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B. Plateformes et ayants droit

5. Une prospective incertaine

a. Une mortalité inquiétante

Il est normal qu’un marché en voie d’essor et de structuration s’avère assez discriminant entre des modèles économiques ou des projets entrepreneuriaux inégalement viables ou qui ne rencontrent pas leur public. Ce phénomène peut toucher même des offres portées par des opérateurs puissants comme on l’a vu avec Orange, SFR ou la FNAC.

L’ampleur de la mortalité observée en quelques années parmi les plateformes d’origine nationale et le nombre de celles qui sont aujourd’hui en difficulté plus ou moins sérieuse paraissent cependant excéder cet effet d’éviction concurrentielle.

L’ESML a ainsi communiqué à la mission le bilan des entreprises de musique en ligne disparues ou en péril. Le phénomène touche tant le téléchargement que le streaming et aussi bien des modèles gratuits que payants.

Source : ESML

Une analyse au cas par cas serait nécessaire pour faire la part exacte de ce qui y relève ou non dans ce tableau d’ensemble d’obstacles au marché résultant, soit de la présence de concurrents en position dominante, soit de conditions antiéconomiques imposées par les fournisseurs de catalogues les plus puissants.

b. Des normes de partage pour l’avenir antagoniques

On l’a vu, la part de chiffre d’affaires brut HT à reverser aux producteurs tend aujourd’hui à s’établir, dans les modes d’exploitation du téléchargement ou du streaming, autour de 60 à 70 % (hors avances non recoupées), part à laquelle s’ajoute pour les plateformes la rémunération des auteurs et éditeurs.

Pour l’heure, aucun consensus ne se dessine cependant entre les acteurs du marché de la musique en ligne sur ce que devrait être, en régime de croisière, la norme d’un partage conforme à l’économie de chacun d’entre eux.

Ainsi parmi les hypothèses prospectives dont la mission a pris connaissance, seule la note de l’ADAMI se fonde sur le maintien des taux de partage actuels. Il ne s’agit cependant là que d’une hypothèse conventionnelle dans un exercice qui s’intéresse plutôt, toutes choses égales par ailleurs, à ce que deviendrait la répartition entre producteurs et artistes dans le cas de fixation de nouvelles règles de rémunération par une convention collective ou dans celui du passage à une gestion collective.

Les projections plus ou moins normatives présentées par les producteurs indépendants, d’une part, les plateformes, de l’autre, appellent en revanche à des évolutions diamétralement opposées :

• Le scénario décrit par le Livre blanc de l’UPFI pour l’économie du streaming payant à l’horizon 2018, table sur une baisse de 26,4 à 15 % de la marge brute laissée aux plateformes (soit une baisse de 43 % de cette seule part). Titulaires de droits voisins et auteurs/éditeurs se partageraient le transfert de valeur en résultant.

Ce « partage par 2 » de la part des éditeurs de service est jugée acceptable par l’UPFI du fait de l’effet volume attendu d’une très forte croissance du nombre des abonnements (réputée être multipliée par plus de 6 au plan mondial en 5 ans), d’une part, du passage des éditeurs de service du niveau d’investissement s’imposant à une start-up (équipement technique, déploiement international, conquête des usagers etc.), à un besoin qui serait désormais « léger », de l’autre. L’UPFI évoque aussi la disparition en 2015 du différentiel de TVA avec les plateformes internationalisées par application de la règle de territorialisation du pays de consommation.

L'ADAMI souligne la contradiction existant, selon elle, entre la proposition de réduire à ce point la part des plateformes et l’importance stratégique que prétend accorder par ailleurs le Livre blanc au maintien d'une offre des services segmentée, multiple et diverse, propre à encourager l'essor de la demande. Les représentants des plateformes dénoncent également ce même paradoxe.

L'ADAMI relève en outre que la hausse importante du taux de rémunération des artistes que l'UPFI attache à ce déplacement du partage plateformes/producteurs n'est que faciale puisqu'elle correspondrait de fait à la vision développée par le Livre blanc d'un recours très accru aux contrats de licence, lesquels transfèrent une part prépondérante des charges aux artistes-interprètes.

• Dans un document de proposition élaboré dans le sillage de la mission Hoog45, l’ESML

développe une perspective à l’exact opposé de celle de l’UPFI.

Sous la réserve de minima garantis fixés à des niveaux réalistes, la norme visée est en effet celle d’un partage à 50/50 entre plateformes et ayants droit.

