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Aaron Copland : une vision de la modernité américaine

Partie II : Trouver sa place dans le paysage musical américain

Chapitre 3 : Quête et appropriation d’une esthétique américaine

3.2. Aaron Copland : une vision de la modernité américaine

Dans le sillage d’une des obligations du chef d’orchestre décrites par Dimitri Mitropoulos et évoquées plus haut, le compositeur Aaron Copland s’est toujours investi d’un devoir envers la musique de son temps. Natif de New-York et formé au Conservatoire Américain de Fontainebleau avec Nadia Boulanger entre 1920 et 1924, Copland noue des liens très puissants – à l’image de beaucoup de compositeurs et interprètes américains – avec la musique française et plus principalement celle de Gabriel Fauré qu’il surnomme « le Brahms français. »16 Parmi ses nombreuses rencontres parisiennes prestigieuses (Georges Auric, Albert Roussel, Darius Milhaud, Sergeï Prokofiev entre autres) c’est surtout celle du chef d’orchestre russe Sergeï Koussevitzky qui joue un rôle déterminant dans la suite de sa carrière. En effet, lors de leur rencontre dans les salons de Mademoiselle Boulanger au printemps 1923, Koussevitzky s’apprête à prendre la direction du Boston Symphony Orchestra quelques mois plus tard et a déjà pour objectif certain le développement de la création musicale locale. Ce leitmotiv de la carrière du chef-mécène russe (voir Chapitre 5.3.) requiert la

14 La poète Muriel Rukeyser, les compositeurs Virgil Thomson et Paul Bowles, l’homme politique Edwin Denby et le photographe Rudy Burckhardt sont cités dans l’entretien.

15 Leonard Bernstein, « An Interview with Vivian Perlis », op. cit., p. 23.

16 William W. Austin, « Aaron Copland », in Stanley Sadie éd., The New Grove : Twentieth-Century

présence dans son carnet d’adresses de compositeurs actifs, engagés en faveur de la modernité et dont le souci d’apporter sa pierre à l’édifice de la création d’un style national a fait ses preuves. Lorsque Aaron Copland lui fait entendre au piano de Mademoiselle Boulanger son Cortège Macabre (fraîchement composé à l’hiver 1922- 1923 comme partie du ballet Grohg), il vient combler ce manque chez Koussevitzky et celui-ci l’invite dès la fin de cette entrevue à faire créer une œuvre plus importante par le Boston Symphony Orchestra. L’engagement est tenu et la promesse concrétisée deux ans plus tard à un détail près : lorsque Copland prend place devant son piano aux côtés de Boulanger à l’orgue et Koussevitzky à la baguette pour présenter sa Symphony for Organ and Orchestra au public bostonien le 20 février 1925, l’œuvre a déjà été créée un mois plus tôt par le New-York Symphony sous la direction de Walter Damrosch17. Cette soirée scelle tout de même un partenariat prolifique de première importance dans le développement de la musique américaine et surtout dans le changement des habitudes d’écoute d’un des publics les plus solidement attachés à la tradition parmi les États- Unis. Le concert de février 1925 reste tout de même très important pour Copland qui, ayant fait jouer une de ses œuvres par un des plus grands orchestres américains, s’investit d’un nouveau rôle-double, suggéré par la proposition de Koussevitzky en 1923 : celui de compositeur national et chroniqueur de la création musicale contemporaine américaine. Ainsi, ce dernier champ d’activité devient une priorité et, notamment en tant que critique pour la revue Modern Music (publiée par la League of composers à New-York entre 1924 et 1946), il se fait porte-parole et parrain des « Jeunes hommes prometteurs de l’Amérique. »18

Il est fascinant de constater la posture arborée par Copland lorsqu’il prête sa plume à son activité de critique musical. En effet, dans un article paru dans le Modern Music de mars-avril 1926, il se fait observateur et juge des compositeurs de sa propre génération. Lui-même âgé seulement de vingt-six ans lors de la rédaction, il se détache pourtant de tout un groupe de compositeurs nés au début du XXe siècle et auxquels il prête des caractéristiques communes qui pourraient tout à fait correspondre à son profil. Dès les premières lignes, à l’aide d’évocations de compositeurs plus anciens (Liszt, Satie, Schönberg, Busoni et Casella), Copland s’inscrit dans une tradition assez récente de compositeurs qui doivent préparer et encourager les jeunes générations afin

17 Le concert a eu lieu le 11 janvier 1925 à l’Aeolian Hall de New-York avec les deux mêmes solistes qu’à Boston.

18 D’après le titre d’un article. Aaron Copland, « America’s Young Men of Promise », Modern Music, Volume 3, Numéro 3, New-York, mars-avril 1926, p. 13-20.

