• Aucun résultat trouvé

Un moderne apatride à Boston : Sergeï Koussevitzky au Boston Symphony

Partie II : Trouver sa place dans le paysage musical américain

Chapitre 4 : Un rôle à jouer

5.3. Un moderne apatride à Boston : Sergeï Koussevitzky au Boston Symphony

« APPLAUDISSEZ ! Voici le Chef d’orchestre ! Il salue, marche jusqu’au pupitre, salue à nouveau et monte sur le podium. Maintenant il se tourne… d’un rapide coup d’œil il balaie la salle toute entière – du plafond au parquet. Sa seule présence ordonne l’attention. Tout le monde se calme. Nous ne réalisions pas quel bruissement, quel bavardage et quel murmure nous faisions tous. Désormais, avec le silence soudain, nous percevons la différence. Mais le Chef n’est pas complètement satisfait. Il regarde un groupe de personnes qui discutent toujours. Ils s’arrêtent comme si ses reproches étaient emplis de magie. Maintenant, le Chef se tourne et fait face à ses hommes. Tout d’un coup, il lève la petite et mince baguette qui se tenait à côté de sa partition sur le pupitre. Le vif et tranchant staccato de ses coups [sur le pupitre] gagne l’attention instantanée de ses hommes… il lève sa main droite.

Alors que nous entendons les premiers accords, nous sommes transportés dans un autre monde – un monde rendu magnifique par la musique. »37

Ces quelques lignes issues du premier programme de la cinquante et unième saison du Boston Symphony Orchestra dressent un portrait saisissant de Koussevitzky et témoignent de la mythologie qui s’est construite autour de lui au bout de sept années de direction de l’orchestre. On pourrait en utiliser certains passages pour rédiger une définition du charisme mais plus encore que la figure d’autorité, c’est l’énergie et la tension véhiculées par son arrivée et sa présence dans la salle que l’on perçoit par cette simple lecture. Il y a dans la direction de Koussevitzky quelque chose qui suspend le temps, rend l’instant unique et lorsque la musique s’arrête, « se réveillant de son sommeil musical, l’auditeur fait face à la réalité, qui prend une nouvelle forme, une

136

forme inhabituelle. »38 Cette expérience d’éveil de l’auditeur constitue pour le chef russe la « grande victoire » et donc l’objectif ultime de l’interprète ; la transcendance est ce que ce dernier doit rechercher dans l’exécution d’une œuvre. Koussevitzky admet par cette poétisation du rôle de musicien, préconisant de laisser parler la passion artistique, le caractère éminemment personnel de ses interprétations. C’est ce feu intérieur, ce bouillonnement musical au cœur du musicien qui ressort lorsqu’on entend Koussevitzky39 parler de son métier et de son rapport à l’art. C’est cet enseignement qu’a transmis le chef russe à ses élèves comme à l’ensemble des publics de ses concerts. Si l’on a pu assister, par articles interposés, à ses débuts berlinois loin d’être unanimes, son installation au poste de directeur musical du Boston Symphony Orchestra lui permet un épanouissement artistique total et reste aujourd’hui dans le souvenir comme la meilleure période de sa carrière et peut-être, comme certains l’affirment, de l’histoire de l’orchestre. Sa venue en Amérique a été minutieusement préparée par son passage dans le monde musical parisien du début des années 1920. Après avoir fui la politique de Lénine, Koussevitzky se fait construire un hôtel particulier à Paris qui est devenu, à la suite de la guerre, le centre musical européen. Ayant occupé sa première année parisienne à former et entraîner un orchestre, le chef russe se présente au public français dans une soirée russe salle Gaveau le 22 avril 1921 ; « la baguette vertigineuse, acrobatique presque, de M. Serge Koussewitsky [sic] » se fait alors source des « émerveillements »40 de ses nouveaux auditeurs. On lui reproche tout de même certains excès dans l’interprétation et si le spectacle est impressionnant, le même critique statue toutefois que ce type de direction sait « le mieux s’accorder avec les musiques les plus sommaires. » Un léger chauvinisme, semblant coutumier de la critique musicale française d’entre-deux-guerres, peine à se dissimuler dans cette dernière remarque, mais jouera probablement également un rôle dans la réception des « concerts symphoniques Koussevitzky » des années à venir. C’est le français Arthur Honegger (1892-1955) qui se trouve être le premier compositeur non-russe dont Koussevitzky obtient une création d’œuvre avec le poème symphonique Horace Victorieux (1921) ; son image de défenseur de la musique moderne ne tarde pas à lui permettre un rapprochement avec entre autres le Groupe des Six, mais aussi les compositeurs Maurice Ravel, Albert

38 Sergeï Koussevitzky, « Concerning Interpretation », traduit du russe par Nina Bechtereff, discours à Harvard, 20 juin 1929. Cité et reproduit en partie dans Tom Godell, Koussevitzky on Music, non publié (communiqué par l’auteur), 1997, p. 1.

