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2. Justice et Vertu

2.2 Communauté et vertus

2.2.1 Une justice sans vertu?

Le rejet de Rawls d’une conception plus organique de la société va de pair avec son appréciation déficiente des fonctions de la communauté et des liens entre les personnes. Le péché de l’utilitarisme concernant la distinction des personnes correspond à celui de Rawls à propos de ce qui unit les gens. Négligeant ainsi la dimension communautaire et, de ce fait, la matrice conceptuelle commune, Rawls ne rend pas justice (sans mauvais jeu de mots) à ce que représentent les conceptions du bien qui y existent. Ces dernières ne sont pas que structurantes pour les individus, mais elles sont également des vecteurs de cohésion sociale. Les conceptions générales de la vie bonne (dévouement religieux, sacrifice pour la patrie, self-

made man, faire de sa vie une oeuvre d’art, etc.) permettent à chacun de se situer par rapport à

des standards sociaux, orientent les politiques publiques et façonnent la culture24.

En fait, Rawls se trouve à récupérer la vision du bien de l’utilitarisme. Il n’est alors pas surprenant qu’il se retrouve dans une position inconfortable: favoriser au maximum la liberté

individuelle de choisir pour soi, tout en diminuant au minimum l’importance de ce qui donne sens à ces choix et permet leur pleine réalisation.

« If utilitarism fails to take seriously our distinctness, justice as fairness fails to take

seriously our commonality. (...) Given a conception of the good that is diminished in this way, the priority of right would seem an unexceptionable claim indeed. But utilitarianism gave the good a bad name, and in adopting it uncritically, justice as fairness wins for deontology a false victory. »25

En effet, il est passablement incompréhensible que Rawls adopte une conception aussi réduite du bien alors que son projet mise autant sur l’importance de sa réalisation. Par contre, il serait tout aussi incompréhensible qu’il partage la conception communautarienne du bien étant donné sa vision de la société comme association.

Rawls ne nie pas entièrement l’importance des communautés pour autant. Il leur concède un rôle et une fonction. C’est plutôt leur aménagement dans la structure de base de la société juste qui est problématique. Il ne s’oppose pas aux communautés, mais le rôle qu’il leur concède ne reflète pas celui constitutif de l’existence, comme le fait le communautarisme26. Ce manque de considération mène à un traitement inadéquat. De la même façon que la justice comme équité nécessite plus que des citoyens justes, pour qu’une communauté existe, il faut plus que de bons sentiments et des buts partagés par ses membres. Les institutions, les lois et autres piliers d’une communauté doivent également refléter cette dimension: « community must be constitutive of the shared self-understandings of the

participants and embodied in their institutionnal arrangements, not simply an attribute of certain of the participants’ plans of life. »27

25 SANDEL, Michael J. (1982), Liberalism and the Limits of Justice, p. 174, Cambridge University Press 26Ibid, p. 173-174

Les communautés se perpétuent notamment à travers leurs traditions. Y participer, s’y rapporter ou simplement les reconnaitre comme réalité commune permet une identification historique et sociale des membres. Cela ne veut évidemment pas dire qu’il faut les accepter passivement28. En fait, le débat est souvent inhérent aux traditions. Débattre d’une tradition, c’est encore en reconnaitre l’existence. Ces traditions assimilées à une perspective historique et sociale plus large offrent des standards à partir desquels les vertus peuvent être appréciées. Plus encore, la raison pratique y trouve des assises sur lesquelles s’exercer.

Il est certain que le rôle des communautés et des traditions est vu différemment du moment où les institutions deviennent l’arène des intérêts particuliers plutôt que les gardiennes d’un bien commun. Les communautés sont alors elles-mêmes des arènes ou une coalition d’intérêts individuels dans une arène plus grande29. Le rôle du politique n’est plus de favoriser ce qu’il croit être bien ou une pratique appartenant à la vie bonne, mais d’arbitrer les différentes réclamations individuelles.

C’est un fait que déplore le communautarisme. Les institutions ne sont plus les gardiennes ou les promotrices de ce qui est jugé bien ou vertueux. Elles tentent au contraire de contenir les pratiques qui s’en réclament au nom du droit de choisir, notamment. Elles n’offrent plus de standard ou même d’incitatif au perfectionnement personnel. Les institutions sont pourtant nécessaires à l’épanouissement et le maintien des pratiques, elles-mêmes nécessaires au développement des vertus30. Que reste-t-il des conditions de développement des vertus après la neutralisation des institutions?

28

MULHALL, Stephen, & SWIFT, Adam (1996), Liberals & Communitarians, p. 90, second edition, Blackwell Publishing

29 MACINTYRE, Alasdair (2007), After Virtue, p. 195, third edition, University of Notre Dame Press 30Ibid, p. 194

Il est vrai que l’engagement de l’État pour une communauté et l’abandon de sa neutralité représentent presque automatiquement une perte de liberté négative. C’est un obstacle qui se dresse pour tous ceux vivant en marge de ladite communauté et qui plus est détonne avec ce que la modernité (Les Lumières) a défendu. C’est pourquoi « on peut maintenant rejeter ou discréditer les contraintes extérieures » beaucoup plus facilement qu’auparavant31. Le processus menant à un certain affranchissement individuel a été vécu comme une véritable libération pour des masses de gens. Mais de ne plus lier moralement les personnes à des normes extérieures a aussi eu son pendant négatif, soit le malaise de la

modernité. Ce dernier consiste en « un repliement sur soi, qui aplatit et rétrécit nos vies, qui en

appauvrit le sens et nous éloigne du souci des autres et de la société »32. Ce phénomène est accompagné de la montée impériale de la raison instrumentale sous laquelle les sources de satisfaction ne sont qu’individuelles et les relations ne sont que « purement instrumental[es] »33. Bien entendu, on ne peut imputer tout le malaise de la modernité à Rawls ou sa théorie de la justice. Il s’agit plutôt de montrer les liens entre les fondements de sa réflexion et des problèmes moraux qui nous accablent aujourd’hui.