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d’empêcher la source du renouvellement de leur art de se tarir à la manière de ce qui se passe alors dans les pays européens nordiques. À partir de la même idée, il rappelle dans le journal de bord de ses années parisiennes que depuis la mort de leurs héros respectifs (Sibelius, Grieg et Nielsen), la Finlande, la Norvège et le Danemark ne sont pas même parvenus à écrire les premières lignes d’un nouveau chapitre de l’histoire musicale de leur nation. Véritable cauchemar de tout compositeur selon l’américain, qui serait horrifié que « [s]on propre travail engendr[e] de la stérilité chez [s]a progéniture. »19 Le problème est qu’en Amérique, personne ne prend en charge la nouvelle génération et la plupart des jeunes compositeurs américains doivent persister, continuer de travailler et d’écrire sans pour autant avoir de certitude d’entendre un jour leurs œuvres jouées devant un public. En remplissant ce vide, Copland est contraint de s’extraire du groupe qu’il décrit et, fort de ses quelques succès en Europe et plus récemment dans son pays natal, il s’investit lui-même d’une sorte d’autorité lui permettant de sélectionner les compositeurs dont la League of Composers et les lecteurs ont besoin d’entendre parler. Là où toute personne mal-intentionnée pourrait en profiter pour faire sa propre promotion ou du moins uniquement celle de ses pairs stylistiques, Copland conçoit une liste de dix-sept noms aux esthétiques très variées. Cette grande diversité des genres, toutefois tous orientés du côté de la musique sérieuse, est du point de vue de Copland essentielle dans un pays en quête de sa voix : « c’est un signe de bonne santé qu’en Amérique, nous ayons aussi nos radicaux en les personnes de George Antheil, Roger Sessions et Henry Cowell. »20 Aussi, s’il pose un regard plutôt sceptique sur les possibilités offertes par la musique de Henry Cowell – il va jusqu’à refuser la qualification de compositeur à ce dernier –, il juge certaines de ses inventions et innovations (comme les clusters ou la manipulation directe des cordes du piano au cours de ses récitals dans les années 1920) intéressantes et utiles par leur qualité d’exploration esthétique. À travers les portraits des différents compositeurs passant le test de l’oreille de Copland, on entrevoit s’esquisser la silhouette du compositeur américain, chez qui « quelque chose de la variété de la vie américaine et son effet sur les musiciens » lui permet d’éviter de devenir « l’habituel produit de conservatoire européen »21 qui ne saurait être capable d’exprimer sa propre voix sans paraphraser ses propres goûts musicaux. Copland repère cette vitalité inhérente à la nécessité intérieure de créer chez trois compositeurs alors pourtant auteurs de très peu de musique : Avery Caflin, Roy

19 Extrait reproduit dans Aaron Copland, Copland on music, Londres : André Deutsch, 1961, p. 138. 20 L’article est reproduit dans Aaron Copland, Copland on music, op. cit., 1961, p. 145.

Harris et Edmund Pendleton. Le peu d’exemples dont dispose Copland pour étayer son propos suggère que ces trois noms sont surtout cités pour mettre en exergue une caractéristique essentielle de la composition américaine : toute œuvre doit être le produit d’une puissante intériorité, le fruit de l’expérience du musicien autant que de l’être humain qui cherche à la composer. Cette force créatrice doit guider l’auteur et lui permettre de s’absoudre des influences qui lui ont permis de construire sa personnalité musicale. Il n’y a là, à première vue, pas grand-chose de spécifiquement américain : c’est là qu’interviennent la variété des genres et l’ouverture d’esprit à toutes les esthétiques que recommandent Copland. Ainsi, la somme de la grande diversité des expériences du jeune compositeur en quête d’identité musicale lui permettra d’exprimer, s’il s’arme des bagages théorique, formel et compositionnel adéquats, sa propre voix. Copland conclut son article sur une note optimiste, assumant et assurant son rôle de porte-parole de tous ces compositeurs durant la décennie à venir et annonce, de la même voix prophétique que Bernstein perçoit quelques années plus tard dans les Variations pour piano, que « le temps du compositeur américain négligé est terminé. »22

