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Un fonctionnement propice à la différenciation

1. L’Union européenne, espace ou territoire ?

1.1.2. Un fonctionnement propice à la différenciation

Le caractère protéiforme que nous avons révélé est accentué, à l’intérieur de l’UE, par le fonctionnement même de celle-ci, car elle permet des participations à la carte faisant émerger une multiplicité d’espaces. Que ce soit par la coopération, la conclusion d’accords ou la

17 Richard WILLIAMS, European Union spatial policy and planning, op. cit., p. 92.

18 Danièle LE BIHAN, « Espace communautaire ou territoire de l’Union Européenne ? », in Ali Aït ABDELMALEK (dir.), op. cit., p. 104.

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dérogation –toutes pouvant prendre différentes formes–, les Etats membres ne prennent pas tous part de la même manière à l’intégration européenne.

L’exemple le plus connu, et pour cause, de cette "géométrie variable" est sans doute l’espace Schengen. Les « accords de Schengen », d'abord conclus entre cinq Etats membres en 1985, ont été intégrés dans le cadre de l’Union Européenne par le traité d’Amsterdam en 1997, portant alors à neuf le nombre d’Etats faisant partie de l’espace Schengen. La Grèce, le Royaume Uni, l’Irlande, le Danemark, la Suède et la Finlande en sont alors exclus, de même que les départements et territoires d’outre-mer français, les îles des Caraïbes néerlandaises et les villes espagnoles de Ceuta et Melilla. En revanche, Monaco, Saint Marin et le Vatican ont été intégrés de facto progressivement, même s’ils ne sont pas visibles sur la carte (Annexe I).

Le cas de l’espace Schengen montre bien la complexité de l’application territoriale, d’autant plus qu’il concerne directement la circulation des personnes et le rapport à l’espace. En effet, dans l’espace européen d’aujourd’hui, 25 Etats font partie de l’espace Schengen, mais 3 d’entre eux ne sont pas membres de l’Union européenne19, tandis que 5 Etats membres n’en font toujours pas partie. Cela crée non seulement une impression de régimes spéciaux, mais aussi un morcellement de l’espace européen, même si la récente adhésion de la Suisse tend à atténuer ce phénomène. L’enjeu est de trouver un équilibre entre d’une part la continuité spatiale, qui permet l’achèvement d’un espace de liberté, de sécurité et de justice et favorise le bon fonctionnement du marché intérieur, d’autre part les particularités et intérêts nationaux, et enfin la participation différenciée, elle aussi nécessaire, parfois, à l’avancement du processus d’intégration.

De même, ce que l’on appelle la zone euro, le territoire douanier, l’espace de sécurité, de justice et de liberté ou encore l’espace européen de la recherche sont aussi des exemples, très différents les uns des autres, du dynamisme interne de l’Union, dans le temps et l’espace, puisqu’ils ne concernent pas tous ses Etats membres et peuvent évoluer au fil des adhésions et des accords. Au final, cela donne une représentation relativement illisible qui témoigne bien de l’enchevêtrement complexe des différents "espaces" de l'UE, que les géographes n’hésitent pas à nommer "territoires" (Annexe II) et auxquels s’ajoutent les éventuelles appartenances des Etats à des sous-ensembles macro-régionaux, comme le Conseil de l’Europe ou l’Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe.

Ce maillage montre bien le risque –ou la chance– qui se profile : celui des « croisements territoriaux ou fonctionnels multiples, [d’] une diversité d’institutions mais sans centre politique, sans orientation commune et sans but partagé »20, qui correspondrait au scénario du condominio de P. Schmitter. Ce type de configuration se caractérise, dans la typologie schmiterrienne, par des circonscriptions territoriale et fonctionnelle variables, contrairement à la confederatio, où c’est la première qui varie tandis que l’autre est fixe, et à l’Etat, stato ou federatio, qui connaît une double fixité. Le processus du condominio bien qu’étant le plus difficile à imaginer, verrait aboutir la situation suivante : « au lieu d’une Europe aux frontières

19 A l’heure où nous écrivons, l’UE a approuvé l’adhésion du Liechtenstein à l’espace Schengen mais les contrôles aux frontières n’ont pas encore disparu. Le Liechtenstein deviendra ainsi le 26e Etat de l’espace Schengen, portant à 4 le nombre d’Etats non membres.

20 Gérard MARCOU, « Union, fédération, région : quel(s) Etat(s) pour l’Europe ? », Cultures et Conflits, 38-39, 2000, p. 3.

