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Volume I. Philosophie de la physique 15

5.5 Ordres causaux

5.5.3 Un mod`ele physique sans la notion de syst`eme

Le travail sur les ordres causaux fournit un exemple de mod`ele dans lequel il n’est pas n´ecessaire, et parfois mˆeme impossible, d’interpr´eter le cours des ´ev´enements comme s’il agissait de quelques syst`emes physiques entrant dans les laboratoires et en ressortant apr`es la mesure. Du point de vue des approches ind´ependantes du dispositif, une partie est d’abord d´efinie, non par un point dans l’espace ni par son alg`ebre d’observables associ´ee, mais par deux suites de symboles : une entr´ee et une sortie. Celle d’entr´ee est libre, ce qui signifie qu’au sein du mod`ele d´ecrivant cette partie, elle est al´eatoire. Alice et Bob ne peuvent ni pr´edire ni calculer leurs entr´ees. Dans le travail sur les ordres causaux, une partie est d´ecrite par un instrument quantique. En toute rigueur, cela n’est pas une n´ecessit´e : cette description ´emerge sous certaines conditions seulement. Ainsi, dire qu’un syst`eme entre dans le labora-toire et qu’il en ressort n’est pas un pr´erequis `a la construction d’un mod`ele physique. Cependant, les physiciens d´erogent souvent `a cette r`egle en formulant le mod`ele dans les termes de syst`emes physiques, par exemple “a party receives [a system] from the environment, and a physical system is returned to the environment” [22]. Certains repr´esentent mˆeme ces deux descriptions sur un seul dessin, dans lequel les

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Figure 5.2 – A party is fully defined by the input variable X and the output variable A linked by the mapE. The theory does not require any mention of a physical system S that is first received from the environment and then returned to it. Adopted with modifications from [22].

entr´ees et les sorties co-existent avec une transformation d’un syst`eme (Figure 5.2). Ce d´edoublement des pr´esuppos´es fondamentaux provoque trois cons´equences, toutes troublantes. Elles indiquent, `a notre avis, que la notion de syst`eme ne devrait pas faire partie des ingr´edients initiaux du mod`ele des ordres causaux ind´efinis.

Le premier probl`eme vient de la possibilit´e de reformuler la condition qu’un syst`eme entre dans le laboratoire, puis qu’il en ressort, comme l’exigence que chaque partie n’interagisse qu’une seule fois avec unenvironnement ou unmilieu phy-sique :

[Alice and Bob] both open their lab, let some physical system in, interact with it and send a physical system out, only once during each run of the experiment. [36]

L’environnement dont il s’agit est d´ecrit dans sa totalit´e par la matrice de processus. Il se trouve donc hors espace-temps et repr´esente un milieu ´etrange, atemporel et holiste. Il fournit  des syst`emes aux laboratoires locaux. L’´etranget´e de cet

environnementcr´ee donc un souci qu’il convient d’´elaborer.

Conform´ement `a l’ancien mode explicatif (section 5.4.2), un syst`eme est constitu´e `a travers sa s´eparation de l’environnement. Or, aucune s´eparation n’est possible d’un environnement  atemporel. S’il ´etait possible de diviser les degr´es de li-bert´e entre ceux qui sont pertinents au syst`eme en question et ceux qui ne le sont pas, les premiers auraient dˆu rester pertinents durant toute l’exp´erience, jusqu’`a ce que le syst`eme quitte le laboratoire. L’id´ee du maintien (συν´χoντ oς) d’une iden-tification est fondamentale : elle remonte au concept m´etaphysique de mettre en-semble (συν ´αγoντ oς) les degr´es de libert´e. Selon Num´enius (4b), elle est la clef de toute coh´esion (συγκρατ o“υντ oς) d’un concept s´epar´e des autres. L’id´ee d’un main-tien d´epend donc fondamentalement d’une temporalit´e. Si le syst`eme disparaˆıt, ou s’il est absorb´e `a l’int´erieur du laboratoire, il cesse de se maintenir et, par cons´equent, cesse d’exister.