Le but de Copland dans son article de 1926 – le premier d’une série de quatre – pour Modern Music est autant de signer l’acte de naissance d’une nouvelle génération de compositeurs que de passer le message aux chefs d’orchestres, interprètes et autres programmateurs que l’heure est venue de propager cette nouvelle parole car désormais, le compositeur américain « est négligé seulement s’il demeure inconnu. »23 Il s’agit de permettre au public d’habituer son oreille à entendre de nouvelles choses, afin que toute l’animosité envers la musique moderne s’estompe ; Copland affirme que la seule raison pour laquelle les créations contemporaines reçoivent aux États-Unis un accueil souvent peu chaleureux est un manque d’éducation à l’écoute musicale. Aussi propose-t-il dans un ouvrage tiré d’une série de conférences What to listen for in Music24 un guide d’écoute destiné à familiariser le profane aux enjeux de l’écriture musicale grâce à un survol des notions de forme, mélodie, rythme, harmonie, timbre, ainsi que des réflexions sur « les fondamentaux de l’écoute musicale intelligente. »25 Copland défend dans la préface l’idée que dans un monde idéal, chacun pourrait écouter la musique avec une oreille de compositeur et qu’il est du devoir de ce dernier d’éduquer l’oreille novice, afin de servir la musique de son temps – et donc ses propres intérêts. Ainsi, une

22 Aaron Copland, Copland on music, op. cit., 1961, p. 151. 23 Aaron Copland, Copland on music, op. cit., 1961, p. 151.

24 Aaron Copland, What to listen for in Music, New-York : McGray Hill, 1939.

25 Préface de l’édition de 1939, reproduit dans Aaron Copland, What to listen for in Music, Londres : Penguin Books, 1999, p. xxix.

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fois ce travail effectué, l’auditeur ne doit plus simplement savoir différencier une musique d’une autre par son époque de composition, mais il doit aussi être capable de percevoir les points de rencontres entre les différents genres : entre une œuvre ancienne et une œuvre récente, il s’agit de trouver la « similarité de procédure claire qu’il serait incongru d’ignorer »26 et de craindre. En 1939, lorsque Copland écrit ces lignes, certains compositeurs ont déjà progressivement gagné du terrain et il attribue cette avancée à « la plus importante génération de compositeurs que l’Amérique ait jamais produit »27, celle des jeunes hommes prometteurs de 1926 et par conséquent la sienne. La véritable nouveauté est que désormais, certains noms sont volontiers associés à la notion de musique américaine. En effet, celui de Roy Harris « est déjà presque analogue avec “l’américanisme” en musique » ; sa musique est puissamment emprunte de sa forte personnalité et sa réussite réside en cela qu’elle est en capacité d’atteindre « une très large audience, probablement plus large que celle de n’importe quel autre américain. »28 Copland ne cache pas son approbation de la musique de Harris, au détriment de celle de compositeurs comme Howard Hanson ou Leo Sowerby qu’il apparente stylistiquement à la génération précédente et à des compositeurs comme Henry Hadley ou Arthur Shepherd. Ce qui est reproché à Hanson et Sowerby, c’est de reconduire une esthétique construite sur les clichés de la musique américaine : celle-ci doit choisir son héritage traditionnel et s’en inspirer au moyen de la réutilisation de thèmes populaires. Cela constitue pour Copland un retour en arrière qui, s’il satisfait un large public, freine l’évolution de son attitude d’écoute, le confortant dans une musique qu’il connaît, qui correspond à ses attentes et ne lui présentant aucune nouveauté. C’est une des raisons qui pousse l’auteur à décrire le public de la fin des années 1930 comme « apathique à la musique nouvelle comme un tout, montrant un manque d’intérêt envers les nouveaux hommes. »29 Ne pouvant s’arrêter sur cette conclusion défaitiste, Copland dresse ensuite le portrait de dix-sept nouveaux compositeurs, parmi lesquels David Diamond ou Marc Blitzstein, chez qui il perçoit des dispositions pouvant les mener à enrichir le répertoire américain moderne.

26 Préface de l’édition de 1939, reproduit dans Aaron Copland, What to listen for in Music, Londres : Penguin Books, 1999, p. xxxi.

27 Aaron Copland, « America’s Young Men : Ten Years Later », Modern Music, Volume 13, Numéro 4, New-York, mai 1936, p. 3-11, reproduit dans Aaron Copland, Copland on music, op. cit., 1961, p. 153.

28 Aaron Copland, Copland on music, op. cit., 1961, p. 154. 29 Aaron Copland, Copland on music, op. cit., 1961, p. 159.

3.3. Effets secondaires d’un parrainage prestigieux : légitimation d’un critique