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3. La critique méthodologique

3.2 Dominance et monopole

Puisque Rawls ne reconnaît pas la pluralité des sphères de justice, d’autres enjeux lui échappent et engendrent de nouveaux manquements méthodologiques. Un des principaux problèmes de justice à notre époque, pense Walzer, est la dominance de l’argent sur les autres biens. Le capital financier est devenu un bien dominant, c’est-à-dire un bien dont la valeur excède les limites de sa sphère propre pour en acquérir une trop grande dans de très nombreuses autres sphères. C’est à cause de cette domination qu’il peut envahir les sphères de l’éducation et des soins de santé, par exemple, ou encore s'immiscer profondément dans tous les rouages de la politique.

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MULHALL, Stephen, & SWIFT, Adam (1996), Liberals & Communitarians, p. 129, second edition, Blackwell Publishing

Ainsi, la proposition de Rawls d’offrir à chacun les moyens matériels de se procurer les biens premiers fait fi de cette réalité. Il ne propose pas de briser la dominance de l’argent sur les autres sphères, mais de le redistribuer de façon à ce que chacun puisse s’en servir pour satisfaire ses besoins dans n’importe quelle sphère dominée. Toutefois, la domination est en soi une iniquité, ce dont Rawls ne traite pas. Il est pourtant problématique qu’une sphère en phagocyte d’autres. On peut donc avancer qu’un problème plus fondamental lui échappe et que sa théorie peut, au mieux, en adoucir les conséquences plutôt que de le régler. Sa conception de l’égalité est « simple », affirme Walzer, alors que la pluralité des sphères requiert une égalité « complexe ».

« Imagine a society in which everything is up for sale and every citizen has as much

money as every other. I shall call this the ‘‘regime of simple equality.’’ Equality is multiplied through the conversion process, until it extends across the full range of social goods. The regime of simple equality won’t last for long, because the further progress of conversion, free exchange in the market, is certain to bring inequalities in its train. »6

Les notions d’égalité simple et complexe représentent bien la différence d’approche entre communautariens et libéraux rawlsiens. Alors que, pour ces derniers, il faut aborder le problème en brisant le monopole ou la trop grande part accaparée du bien dominant (l’argent), pour les premiers, il faut d’abord défaire la domination de l’argent sur tout le reste et lui redonner les limites de sa sphère7. Ainsi, même lorsqu’il s’attaque aux problèmes de discrimination, Rawls ne quitte jamais réellement la sphère dominante. Il défend un principe d’équité, entre autres, pour que chacun ait la chance d’y réussir et d’avoir pour soi une part considérable du bien dominant, sans s’opposer au problème fondamental de sa perversion des autres sphères.

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WALZER, Michael (1983), Spheres of Justice, p. 14, Basic Books, New York 7Ibid, p. 16

Dans une société où il y aurait une égalité complexe, comme le souhaite Walzer, il pourrait y avoir des monopoles sur certains biens comme c’est le cas présentement. La grande différence serait que les biens resteraient dans leur sphère respective; elles seraient imperméables entre elles8. Cette égalité complexe briserait la tyrannie qu’exerce la richesse matérielle sur les biens des autres sphères. Lorsqu’on parle de tyrannie d’un bien sur d’autres, il faut entendre: « To convert one good into another, when there is no intrinsic connection

between the two, is to invade the sphere where another company of men and women properly rules. »9

La méthodologie de Rawls est donc attaquée sous un deuxième angle. Sa méthode serait défaillante parce qu’elle ne cerne pas correctement le problème à résoudre. Si Rawls veut vraiment créer la structure de base d’une société plus juste en mettant de l’avant l’équité, il ne doit pas seulement tenter de mettre fin à une répartition trop inégale des biens; il doit surtout briser la dominance qu’exerce l’argent sur l’ensemble des biens. Sociologiquement et politiquement, dans la société américaine de Rawls, il semble pour le moins problématique que ceux qui ont le pouvoir de mettre en place le système qu’ils souhaitent (les mêmes qui ont l’éducation nécessaire à cette fin) sont également ceux qui auraient le plus à y perdre. Pourquoi? Encore une fois, c’est parce que la sphère de l’argent et du capital financier a phagocyté toutes les autres. Sans s’attaquer à ce problème, ce que Rawls propose ne pourra jamais faire mieux que d’adoucir les effets de l’inégalité et de l’iniquité:

« We will mobilize power to check monopoly, then look for way of checking the power we

have mobilized. But there is no way that doesn’t open opportunities for strategically placed men and women to seize and exploit important social goods. These problems

8Ibid, p. 18-19 9Ibid, p. 19

derive from treating monopoly, and not dominance, as the central issue in distributive justice. » 10

Il est vrai que Rawls défend l’idée de l’universalité des biens premiers sur la base d’une protection de l’autonomie des gens, l’idée étant de leur garantir ce qui est nécessaire à l’élaboration et la mise sur pied d’un projet de vie. Par contre, ce faisant, il met une forte pression sur eux pour qu’ils construisent ces projets en fonction de ces biens premiers et de la façon dont ils sont redistribués. Il serait plutôt préférable, selon le communautarisme, que les gens les construisent selon leurs idées propres. Les liens entre le double statut de bien dominant et de bien premier de l’argent sont alors multiples. Il devient très aisé de comprendre pourquoi, malheureusement, tant de projets se font et se défont autour de questions financières.