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Chapitre IV. Le groupe de bioéthiciens : précisions empiriques, théoriques et

3) Une « bioéthique » à l’Université Laval ?

Les développements de la bioéthique à l’Université Laval peuvent difficilement être soumis à une étude formelle, puisqu’aucun département ou faculté ne chapeaute un programme en bioéthique offrant des diplômes ou des spécialisations. Néanmoins, il existe un diplôme d’études supérieures en éthique appliquée, de même que certains cours en bioéthique et en éthique médicale et bioéthique, offerts respectivement par les facultés de théologie et de philosophie. Notons par ailleurs que les bioéthiciens rencontrés à l’Université Laval sont philosophes ou théologiens et, par conséquent, sont interdisciplinaires à la fois en raison de leurs engagements pratiques et des exigences liées à leur fonction de chercheur et d’enseignant. Leur poste de professeur dans une faculté de théologie ou de philosophie les contraint forcément à diversifier leurs recherches et leurs enseignements en maintenant certains liens – variant en force en en forme – à leur discipline de rattachement. Les professeurs rencontrés avaient donc tendance à s’engager dans le champ de la pratique de la bioéthique, dans la forme de ses comités ou de ses groupes de consultation, tout en combinant d’autres activités plus fondamentales dans leur discipline de formation : « j’ai la théologie

pour m’offrir la pensée théorique », alors que la bioéthique, ayant une visée

fondamentalement pratique, sert comme technique de résolution de problèmes pour « les

questions » posées socialement (PCX).

La niche disciplinaire permet aux bioéthiciens interdisciplinaires d’entretenir un rapport plus étoffé à la question de ses origines et de son héritage philosophique – et de la théologie. Les participants rencontrés, issus pour certains de la première génération de bioéthiciens au Québec, étaient davantage préoccupés par la question des fondements de la discipline et de ses progrès. La concurrence autour de la définition de la lutte du champ et du droit d’entrée devant être acquitté par les nouveaux entrants semblait davantage importer au sein de ce groupe ayant connu l’éclatement du champ dans ses sous-spécialités dans les années 1990 et de la remise en question de la place première des théologiens et philosophes. Pour les first

movers140 du champ de la pratique de la bioéthique, la définition « juste » de la discipline se

140 Dans les termes de Bourdieu, selon qui les stratégies au sein du champ et les luttes pour la définition de la

lutte s’organisent autour de l’opposition entre dominants et dominés, en d’autres termes, les first movers – pour qui une marge d’initiative leur est laissée – et les challengers, voulant déformer le champ à leur image.

pose davantage en termes de retour à un idéal déjà atteint dans le passé, se dégradant actuellement par le « retour » du pouvoir des médecins :

Il y avait une forte dimension critique au début. Mais ma réaction ou ma lecture de l’histoire de la bioéthique et du travail des comités finalement, c’est de dire que la bioéthique s’est fait domestiquer par le monde du soin (PCX).

La bioéthique au départ se voulait une éthique de l’environnement, après elle est devenue une éthique médicale. J’avais fait une démonstration dans un congrès il y a plusieurs années que la bioéthique, elle s’était refermée, c’est-à-dire que tu regardes dans les revues médicales, la bioéthique c’est des docteurs qui se citent entre eux autres. Je n’appelle pas ça de la bioéthique. C’est de l’éthique médicale. Au départ, la bioéthique, c’était Stranger at the Bedside, à partir du moment où le stranger n’est plus là, je m’excuse, mais ne parlons pas de bioéthique. On a renoncé, c’est achalant entrevoir l’étranger. Quand je vois combien de médecins ont des diplômes en bioéthique, je me réjouis et en même temps je m’attriste, c’est un moyen de conserver le contrôle sur le champ (PCX).

