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I. Expertise : talent inné ou compétences acquises ?

5) Une question d’actualité : l’apprentissage !

Comment devient-t-on un expert ? C’est une question à laquelle de nombreux chercheurs

dans les années 90 ont tenté de répondre, exprimant un besoin d’en savoir davantage sur

l’acquisition de l’expertise et donc, sur l’apprentissage qui permet cette acquisition

(Chi, Glaser & Farr, 1988). Même si récemment le livre intitulé How to Become an Expert in

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Anything in Two Hours, de Hartley & Karinch (2008), propose de devenir un expert sur

n’importe quoi en deux heures, cela n’est qu’illusion. L’acquisition de l’expertise dans un

domaine spécifique semble bien plus complexe que cela.

a) Vers un apprentissage délibéré ?

De nombreux chercheurs se sont intéressés plus particulièrement aux types d’apprentissage

(Chi, 2011). Parmi les plus connus, celle de la pratique délibérée, affectionnée par

Ericsson et ses collaborateurs, fait l’objet de nombreuses publications (Ericsson, 2006). La

pratique délibérée est, pour Ericsson et ses collaborateurs, une condition nécessaire pour

atteindre un haut niveau d’expertise dans un domaine (Ericsson, Krampe & Tesch-Römer,

1993). Simon & Chase (1973) estiment qu'une préparation de 10 ans ou plus est nécessaire

pour atteindre un niveau d’expertise équivalent à celui d’un expert. Cependant, la pratique

délibérée n’explique pas toutes les différences de performances individuelles observées entre

experts et novices et est loin d’être suffisante dans certains cas (Hambrick et al., 2014). La

pratique délibérée a été largement étudiée par Ericsson et ses collaborateurs pour qui, un tel

entraînement est indispensable afin d’acquérir des performances supérieures dans divers

domaines d’expertise tels que les échecs, la musique ou la physique (Ericsson, Roring &

Nandagopal, 2007). Ainsi pour ces auteurs, le talent n’interviendrait pas, seule l’acquisition

de compétences interviendrait dans l’expertise.

Ce large effet de la pratique délibérée sur les compétences dans différents domaines

d’expertise pose la question de savoir quelles sont finalement les compétences acquises au

cours d’un tel apprentissage. Cependant, cette question demande de connaître précisément

les compétences à acquérir dans un domaine d’expertise en particulier. Ruthsatz, Detterman,

Griscom & Cirullo (2008) se sont interrogés sur les compétences acquises dans le domaine de

la musique. Dans leurs travaux, ils ont montré que l’expertise en musique ne résidait pas

seulement dans l’entraînement mais aussi dans les connaissances en musique et une capacité

d’écoute musicale. Ainsi, l’expertise dans le domaine de la musique doit être vue comme

multifactorielle, et l’acquisition de l’un de ces facteurs ne suffit pas à devenir un musicien

de haut niveau.

b) Vers un apprentissage perceptif ?

Pour devenir un expert, la pratique délibérée n’est donc pas la seule voie d’apprentissage.

D’autres types d’apprentissage existent, permettant l’acquisition des autres compétences

nécessaires dans un domaine d’expertise. D’autres études ont montré que différent types

d’apprentissage jouaient un rôle dans l’acquisition de l’expertise comme l’apprentissage

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comme « an increase in the ability to extract information from the environment, as a

result of experience and practice with stimulation coming from it.10 » (p.3). Ainsi

l’expérience et la pratique avec certains stimuli amélioreraient la capacité d’extraction des

informations perceptives. Goldstone (1998) se penche davantage sur ce type d’apprentissage

et met en évidence quatre mécanismes principaux intervenant dans l’apprentissage

perceptif : la pondération attentionnelle (« attention weighting ») qui permettrait une

meilleure identification des informations pertinentes, l’imprégnation (« imprinting ») qui

développerait une spécialisation des récepteurs sensoriels aux stimuli, la différenciation

(« differenciation ») qui permettrait de discriminer des stimuli qui ne l’étaient pas

auparavant et l’union (« unitization ») qui rassemblerait le nombre de tâches originelles

pour la détection de stimuli en une seule tâche. Dans une revue, Kellman & Garrigan (2009)

précisent que l’apprentissage perceptif peut impliquer des changements par l’expérience dans

le but d’extraire et/ou de capter les informations provenant de stimuli. Par exemple, Haider

& Frensch (1996) se sont intéressés notamment à la redondance des informations dans la

réalisation de tâches. Les résultats de leurs travaux ont montré que la performance des sujets

était améliorée dans la réalisation de tâches répétitives au fur et à mesure de leur exposition à

cette tâche. Dans cette étude, la fréquence d’exposition à ces tâches redondantes leur a donc

permis de détecter plus efficacement les informations pertinentes pour les aider à

résoudre plus rapidement les tâches demandées.