Un tel taux est réputé correspondre à « la connaissance bien établie des modèles de services de musique en ligne » et à la nécessité de sortir d’une situation déficitaire pour « préserver au service une marge opérationnelle indispensable à sa survie et à son développement » ; cette marge se répartirait entre « 15 % pour innover, 15 % pour promouvoir (investissement marketing), 15 % de frais de structures, 5 % de résultat avant impôt ».

Les simulations quantitatives par mode d’exploitation jointes à ce document tendent cependant à démontrer qu’un tel partage reste compatible avec des niveaux d’ARPU (Average revenue per user) ou d’AVPU (Average revenue per unique) respectivement applicables aux modèles payants et financés par la publicité, qui seraient à la fois « raisonnables » et supérieurs à ce que délivrerait le marché traditionnel.

Il reste qu’un tel écart de visées économiques entre éditeurs de service et fournisseurs de catalogue laisse mal augurer de la fixation future de redevances laissées à la seule négociation individuelle.

45 Proposition alternative de mise en place d’une gestion collective volontaire/obligatoire des droits voisins, rapport non daté.

On notera cependant qu’en la matière, les représentants des majors ne rejoignent pas l’UPFI dans sa revendication d’un déplacement majeur du partage de la valeur au détriment des éditeurs de service, demande qui leur paraît gouvernée par une visée limitée au marché domestique. Ces mêmes dirigeants semblent prêts à s’accommoder comme d’un moindre mal de l’actuelle répartition de type 70/30.

c. Le risque d’une concentration drastique autour de seuls acteurs mondialisés

Nombre des interlocuteurs de la mission ont évoqué devant elle le danger qu’à échéance de quelques années le marché national de la musique en ligne, faute de se conformer à temps à des règles réalistes et équitables, connaisse une brutale contraction du nombre de ses intervenants autour des seuls producteurs et opérateurs de services déjà mondialisés, et avec une recentralisation totale des lieux de décision et de négociation.

Producteurs indépendants et éditeurs de service se rejoignent pleinement dans cette crainte. L’UPFI qui, dans son Livre blanc, voit dans « la pluralité d’acteurs et de services en ligne une condition indispensable à la création d’un grand marché de la musique en ligne », recense lucidement tous les facteurs pouvant conduire au tarissement de la segmentation des offres et de l’innovation et à une « éviction des éditeurs et des producteurs de musique indépendants ».

Dans le même sens, l’ESML, s’interrogeant sur un marché où « d’ici 5 ans, environ 80 % des revenus de la musique seront issus du numérique », évoque, au vu d’une somme d’effets de seuil pour les acteurs les moins puissants, cette perspective inquiétante : « Si les acteurs nationaux disparaissent du marché numérique, la culture française sera “provincialisée” : toutes les décisions commerciales (conditions tarifaires, marketing, exposition) seront prises à l’étranger, et l’exception culturelle ne sera plus qu’un slogan. Pour garder un sens, celle-ci doit s’intéresser non seulement à la création des contenus mais également à leur diffusion et à leur rémunération. »

Quant aux représentants des majors, ils soulignent plutôt que la course à l’internationalisation d’opérateurs comme Deezer, mais aussi Qobuz, signale un mouvement déjà engagé où seules survivront les plateformes d’origine domestique qui auront réussi à conquérir une telle dimension. Outre le risque que ces plateformes soient rachetées par un groupe étranger, ce mouvement aurait commencé à déplacer irréversiblement les négociations sur les catalogues vers des accords mondialisés.

Dans ces circonstances, ces mêmes interlocuteurs n’ont pas méconnu devant la mission l’existence du péril d’une plus brutale contraction du nombre des acteurs, même s’ils ont parfois semblé ne voir dans son éventuelle réalisation qu’un effet de marché, certes regrettable, mais somme toute inévitable. Il est vrai qu’une telle évolution ne priverait pas ces grands détenteurs de catalogue de perspectives de marché restant encourageantes notamment en réponse au développement numérique des pays émergents et de la zone francophone.

La chose la plus surprenante n’est donc pas l’unanimité avec laquelle est perçue cette menace d'hyperconcentration aussi patente et aux conséquences aussi désastreuses. Elle est plutôt que les représentants des principaux producteurs, soit s’y résignent, soit n’y voient pour seul remède qu’un accroissement des soutiens publics et, dans les deux cas, se refusent toujours à la moindre régulation de pratiques de marché qui concourent pour leur part à sa réalisation.