Ainsi, si la bioéthique s’était ouverte au pertinent, peu importe son contenu, dans les années 1960 et 1970 de concert aux mouvements civils et sociaux, elle se serait ensuite repliée sur elle-même dans la routinisation de ses pratiques à l’hôpital et à l’université : « On est obligés

de repenser les schémas épistémologiques, et fatalement on est obligés de repenser la définition de la bioéthique extrêmement étroite qui s’est mise en place dans les années 70 »

(PCX). Rappelons que les théologiens et les philosophes revendiquent la fondation du champ de la bioéthique, la définition de sa lutte et de ses enjeux, de même que l’imposition de sa frontière en tant qu’espace de définition de la position des agents et du champ.

La bioéthique comme espace de pratique et d’engagement

Nous venons d’étudier des espaces de pratique et d’engagement des bioéthiciens au sein de la culture académique québécoise. Ces départements, unités ou comités offrent des cadres de pratiques à l’intérieur desquels les participants évoluent, se rencontrent et socialisent et, par là, agissent comme cadres normés des dynamiques de leur interdisciplinarité : ils s’engagent en bioéthique, considérée comme discipline seconde, à partir de leur expertise disciplinaire, ou encore ils sont formés et œuvrent dans le champ de la bioéthique, et deviennent « interdisciplinaires » par la formation et la spécialisation qu’ils ont reçues. Cette « individualité » reconnue aux participants et fondant l’échange est tirée de l’expertise disciplinaire ou de la spécialité de la formation. Il agit comme le cadre normé à l’intérieur

duquel les participants à la bioéthique tentent, par un échange rationnel d’arguments, de parvenir à un consensus sur le comment agir. Combinée à la croyance en l’individualité semblant agir hors du collectif, se retrouvent les quatre principes phares de la bioéthique (autonomie, justice, bienfaisance, non-malfaisance), qui sont en fait ce qui circule entre les membres du groupe, permettant de partager du commun tout en laissant une certaine liberté au chercheur en ouvrant la possibilité d’apporter les « sagesses » des différentes disciplines

en contexte.

Nous voyons donc que la bioéthique s’institutionnalise à l’université, voit ses pratiques créditées, tant qu’elle y est reconnue comme idéologie ouverte au pertinent et dont le contenu est toujours susceptible de changer au gré de la conjonction : la bioéthique se veut et se pense capable d’aller capter les ressources afin de résoudre l’inédit, sans aucun service vital – sauf peut-être l’éthique et la médecine, qui semblent être des lieux communs au sein de tous les départements. En d’autres termes, la bioéthique est « parasitaire », au sens où elle s’accroche de l’extérieur au problème, ne créant au passage aucune réelle coopération avec ses communautés d’idées, de sentiments et d’intérêts :

La bioéthique, quand je le dis en blague, c’est un domaine parasitaire : on arrive quand il y a des problèmes. On n’est pas des pompiers qui vont éteindre les feux, mais on est les gens qui sont capables de voir les problèmes, et qui arrivent avec des outils et avec une volonté d’aider les gens qui vivent des problèmes, de leur apporter des solutions, parce qu’il y a très peu d’instances où le rôle de bioéthicien est un rôle de décideur (PC8).

La bioéthique tente donc de faire une différence en apportant la vertu de sagacité, en érigeant ses bioéthiciens au titre de spécialistes de la pratique de l’aide pour a) dire ce qui en est de ce qui est et de ce qui est possible ; b) développer les mesures et les prises de décision en innovant et en justifiant leurs procédures, sans néanmoins former « des techniciens de la décision »141 ; c) former des individus capables de prendre la mesure d’impacts de problèmes advenus ou anticipés et ; d) développer une « sagesse » capable de replacer ces éléments dans une hiérarchie de ce qui est déterminant pour la résolution du problème et de la production

141 L’information est tirée du document portant sur l’historique de la discipline fourni par le directeur des

de connaissances sur le singulier, qui sont en fait les enjeux majeurs du champ bioéthique. L’appel à l’autorité d’une expertise issue de l’extérieur du champ de la pratique pour la résolution d’un problème témoigne également de la consolidation à l’université d’un nouveau mode de production des connaissances où la recherche en contexte d’application est de plus en plus valorisée socialement : avoir une personnalité dans le monde académique, créer du lien avec d’autres agents, exige de la part des chercheurs une sorte de soumission volontaire à l’injonction de publier, de valoriser certains objets et certaines manières de conduire la recherche « responsable », « interdisciplinaire », « création », et ainsi de suite. La bioéthique, en tant que champ relativement nouveau de la connaissance, témoigne donc elle aussi de cette « restructuration » de l’université.