39 Malgré le fait qu’il n’ait écrit que quelques articles, nous avons pu avoir accès à certains de ses discours.

Roussel et la pédagogue Nadia Boulanger, soit avec le tout Paris musical français. Les immersions de Koussevitzky dans le répertoire impressionniste français et notamment Debussy lors de sa période russe lui permettent de s’imposer progressivement comme interprète de ce répertoire et porte-parole de la modernité française. Stravinsky et Prokofiev étant également installés dans la capitale française à cette époque, le chef ne remet pas en question son mécénat de la musique moderne russe et permet la création dans ses concerts parisiens de l’Octet à vents (par le compositeur en 1923) et du Concerto pour piano (créé depuis le piano par le compositeur en 1924) du premier, ainsi que du Concerto pour violon (1923) et de la cantate Sept, ils sont sept (1924) du second. Parmi les compositeurs français, outre Honegger, dont la création du poème symphonique Pacific 231 prend place sous la direction de Koussevitzky en 1923, on retient surtout l’orchestration des Tableaux d’une Exposition (Moussorgsky), signée de la main de Maurice Ravel, commandée et crée par le chef russe en 1924. La véritable importance des trois saisons parisiennes des « concerts symphoniques Koussevitzky » réside dans le glissement progressif de la notoriété du musicien russe de son métier de contrebassiste vers sa fonction de chef d’orchestre ; l’écho retentissant des tournées européennes acclamées (notamment anglaises et italiennes) qu’il entreprend pendant ces mêmes années parvient jusqu’aux oreilles du juge Cabot, président des Trustees du Boston Symphony Orchestra et celui-ci, alors à la recherche du successeur de Pierre Monteux, reçoit le témoignage d’une correspondante à Paris ayant étudié pour lui le cas Koussevitzky. L’enthousiasme de cette « bostonienne, intimement associée à la scène musicale de Boston et plus particulièrement au Boston Symphony Orchestra »41, est tel que celle-ci semble oublier que, selon les mots d’un critique français dans sa revue de la dernière série de concerts du chef russe, « les musiciens modernes tant français qu’étrangers doivent beaucoup à M. Koussevitzky »42 et que cela risque de ne pas vraiment être du goût du public bostonien. Le choix d’un chef réputé pour son modernisme et ses interprétations parfois très personnelles des classiques ne paraît pas en effet être particulièrement évident pour un public historiquement aussi conservateur.

L’interprétation, création sonore de l’idée musicale intérieure du compositeur, est non seulement l’objet des réflexions de Koussevitzky pendant toute sa vie mais aussi un sujet privilégié lors de ses discours à vocation éducative, notamment lors de

41 Moses Smith, Koussevitzky, op. cit., p. 119.

138

conférences dans les universités. Art second n’atteignant pas le prestige artistique de l’acte de composition, son importance reste des plus hautes par sa mission de « création du contact entre l’auteur et le public. »43 Ce respect profond et cette estime suprême pour celui qui pose les notes sur le papier pourraient nous pousser à considérer Koussevitzky comme un chef conservateur ; cependant si le travail du compositeur est sacré, son exécution ne doit surtout pas rester figée. Copier la tradition interprétative sans l’adapter à la société et aux idées de son temps reviendrait pour le chef russe à « retarder la modernité de manière forcée et artificielle. »44 Ainsi, les tempi et les dynamiques mis en place chez Bach ou Beethoven doivent être en accord avec les préoccupations de l’homme contemporain afin que leurs œuvres puissent résonner avec la sensibilité du public de chaque époque. Cela implique pour le chef d’orchestre la conscience de la nécessité de se faire homme du monde, homme de la société et homme de son temps. Cette conception du rôle publique du chef semble difficile à considérer indépendamment des périodes de troubles historiques traversées par Koussevitzky et cette relation prend pleinement sens lorsque, à l’occasion d’un discours en pleine Seconde Guerre Mondiale, Koussevitzky, prêchant pour sa paroisse, affirme que « de tous les arts, la musique est le moyen [le plus] puissant contre le mal et la destruction. »45 On retrouve ici comme un écho de sa vision globale du métier de musicien : tantôt instrumentiste, éditeur, chef d’orchestre et éducateur, les différentes activités exercées durant la carrière de Koussevitzky l’ont toujours été avec en arrière- plan son utilité dans la société. Il y a dans sa profonde croyance que « les plus grands artistes sont aussi de grands hommes »46 l’idée très américaine que la fonction de l’artiste du XXe siècle est largement élargie et que celui-ci doit se donner les moyens de toucher un champ beaucoup plus vaste que les seuls cercles fermés de la vie artistique professionnelle. La mission d’éducation artistique du peuple, à laquelle Copland tente de répondre avec son ouvrage précédemment cité What to listen for in Music ?, est une des principales priorités de Koussevitzky et cela passe par le militantisme en faveur de la modernité. Les actions entreprises avec la maison d’édition, les croisières sur la Volga ou les « concerts symphoniques Koussevitzky » à Paris trouveront une suite logique dans l’exercice de son poste de chef d’orchestre du Boston Symphony Orchestra et ce dès sa première saison.