Le maintien des degr´es de libert´e constitutifs du syst`eme ne peut s’effectuer que dans le temps du laboratoire. Toutefois, la fl`eche de cette temporalit´e locale, qui va de l’entr´ee `a la sortie, ne s’´etend pas `al’environnement. D´efini par la matrice de processus, ce dernier n’est pas dans le temps ; d’o`u l’impossibilit´e pour un tel milieu

de maintenir quelque chose. Cela explique le caract`ere purement m´etaphorique de l’emploi du termeenvironnement dans le mod`ele des ordres causaux ind´efinis. Il en va de mˆeme pour les ´enonc´es qui contiennent les mots entrer ousortir, en parlant dessyst`emes.

La deuxi`eme difficult´e est li´ees `a l’apparition des boucles causales. Il s’av`ere que le mod`ele autorise, sous certaines conditions, lessyst`emes`a entrer deux fois le mˆeme laboratoire. Or, en pratique cela n’arrive jamais. L’interpr´etation que l’on donne au mod`ele en termes de syst`emes paraˆıt donc hˆative.

Le troisi`eme probl`eme est davantage troublant. Comme tous les mod`eles ind´epend-ants de dispositif, celui des ordres causaux ind´efini est une boˆıte qui relie les entr´ees et les sorties. Les processus `a l’int´erieur de la boˆıte peuvent avoir diverses natures et origines. Cela inclut, dans le cas de violation de l’in´egalit´e causale, les processus causalement superpos´es `a deux parties, mais aussi les processus classiques multipartites [23].

Comme dans le cas de l’intrication quantique, les corr´elations causales forment un polytope [178, 179], inclus dans un ensemble plus large de corr´elations acausales. Il s’av`ere qu’avec trois parties, mais pas avec deux, il est possible d’atteindre des points en dehors du polytope classique, donc acausaux, en utilisant uniquement la th´eorie classique des probabilit´es [20]. Ce r´esultat math´ematique est ´etonnant et son interpr´etation n’est pas consensuelle [116, 19, 24]. Selon la nˆotre, il signifie que, mˆeme dans ce cadre classique, il existe des situations que l’on ne peut pas interpr´eter en termes de syst`emes qui entrent dans le laboratoire.

Cette nouvelle difficult´e, comme les deux pr´ec´edentes, plaide en faveur de l’id´ee que, dans le mod`ele des ordres causaux ind´efinis, l’emploi du terme syst`eme ne peut ˆetre que m´etaphorique. Un autre argument vient ´egalement en appui de cette conclusion. Si un syst`eme traverse un laboratoire, de l’entr´ee jusqu’`a la sortie, il doit ˆetre possible de dire son histoire en ´etablissant une liste d’´ev´enements engendr´es par ce syst`eme au cours de sa travers´ee. Mais, cela n’est pas toujours possible.

Le contre-exemple le plus connu provient du paradoxe du menteur quantique

(quantum liar paradox) [84] ; plus g´en´eralement, tout argument paradoxal li´e `a la posts´election produit le mˆeme effet [5]. Ce sujet n’est pas au centre de notre ´etude ; cependant, il illustre bien qu’une mesure future peut jouer un rˆole dans la d´etermination de l’histoire pass´ee d’un syst`eme. Dire qu’un syst`emeest pr´epar´e au d´ebut de l’exp´erienceest donc susceptible de causer quelques difficult´es th´eoriques et philosophiques.

Trois interpr´etations ´equivalentes sur le plan formel se d´egagent, en mettant en exergue des aspects physiques et conceptuels diff´erents :

a) Pour souligner l’aspect op´erationnel, on choisit comme concept fondamental un run de l’exp´erience, d´ecrit par une entr´ee et une sortie.

b) Pour mettre en valeur l’aspect pragmatique de construction d’une exp´erience, on d´efinit les parties ou les laboratoires locaux en pr´ecisant les entr´ees et les sorties, non les arrangements spatio-temporels des sources ou des instruments de mesure.