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reconnues et contigües existeraient de nombreuses Europes. Au lieu d’une eurocratie accumulant autour d’un centre unique des tâches distinctes d’un point de vue organisationnel mais politiquement coordonnées, il y aurait des institutions régionales multiples, œuvrant de façon autonome à la résolution de problèmes communs et à la production de différents biens publics » 21. Ce caractère doublement variable propre au condominio et au processus d’intégration européenne masque en fait un élément primordial, à savoir « la dissociation croissante existant entre les attributions d’autorité, les circonscriptions territoriales et les compétences fonctionnelles »22, qui est à l’opposé du modèle étatique.

Cette tendance à la dilution et au décentrage qui semble s’accentuer aujourd’hui n’est pas nouvelle mais elle peut avoir été accélérée par le traité d’Amsterdam qui aurait ouvert la porte, selon G. Marcou, à « une évolution différenciée du processus d’intégration européenne en fonction des initiatives que prennent les Etats »23, notamment grâce au mécanisme de coopération renforcée qu’il a introduit.

Simplifié par les traités de Nice et de Lisbonne, le mécanisme actuel de coopération renforcée vise à « favoriser la réalisation des objectifs de l’Union, à préserver ses intérêts et à renforcer son processus d’intégration » (art. 20.1 TUE), dans le cadre des compétences non exclusives de l’UE et à condition que les objectifs de la coopération ne puissent « pas être atteints dans un délai raisonnable par l’Union dans son ensemble » (art. 20.2 TUE). C’est en quelque sorte le pendant positif de l’opting-out : au lieu d’écarter les Etats qui ne veulent pas participer (processus négatif), la coopération renforcée réunit uniquement les volontaires (processus positif). Alors qu'à la fin des années 90 elle était perçue comme une alternative au

"noyau dur" des parlementaires chrétiens-démocrates allemands24 et aux "cercles concentriques" de Balladur, ce n’est qu’en 2010 que la première a été lancée, par 14 Etats membres25. Le noyau dur ainsi formé par les Etats qui mettraient en œuvre, « au nom de l’Union et à l’aide de ses institutions, des solidarités renforcées »26, écrivait D. Bocquet en 1997, « [servirait] de catalyseur pour dynamiser l’ensemble et [représenterait] une sorte de levain fédéral de la pâte intergouvernementale »27. Plus que l’enchevêtrement et la multiplication des espaces fonctionnels, c’est la géométrie variable de l’intergouvernementalité qui poserait problème, et cela soulève la question du leadership et de l’Union politique. Le passage de l’intégration économique à l’intégration politique, contrairement à la théorie du spill-over, ne va pas de soi. Et même, cette intégration économique approfondie, mais incomplète, ne freine-t-elle pas l’émergence d’une Union politique ?

21 Philippe SCHMITTER, « Quelques alternatives pour le futur système politique européen et leurs implications pour les politiques publiques européennes », in Yves MENY et al., Politiques publiques en Europe, Paris, L’Harmattan, 1995, p. 37. matrimoniale. Il ne s’agit donc pas d’une coopération sur un domaine d’un enjeu majeur.

26 Dominique BOCQUET, « Comment ‘politiser l’Europe’ ? », in André BRIGOT (dir.), Les territoires de l’Union, Paris, Cahiers d’Etudes Stratégiques n° 19, 1997, p. 34.

27 Ibid.

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En réalité, ce ne sont pas seulement la souplesse et la flexibilité, rendues plus faciles encore par l’entrée en vigueur du Traité de Lisbonne, qui sont en cause, mais leurs conséquences sur l’application du droit dans l’espace de l’Union européenne. Au nom même du renforcement du processus d’intégration, une grande place est laissée à la différenciation et à l’hétérogénéité, dont les citoyens sont, au final, les destinataires indirects. Ces derniers n’étant pas tous soumis au même droit, du fait des différents espaces fonctionnels, l’on peut s’interroger sur l’appréhension de l’espace et de l’Union qui en résulte.

Jusqu’à présent, nous nous sommes efforcé de parler d’espace(s) de l’Union européenne, ou d’espace(s) communautaire, et non de territoire(s), bien que certains auteurs aient employé ce terme non seulement pour désigner l’ensemble des territoires des Etats membres, mais aussi les sous-ensembles fonctionnels que nous avons identifiés. Dans la logique de ce qui vient d’être exposé, on pourrait donc employer l’expression « territoire communautaire » comme équivalente à l’ensemble des territoires des Etats membres sur lequel s’applique le droit communautaire. Quelles sont les implications d’une telle dénomination ? Que signifie-t-elle véritablement ?

1.2. L’UE et le territoire national : implications juridiques et institutionnelles