43 Sergeï Koussevitzky, « Concerning Interpretation », op. cit., p. 1. 44 Sergeï Koussevitzky, « Concerning Interpretation », op. cit., p. 1.

45 Sergeï Koussevitzky, « Music in Our Civilization », in New York Times, New-York, 17 janvier 1943. Cité et reproduit en partie dans Tom Godell, Koussevitzky on Music, op. cit., p. 4.

Le premier concert de la quarante-quatrième saison du Boston Symphony Orchestra, conclusion des interminables mois d’attente depuis l’annonce de la nomination à la baguette du phénomène russe, est l’occasion de deux créations américaines d’œuvres européennes. Comme à son habitude, le programme concocté par Koussevitzky retrace presque à lui seul une histoire de la musique européenne ; le concert du 10 octobre 1924 commence par la création américaine du Concerto en ré mineur pour orchestre et orgue de Vivaldi (RV 541), poursuit avec deux œuvres romantiques bien connues – Le Carnaval Romain de Berlioz, les Variations sur un thème de Haydn de Brahms – et conclut avec des pièces plus récentes de compositeurs dont il a assuré le mécénat : la création américaine de Pacific 231 d’Honegger et le Poème de l’extase de Scriabine. Il y a dans la construction de ce programme comme une annonce des intentions de Koussevitzky quant à l’utilisation de sa nouvelle position : la musique américaine brille par son absence et semble constituer, du point de vue du chef, la prochaine étape de l’histoire de la musique. Ayant progressivement assis et confirmé sa légitimité, le chef russe ne tarde pas à mettre à exécution sa stratégie de diffusion de la musique moderne américaine et le 20 février 1925, épaulé par Nadia Boulanger à l’orgue et le compositeur au piano, il présente au public bostonien pour la première fois la Symphonie pour orgue et orchestre d’Aaron Copland, créée un mois plus tôt par Walter Damrosch et le New York Symphony Orchestra. La réception, très dure avec les sonorités brutes et les rythmes inhabituels dont Copland fait usage, de ce « premier choc de modernisme américain administré à son public »47, n’est considérée par Koussevitzky que comme un premier et insignifiant obstacle à la réalisation de son grand œuvre. Copland écrit en juillet 1944, à l’occasion de la célébration de la fin de la vingtième saison de Koussevitzky à la tête du Boston Symphony Orchestra, un article pour le Musical Quarterly intitulé « Serge Koussevitzky et le compositeur américain »48. D’une subjectivité évidente, cette publication s’attarde non seulement à remercier le chef pour son activité mais surtout à décrire sa façon de procéder vis à vis de Copland comme de ses confrères. Il ne faut céder à l’illusion que le phénomène de développement de la musique moderne que nous étudions se restreigne à l’action de Koussevitzky ; comme le rappelle Copland, « d’autres chefs et d’autres orchestres ont présenté de nombreuses œuvres d’américains pendant la même période. »49 Le véritable objet de notre étude est

47 Hugo Leichtentritt, Serge Koussevitzky…, op. cit., p. 21.

48 Aaron Copland, « Serge Koussevitzky and the American Composer », in The Musical Quarterly, Volume 30, Numéro 3, New-York, juillet 1944, p. 255-269.

