération, 21 mars 2002.

45

DECROISETTE, Françoise. « Avant-propos ». In DECROISETTE, Françoise (dir.). La France et l’Italie. Traductions et échanges culturels. Caen : Centre de Publications de l’Université de Caen, 1992, p. 7-12.

pour permettre une réception la plus rapide possible, beaucoup d’écrivains transalpins sont encore traduits dans un temps plus long. Par exemple, Anna Maria Ortese qui commence à être publiée en Italie dès 1937 est seulement éditée à partir de 1988 en France. Pour un nombre important de ses ouvrages, ils sont traduits longtemps après leur première parution en Italie, comme pour son roman l’Iguane qui marque le début de sa diffusion en France en 1988 et qui a été publiée la première fois en 1965 dans l’édition italienne. Cet écart de 23 ans n’est pas le plus conséquent pour la diffusion de l’œuvre de cette romancière qui bénéficie d’un rattrapage de la traduction de ses œuvres après cette première édition. Son roman intitulé La Mer ne baigne pas Naples est traduit en 1993 soit 40 ans après sa sortie en Italie où il fut d’ailleurs récompensé du prix Viareggio. Cette durée parfois très longue peut être à l’origine d’un changement dans la perception d’un ouvrage. Ainsi, en fonction des précédentes réceptions dont a fait l’objet l’œuvre d’un écrivain la parution d’une nouvelle traduction peut être accueillie différemment. En outre, le passage d’un texte dans une autre langue est souvent perçu comme une « sorte de mission impossible » avec le risque de tomber dans l’intraduisible, l’incompréhensible46. Il s’agit de trouver un juste milieu entre un respect trop fidèle au texte qui ne permettrait pas toujours de rendre une grande qualité en français ou une trop grande liberté qui aboutirait à une perte du texte original. Le nécessaire ajustement entre les différentes versions entraîne inévitablement un décalage entre les différentes versions. Le traducteur étant avant tout un lecteur il intègre toujours une part de sa subjectivité dans l’œuvre qu’il traduit. Des versions différentes d’une même œuvre voient ainsi le jour suivant le traducteur en fonction de sa culture et de ses compétences linguistiques. Ce qu’on pense en italien doit être repensé, redit et réécrit en français pour être apprécié par les lecteurs. Pour Sandra Garbarino le traducteur, peut importe ses efforts, sera à l’origine d’un changement des messages d’arrivée d’un ouvrage47. Ils ont un rôle déterminant de médiateur en reformulant le texte et, pour Efim Etkind, tout chez eux influence la traduction :

« Tout compte, le sexe, l’âge physique, le tempérament, l’expérience vécue, si le traducteur est amoureux, s’il est jaloux, gai ou sombre, s’il est dans son pays ou en exil, s’il réussit dans la vie »48.

46

LEVISALLES, Natalie. « La trattoria des traducteurs ». Libération, 21 mars 2002.

47

GARBARINO, Sandra. « Collezione di Sabbia d’Italo Calvino en français : deux médiateurs, deux écritures narratives ». Transalpina, 2006, n°9, p. 129-149.

48

ETKIND, Efim. Un art en crise. Essai de poétique de la traduction poétique. Lausanne : l’Âge d’Homme, 1982, p. 24.

Cela est visible à travers l’exemple de la traduction des œuvres de Camilleri qui nécessite une adaptation spécifique en français. En effet, pour diffuser la valeur du dialecte sicilien intraduisible en français certains traducteurs comme Dominique Vittoz intègrent leur propre histoire avec dans son cas le recours au patois de sa ville natale, Lyon pour transposer et tenter, bien qu’en changeant inévitablement le texte de montrer les jeux de langue de l’auteur.

C. Un nécessaire travail d’amélioration des traductions

La traduction étant un travail complexe qui impose à celui qui l’exécute de trouver un équilibre entre les exigences du texte et celui de l’espace de réception aboutit à une variété importante dans la manière de l’aborder. On assiste dans les années 1980 à une évolution rapide des conceptions et des pratiques traductives qui aboutissent à un nouveau statut avec notamment des aides du Centre National du Livre. Cette évolution laisse apparaître les limites de certaines traductions et donc le nécessaire renouveau pour des textes. Par exemple le cas des traductions d’une chronique de Calvino intitulée les

Collections de sable illustre la différence entre deux conceptions opposées, avec celle de

Jean Thibaudeau en 1976 et celle de Jean-Paul Manganaro en 1986. En effet, Jean Thibaudeau, un auteur français qui ne semble pas avoir une connaissance parfaite de l’italien « tend à personnaliser le texte de départ en imprimant sa marque sur l’œuvre qu’il traduit et en l’uniformisant sous l’empreinte de son propre style »49. Avec la conception de Manganaro on constate la progression de la professionnalisation de la traduction. Pour lui, le traducteur ne doit pas prendre la place de l’auteur et abandonner toute prétention stylistique personnelle :

« Le traducteur est un passeur. Il est beaucoup de choses d’ailleurs, mais il n’est pas auteur. En tout cas, pas de l’œuvre qu’il traduit. […] Le traducteur, tout en ayant une sensibilité linguistique évite d’introduire dans la lecture et, donc, dans la transposition qu’il va faire d’une œuvre une espèce de moi subjectif qui ferait qu’il serait lui d’abord écrivain et ensuite traducteur »50.

49

GARBARINO, Sandra. Op. cit.

50

GARBARINO, Sandra. Interview de J-P Manganaro réalisée à Paris, décembre1998. In GARBARINO, Sandra. « Collezione di Sabbia d’Italo Calvino … ». Op. cit., p. 147..

Cette évolution dans la conception de la traduction montre bien le besoin de renouveler certaines traductions qui apparaissent datées afin de maximiser l’impact de leur diffusion et ne pas enfermer la représentation de la littérature dans une vision déformée. Le problème pendant longtemps des traductions est, pour Myriem Bouzaher, que la proximité de l’italien et du français laisse « penser que le passage de l'une à l'autre était facile »51. Cela a entrainé la traduction par un nombre important de personnes non qualifiées et ainsi la parution de titres altérés par une trop grande liberté. Les efforts des traducteurs, comme Mario Fusco vis-à-vis de l’œuvre de Sciascia, permettent en relisant toutes les traductions de tenter de corriger certains abus. Selon ce dernier, il est nécessaire de retravailler les anciennes versions pour être en adéquation avec les conceptions actuelles sur la manière de traduire car « on veut maintenant une adéquation plus forte avec les structures de phrases et la manière de parler des personnages »52.

II. La place de thèmes et de genres littéraires dans la représentation des