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c) Pour se rapprocher de l’heuristique du physicien, il est dit qu’un syst`eme entre dans le laboratoire et qu’il en ressort `a la fin de l’exp´erience.

Ces trois interpr´etations semblent compl´ementaires, mais elles ne n’ont pas le mˆeme degr´e de n´ecessit´e. Le point a permet de passer rapidement de l’exp´erience au for-malisme math´ematique. Il contient tout le n´ecessaire pour le calcul. Le point b peut ´egalement jouir d’une importance th´eorique, par exemple pour ´etablir un rapport avec la th´eorie de la relativit´e ou la gravit´e quantique [125]. Un syst`eme, mentionn´e dans c, ne trouve pas de place naturelle dans cette interpr´etation ; il n’est qu’un artefact suppl´ementaire. Or, il est tout de mˆeme souvent vrai que a et b soient coh´erents avec c. Dans ce cas, c fournit une heuristique utile pour comprendre la situation physique. Mais, cette coh´erence peut aussi ˆetre bris´ee. On ne peut alors qu’abandonner c, en laissant la th´eorie physique, construite selon a et b, sans la notion de syst`eme.

Perspectives

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A la fin du XXe si`ecle, le physicien Asher Peres critiquait vigoureusement l’in-terpr´etation relationnelle de la m´ecanique quantique, propos´ee par Carlo Rovelli [191]. Peres n’´etait pas d’accord avec l’id´ee d’universalit´e de l’observateur quantique. Se-lon cette conception, tout syst`eme peut ˆetre observateur pourvu qu’il existe une corr´elation entre ses degr´es de libert´e et ceux d’un autre syst`eme, qui est observ´e. Peres objecta : “The two electrons in the ground state of the helium atom are cor-related, but no one in his right mind would say that each electron ‘measures’ its partner” [174]. Cette controverse continue encore aujourd’hui. Tout syst`eme physique peut-il compter comme un observateur ? Sinon, quelles contraintes, et `a quel niveau, faudrait-il imposer ? Notre programme de recherche apporte une r´eponse `a ces ques-tions.

L’interrogation sur le concept d’observateur, r´esum´ee supra (section 5.1), de-vient riche et complexe d´ej`a pendant les vingt premi`eres ann´ees de l’existence de la m´ecanique quantique. Une position moderne, qui se d´egage vers la fin de cette p´eriode, emploie des outils math´ematiques allant au-del`a du formalisme standard des espaces de Hilbert (section 5.2). Aujourd’hui, le traitement op´erationnel de la th´eorie quantique suit les lignes d’une approche ind´ependante du dispositif (section 5.4). Ainsi, les ´el´ements fondamentaux de notre approche sont des suites de sym-boles appartenant `a des alphabets finis. Ils correspondent aux entr´ees et sorties d’une

boˆıte, dont la complexit´e est born´ee : cela est un ingr´edient crucial de la d´efinition d’observateur.

Nous consacrons ce bref expos´e des perspectives `a l’´elaboration des cons´equences — th´eoriques, exp´erimentales et philosophiques — de l’application au probl`eme d’ob-servateur d’une approche ind´ependante du dispositif. Le formalisme de la complexit´e de Kolmogorov, d´ej`a introduit plus haut (section 5.4.4), permet de formuler quelques premi`eres conjectures (section 6.1.1). Mais, il est aussi possible de traiter les suites de symboles par d’autres m´ethodes math´ematiques avanc´ees.

Si on les traite comme des ´el´ements d’un espace topologique discret, alors l’´etude du groupe fondamental d’un tel espace fournit des pistes `a l’exploration de la contex-tualit´e quantique (section 6.1.2).

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