140

l’attitude du chef envers la modernité comme entité apatride ; l’engagement de Koussevitzky pour la musique américaine est une conséquence géographique de l’évolution de sa carrière. Cet engagement dans un pays dont la musique autochtone était presque totalement inconnue et certainement mésestimée en Europe dans les années 1920 a toutefois permis de donner à son action une dimension nouvelle, par l’absence de précédent historique dans la société musicale américaine. Selon Copland, le vrai problème de la musique moderne américaine jusqu’à l’arrivée du chef russe réside dans l’absence de considération du monde des interprètes pour ce répertoire. Cela peut être compris si l’on se souvient de la tendance du monde musical américain à systématiquement choisir des chefs d’origine européenne ; arrivant avec un répertoire musical historique comme moderne extrêmement riche, ces chefs ne trouvaient qu’un intérêt secondaire à se pencher sur la musique américaine. Leur manque de passion pour cette musique avait immanquablement un effet destructeur sur son interprétation comme sur sa réception et cela avait pour conséquence qu’une fois créée, une « nouvelle œuvre semblait perdre automatiquement toute l’attractivité qu’elle pouvait avoir après sa première audition. »50 On peut sentir dans cette vision des choses une pointe de chauvinisme, malhonnêteté intellectuelle immédiatement désamorcée par Copland qui établit clairement que si la musique américaine n’a pas connu son heure de gloire avant l’arrivée de Koussevitzky, la faute pouvait également être du côté des compositeurs, dont les créations pouvaient tout à fait être d’un intérêt mineur. Cependant, la musique américaine était si rarement entendue qu’une œuvre de valeur pouvait fort bien demeurer inconnue des décennies durant ; le reproche de Copland a finalement pour principale cible la tendance peu aventureuse et le manque de conviction vis à vis de la musique américaine des chefs d’orchestre et des interprètes en général au début du siècle. C’est donc la passion et la « foi inébranlable en la force créative musicale de [son] temps »51 de Koussevitzky qui a permis l’éclosion et la diffusion de ce répertoire car le chef russe possédait les capacités de mettre à exécution ses conceptions. En effet, la qualité et la précision du jeu du Boston Symphony Orchestra, « l’atmosphère spéciale qui entoure une première par Koussevitzky »52, son aptitude à captiver son auditoire et sa profonde compréhension de l’acte de composition ont non seulement permis aux œuvres des compositeurs de la génération de Copland d’être portées par un interprète de qualité mais aussi et surtout de bénéficier d’un changement d’attitude du public face à la

50 Aaron Copland, « Serge Koussevitzky... », op. cit., p. 256. 51 Aaron Copland, « Serge Koussevitzky... », op. cit., p. 257. 52 Aaron Copland, « Serge Koussevitzky... », op. cit., p. 256.

modernité. En 1944, en vingt ans de direction du Boston Symphony Orchestra, Koussevitzky a donné les premières auditions de soixante-six œuvres de compositeurs américains ; à ce nombre s’ajoute une grande quantité de créations d’œuvres étrangères, dont les prestigieux compositeurs sont des habitués de Koussevitzky53. À ce soutien d’ordre artistique et idéologique, Copland n’oublie pas d’ajouter la création, à la suite du décès de sa femme Natalie en 1942, de la Koussevitzky Music Foundation54, organisme d’aide financière aux compositeurs par l’intermédiaire de commandes d’œuvres, créées par la suite par le Boston Symphony Orchestra. Notons qu’après la mort de Koussevitzky en 1951, la fondation a perduré et des œuvres de compositeurs tels Gibert Amy, Iannis Xenakis ou Karlheinz Stockhausen ont vu le jour à la suite d’une commande. À l’époque de la rédaction de l’article, Copland affirme que plus de douze œuvres ont déjà été commandées et créées par Koussevitzky. Par ces différents moyens, l’action de Koussevitzky, déjà appliquée en Russie dans les années 1910 et à Paris au début des années 1920, a permis la diffusion de la musique américaine à une échelle sans précédent et l’unicité du cas de l’Amérique n’est pas simplement dû à cette absence de précédent historique, mais davantage à une concordance de temps que Copland évoque par la question rhétorique suivante : « cela peut-il être un pur hasard si les vingt années de direction du Dr. Koussevitzky – de 1924 à 1944 – ont coïncidé avec la période durant laquelle la littérature symphonique américaine a atteint sa maturité ? »55 Malgré cette assertion de Copland, sonnant comme la conclusion d’un âge d’or, Koussevitzky, par l’entremise de propos rapportés, semble considérer son travail comme la participation active à la construction d’un édifice qu’il sera impossible pour lui d’achever : « la composition américaine ne s’exprimera telle qu’elle est véritablement que lorsqu’elle sera donnée sous la baguette de chefs natifs américains. »56