* * *

Nous avons vu dans ce chapitre que les manières de s’engager dans le champ de la bioéthique sont liées à la structure du groupe au sein duquel les participants évoluent et l’histoire de l’unité ou du département auquel ils se rattachent. En ce sens, la question de l’engagement en bioéthique prend pour source la question des origines de la discipline, s’attestant a) dans la manière de narrer a posteriori l’histoire de la fondation et ainsi de délimiter l’autonomie d’un groupe – dans l’espoir de se distinguer des autres ; b) les objets d’étude socialement valorisés, si l’étude de la fondation de la discipline est pertinente, ou s’ils ne s’y intéressent pas dans l’espoir de découvrir autre chose ; et c) la vision de ce qu’est une « bonne » recherche en bioéthique et donc la manière de se positionner dans la hiérarchie de la prise de décision et de la connaissance pour la formulation de décisions accréditées. En d’autres termes, les disciplines et les sous-champs de la discipline construisent toujours des justifications à leur savoir dans l’intellectualisation de ses pratiques et de ses sentiments collectifs provenant de l’extérieur. Ces justifications permettent d’organiser la pratique en recourant aux « richesses » des différentes disciplines.

Pour l’instant, puisqu’on n’y voit que « l’ensemble flou », il peut être difficile de concevoir que la bioéthique a effectivement une « réalité objective » avec ses éléments propres lui permettant de se démarquer des autres modes de résolution de problèmes et des autres disciplines à l’université. Néanmoins, nous remarquons que les pratiques en bioéthique sont

diversifiées, n’ont pas seulement cours à l’université, et peuvent être identifiées ainsi a posteriori. Par exemple, faire une thèse en philosophie sur la question du consentement peut être présenté dans le fil de la narration comme étant « bioéthique » (PC6) : « c’est-à-dire que

ma maitrise et mon doc étaient en bioéthique, surtout mon doctorat » (PC4). Parler à des

journalistes et leur apporter la « sagesse » sur les débats sociaux entourant l’aide médicale à mourir est une activité en bioéthique (PC2, PC4, PC7, PC8). La nomenclature du bioéthicien et de la bioéthique ne semble donc pas toujours nécessiter une reconnaissance institutionnelle formelle – tel qu’il serait le cas pour les professions requérant l’appartenance à un ordre par exemple –, puisque les manières d’entrer en bioéthique sont variées, en raison de la structure du groupe et de son histoire, de même que de la porosité de ses frontières.

En revanche, lorsque nous étudions l’histoire de la discipline, nous voyons qu’il existe bien une manière d’être – et de ne pas être – bioéthicien exigeant du temps et l’entrée dans les lieux-dits de la bioéthique par l’apport de savoirs de leur formation pour la connaissance, et l’apport d’expertises de leur discipline pour la résolution concrète du problème. La bioéthique est un espace de pratique et d’engagement dans des lieux pour ceux qui sont autorisés à y participer. Ce sont les colloques, les curriculums d’enseignement, les consultations, les comités, bref, l’ensemble des relations interdisciplinaires se rattachant autour de symboles et de formules sanctionnées orientant et déterminant le champ bioéthique. Ces lieux de pratique professionnelle, académique et de diffusion des connaissances permettent tous à leur manière que la catégorie et le collectif de bioéthicien prennent corps. Nous allons donc maintenant dégager les principales manières de s’engager en bioéthique rencontrées chez les participants afin de saisir la forme, mais surtout les conditions dans lesquelles les pratiques « bioéthiques » se produisent et marquent leur place pour le collectif de bioéthiciens et pour le champ scientifique dans son ensemble. En répondant à la question du « comment devient-on bioéthicien ? », nous montrons que les manières de s’engager en bioéthique sont intimement liées au mode d’entrée dans le champ.

Chapitre V. Devenir et exister comme bioéthicien : aux contours