Cet effet de l’exposition répétée a été observé dans le domaine de la musique par Bigand &

Poulin-Charronnat (2006) qui ont montré que des personnes non-entraînées ont acquis des

compétences par une écoute répétée de la musique. Sans avoir suivi de formation en musique

au préalable, la simple exposition à des stimuli a permis à ces personnes d’acquérir des

compétences perceptives dans un domaine spécifique d’expertise. Ainsi la fréquence

d’exposition leur a permis d’extraire des informations des stimuli musicaux par une

augmentation de la familiarité avec les stimuli. Ce phénomène est également souligné par

Alba & Hutchinson (1987) pour qui la familiarité est une première étape vers l’expertise, la

définissant comme : « the number of product-related experiences that have been

accumulated by the consumer11 » (p. 411). Leurs travaux ont permis d’identifier cinq

aspects de l’acquisition de l’expertise sur lesquels agirait la familiarité avec les produits. Les

deux premiers aspects sont une réduction de l’effort cognitif permettant de réaliser plus

rapidement une tâche et une meilleure structuration cognitive pour la différenciation de

10Une augmentation de la capacité à extraire des informations de l’environnement, comme le résultat

d’expériences et de pratiques avec des stimulations venant de cet environnement.

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produits, facilitant la prise de décision. Ces deux premiers aspects apporteraient des effets

bénéfiques aux trois derniers aspects, à savoir, une meilleure capacité à extraire les

informations pertinentes, une meilleure capacité à générer des informations précises et une

meilleure capacité à se rappeler des informations. Sur le chemin de l’expertise, la familiarité

semble donc être une étape obligatoire dans le processus d’apprentissage (Park,

Mothersbaugh & Feick, 1994).

c) Vers quelle représentation des connaissances ?

Est-ce que ces différentes formes d’apprentissage de connaissances dans un domaine

amènent à différentes représentations des connaissances dans ce domaine ? La réponse à

cette question fait débat. En effet, les travaux de Sternberg & Frensch (1992) suggèrent que

l’acquisition de l’expertise mènerait à une représentation des connaissances rigide par la

quantité importante de connaissances accumulées : « There are costs as well as benefits to

expertise. One such cost is increased rigidity: The expert can become so entrenched in a

point of view or a way of doing things that it becomes hard to see things differently.12 » (p.

347). Au contraire, les travaux plus récents de Bilalić et al. (2008a) suggèrent une

représentation des connaissances flexible chez les experts. Leur étude sur l’expertise

échiquéenne montre notamment que l’inflexibilité de la pensée diminue avec le niveau

d’expertise. Cette idée de flexibilité est d’ailleurs discutée par Gobet (2015) qui suggère que

l’inflexibilité peut être issue de l’expérience, mais pas nécessairement de l’expertise à part

entière.

d) Vers une acquisition selon un continuum ?

Finalement, beaucoup d’auteurs se focalisant sur l’expertise suggèrent que l’acquisition de

l’expertise doit être vue comme un hypothétique continuum qui commencerait à partir d’un

stade de non-initié ou de débutant pour atteindre le stade convoité d’expert, voire de « super

expert » (Dreyfus et al., 1988; Hoffman, 1996; Patel & Groen, 1991, p. 96). Ainsi ces auteurs

proposent à travers des modèles, différentes étapes qui retracent le parcours d’un expert, qui

varient dans le nombre de stades et les définitions (Figure 4). Le défi de la recherche sur

l’expertise est alors de comprendre davantage comment l’expertise est acquise et ce qui est

exactement acquis par les experts.

12 Il y a aussi bien des coûts que des avantages à l’expertise. Un de ces coûts est une rigidité

augmentée : l’expert peut devenir tellement enraciné dans un point de vue ou une façon de faire les

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Figure 4 : De novice à expert, un continuum en différentes étapes

(D’après Dreyfus et al, 1988 ; Patel & Groen, 1991 et Hoffman, 1996)

Ces études conduites dans différents domaines d’expertise amènent à des conclusions

similaires sur les principales caractéristiques de l’expertise et de l’expert. Qu’en est-il de

l’expertise dans le domaine du vin ? Les résultats dans ce domaine suivent-ils cette même

tendance ?